Chahrazade, la parole qui guérit




Evocation de Chahrazade

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Le savoir caché des Mille et une nuits

La violence et l'invention d'une forme de psychanalyse


Ce texte est, pour une part, une reprise écourtée et remaniée de l'article "Chahrazade et l'invention d'une forme originale de psychanalyse", pour la journée de la femme, le 8 mars 2008.

Les contes des Mille et une nuits constituent un monument inépuisable de culture pour les populations arabes du Moyen Orient. Il semble même qu'un trésor que l'on n'attendait pas y soit caché. Bien avant Freud, au cours du Haut Moyen Âge, nous assistons à l'invention d'une forme de psychanalyse pour traiter les dérives de la violence.

Traumatisme et violence à répétition
Le roi Chahriyâr a été trompé par sa femme. Il ne s'en remet pas. Chaque nuit, il prend une fille du peuple pour dormir avec elle et la tue le lendemain matin. Les matrones se lamentent, tous vivent dans une inquiétude continuelle. Chez le Souverain, le lien qui unit le désir et la violence, soi et l'autre, s'est brusquement effondré sous l'effet du traumatisme. La durée ne trouve plus sa place : l'immédiateté s'impose dans l'assouvissement du désir sexuel et du désir de vengeance. Le roi est sorti du temps pour entrer dans la répétition : répétition des expériences amoureuses, répétition de la violence, en dehors de toute maîtrise.

L'entrée dans la gueule du loup
Il faut arrêter la machine meurtrière pour le bien du peuple et pour le bien du roi lui-même. Chahrazade, la fille du grand vizir, prend le risque insensé d'entrer dans la gueule du loup : elle demande le mariage royal. Devant sa ténacité, le père, habituellement chargé d'exécuter à l'aube les malheureuses partenaires d'une nuit, se fait entremetteur : d'abord étonné et sceptique, le souverain accepte avec joie la proposition. Que le grand vizir lui amène sa fille à la tombée de la nuit !

La femme thérapeute crée un espace entre elle et le roi en racontant des histoires
Profitant du temps qui lui est laissé, Chahrazade appelle sa sœur Dounyazade : elle lui confie son projet. Elle la fera appeler, en fin de nuit, dans la chambre royale : la jeune fille demandera à sa grande sœur de lui raconter des histoires.
L'heure venue, le père amène la nouvelle prétendante au palais. Invitée dans la chambre royale, elle pénètre dans le lit de sa Majesté. Mais, après les ébats réussis du couple, elle se met à pleurer. Surpris, le roi lui demande la raison de son chagrin : elle voudrait revoir sa petite sœur avant sa disparition. Aussitôt, un serviteur est envoyé pour ramener Dounyazade. La mission accomplie, la jeune sœur demande à la reine d'une nuit de lui raconter à nouveau les belles histoires, qui ont fait la joie des nombreuses soirées passées. Chahrazade commence le récit d'une grande aventure, mais sans se presser, car elle sait qu'elle doit jouer avec le temps ; elle voudrait le réintroduire dans la vie de son compagnon. Sa blessure ne peut pas guérir en un jour.

L'interruption de l'histoire pour susciter l'écoute du roi et son désir de connaître
L'aube arrive : le récit n'est pas achevé. Et pourtant Chahriyâr doit vaquer à ses occupations. La jeune sœur voudrait entendre la suite de l'histoire. Le roi aussi. Chahrazade promet de reprendre le récit à la fin de la nuit prochaine si son mari lui en laisse le temps. Qu'à cela ne tienne, il remet son exécution à plus tard. Cette interruption délibérée a pour fonction d'ouvrir l'oreille du souverain, qui ne s'écoute plus lui-même, et de susciter son désir de connaître. En face de la violence, il convient de réinvestir le désir, pour qu'il puisse jouer avec elle. Le désir de connaître (l'autre) est en effet la fine pointe du désir lui-même.

Interaction progressive entre la violence du souverain et les structures symboliques de l'homme
A la fin de chaque nuit, les histoires sont interrompues et l'exécution est sans cesse reportée. Il s'agit, en fait, de récits, qui contiennent, dans leur écrin, les fondements de l'homme. Le roi a toute la journée pour confronter sa violence insoumise aux structures symboliques de tout être humain. Dans ce jeu continu, qui se répète de jour en jour, la violence finit par retrouver sa place face au désir ; abandonnant son penchant meurtrier, elle devient peu à peu instance de séparation de l'autre et instaure le manque nécessaire à la vie du désir lui-même. Sollicité par les histoires qui se multiplient et retrouvant la durée que provoquent en lui les interruptions, le patient mène, à son insu, sa propre cure analytique. Jaillissant des récits symboliques, la Parole, comparable à celle des mythes et des grandes Écritures, ouvre le champ de sa conscience et le conduit peu à peu vers la guérison.

La naissance de l'autre
Au bout de mille et une nuits, l'autre prend la figure concrète des trois enfants qui sont nés dans l'intervalle. Le souverain les découvre et les reconnaît aussitôt. En même temps, Chahrazade, définitivement écartée du supplice, trouve sa place de reine à la Cour, et dans le cœur de celui qui a appris, pendant de si longs jours, à l'aimer tendrement. La cure est presque terminée. Après de multiples échanges interpersonnels, que le texte n'évoque pas, la parole individuelle du roi a fini par découvrir sa plus juste expression en disant le manque de l'autre, enfin reconnu, et donc le désir lui-même.

Le roi réintègre la société des hommes
Sans doute, le roi n'a-t-il pas cessé d'être présent à son royaume. Cependant, par son traumatisme et par ses meurtres successifs, il restait délié de la société des hommes. Il le sait maintenant. C'est pourquoi, marqué par la repentance pour ses dérives passées, il convoque le vizir, le remercie de lui avoir donné une épouse aussi exceptionnelle et le revêt d'un somptueux manteau. Il gratifie aussi de vêtements d'honneur tous les hauts personnages du royaume. Et aussitôt, une grande fête d'un mