Babel et la genèse des révolutions





La Tour de Babel

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Babel et la genèse des révolutions

Les courants révolutionnaires qui secouent, en ce moment, la Tunisie, l'Égypte et une partie du monde arabe nous amènent à nous intéresser à la genèse des révolutions. Or il semble que le mythe de Babel offre un certain nombre de points de repère ; ils font apparaître les différentes étapes, qui conduisent à la confusion et à la violence, puis à une possible explosion de la parole pour un renversement du pouvoir en place. Il suffira, pour le vérifier et le mettre en évidence, de reprendre une à une, et dans la position où elles se trouvent à l'intérieur du texte, les principales phrases du récit.

Babel

Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots.
Comme les hommes se déplaçaient à l'orient,
Ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent.
Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu".
La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier.
Ils dirent : "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour
Dont le sommet pénètre les cieux !
Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés par toute la terre !"

Or Yahvé descendit pour voir la ville
Et la tour que les hommes avaient bâties.
Et Yahvé dit : "Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue,
Et tel est le début de leurs entreprises !
Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux.
Allons ! Descendons ! Et là confondons leur langage
Pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres."
Yahvé les dispersa de là sur toute la terre
Et ils cessèrent de bâtir la ville.
Aussi la nomma-t-on Babel,
Car c'est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre
Et c'est là qu'il les dispersa sur toute la face de la terre.
(Bible de Jérusalem, Genèse XI - 1 à 9)

Enracinement dans la communauté

Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots.

La langue est comme une mère. En un sens, elle constitue la communauté et la prépare à engendrer la parole en chaque individu. Toute communauté est fondée sur un dialecte ou sur une langue commune. Et lorsque le mythe nous parle d'une même langue et des mêmes mots, il souligne avec force l'enracinement dans la communauté. C'est pourquoi lorsqu'on interdit certains dialectes, ce sont des communautés que l'on assassine, en détruisant leur capacité de fécondation des individus pour donner naissance à des paroles originales et irremplaçables.

La standardisation des comportements

Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu".

La communauté est du côté du même, comme l'indique son étymologie, qui attire l'attention sur ce qu'il y a de commun entre tous ses membres. Ici, la force de l'apprentissage est dans le mime ou l'imitation. Les enfants tendent à copier les comportements de leurs parents, à utiliser leurs mots et à hériter de leurs savoir-faire. Les recettes de cuisine passent d'une génération à l'autre et l'art de bâtir s'inscrit dans une parfaite continuité. Dans la vallée de Thônes en Haute-Savoie, les enfants construisaient eux-mêmes leur chalet et le recouvraient des mêmes tavaillons, faits de lamelles de bois, un peu comme les briques cuites au feu de la cité idéale de Babylone.

La toute-puissance du pouvoir et la confusion du religieux et du politique

Ils dirent : "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour
Dont le sommet pénètre les cieux !"

Ici la religion est transmise avec la langue et les dieux paraissent habiter avec les hommes. Souvent, mais pas toujours, ils sont engendrés par les hommes eux-mêmes et constituent des modèles symboliques à imiter. Auréolés de toute-puissance, ils développent l'envie des politiques, qui vont chercher à s'approprier le ciel. De la toute-puissance des dieux, on passe à la toute-puissance des hommes et si ceux-ci construisent des tours qui pénètrent les cieux, c'est pour s'assurer que la divinité en est absente et pouvoir prendre sa place. Ainsi la religion est instrumentalisée pour asseoir le pouvoir des princes au sein du peuple. Le politique se confond en partie au moins avec le religieux et cette confusion est basée sur un mensonge, qui va donner naissance à l'idolâtrie. Parfois, le religieux n'est pas explicitement nommé, mais il s'insinue tout de même dans le champ politique en sacralisant le pouvoir. Même dans le nazisme, le religieux était fortement présent grâce à la sacralisation de la race et de l'obéissance au chef providentiel.

La confusion de la communauté et de la société politique

Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés par toute la terre !

Il faut rester dans la chaleur de la communauté et la société politique n'est rien d'autre que la communauté elle-même. Comme celle-ci, elle va assurer une filiation commune à tous ses " enfants " en engendrant un nom commun. Nous sommes toujours dans la toute-puissance. Normalement, l'insistance est mise sur la transmission du nom qui nous relie à une origine. Ici, c'est la production de ce nom qui est mise en avant : elle signale indirectement l'ambition de s'approprier l'origine comme on cherche à s'approprier le ciel. Ainsi le nouveau nom va transcender tous les autres noms et, d'une certaine façon, la transcendance elle-même va trouver ici sa propre incarnation.

L'idéologie totalitaire et la force de la Sécurité

Et Yahvé dit : "Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue,
Et tel est le début de leurs entreprises ! .... "

Pour arriver à la formation d'un seul peuple, il convient d'inscrire dans la langue elle-même une idéologie commune, qui va donner à chacun l'illusion de penser et de parler. En fait ça parle et ça pense bien avant que les individus ne le fassent eux-mêmes. A travers les individus, c'est le pouvoir lui-même qui donne naissance à la parole et à la pensée et leur offre une orchestration inégalée. Ainsi sont muselées en douceur et de manière inconsciente toute pensée et toute parole personnelles. Toute différence tend à être détruite jusque dans la presse écrite ou parlée : journaux et périodiques offrent aux lecteurs les mêmes photos et les mêmes titres, télévisions et radios diffusent inlassablement les mêmes images et les mêmes discours.

A l'extérieur, la camisole est beaucoup plus apparente encore. La Sécurité devient toute-puissante. Elle est l'arme suprême du pouvoir.

La folie des grandeurs dans des projets insensés

Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux.

Finalement, le pouvoir est pris au piège de sa toute-puissance. Rien ne lui paraît " irréalisable ". Les grands projets qui appauvrissent le peuple et confortent la richesse des puissants fleurissent sur le territoire. Il est fait appel aux plus grands artistes, aux plus grands ingénieurs et aux plus grands architectes. Sans le vouloir, ils vont cacher la misère du pays et accroître de plus en plus les inégalités, en donnant toute la place à un libéralisme exacerbé qui attire les nouveaux riches.

Confusion et violence

" Allons ! Descendons ! Et là confondons leur langage
Pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres."

Parce que la véritable parole est absente, les pauvres n'existent plus aux yeux du pouvoir. Leurs besoins essentiels ne sont pas satisfaits : ils manquent de pain et sont obligés de rafistoler leurs maisons. Le plus souvent, c'est à eux d'assurer la propreté de leur quartier. Peu à peu ils se trouvent offensés dans leur dignité d'hommes et la situation devient intenable. L'idéologie commune finit par se fissurer, l'incompréhension se développe à tous les niveaux et il suffit d'une étincelle pour passer du désespoir à la violence. De plus en plus, ce sont les jeunes, plus instruits, qui prennent l'initiative de la protestation

L'explosion des différences

Yahvé les dispersa de là sur toute la terre.

Sous l'effet de la violence, la belle unité de façade explose et les différences apparaissent, comme si elles étaient dispersées sur toute la surface de la nation. Ce qui avait été comprimé par l'idéologie interne manifeste désormais son véritable visage. Devant tant d'anarchie, le pouvoir s'affole et la Sécurité réagit. Ce sont alors les blessures et la mort qui font leur apparition. Chacun est épouvanté par la menace d'un véritable champ de bataille. Alors, l'armée, chargée de maîtriser les affrontements guerriers, sort de sa réserve et s'impose comme un arbitre provisoire.

Espace libre pour la parole

Et ils cessèrent de bâtir la ville.

Maintenant, les commerçants baissent leurs rideaux, les usines se ferment et les chantiers s'arrêtent. Le pays tout entier reprend son souffle. C'est le temps de la pause, mais d'une pause relative. Pour arriver plus sûrement à ses fins, la violence prend l'arme de la parole. Rassurés les femmes et les enfants se mêlent à la fête jusqu'au jour où les tenants du régime entrent en scène pour revenir à la violence déstabilisatrice. En même temps, des trouble-fête, profitant de l'aubaine ou armés par on ne sait qui, cherchent à piller les appartements laissés vides par les émeutiers et à les détourner des manifestations. Une nouvelle fois, l'armée impose son arbitrage. C'est alors que la parole se répartit en deux camps, chacun surveillant l'autre : celui de la manifestation et celui de la négociation. Le pouvoir défend sa place et la foule mène le combat pour un changement de régime…

Arrivera-t-on à séparer le religieux du politique, la communauté de la société citoyenne, pour donner sa place au sujet concret, libre et responsable ? C'est là tout le problème… Il est encore des révolutions qui finissent par asservir davantage encore. Seul l'avenir le dira.

Etienne Duval, le 6 février 2011

 

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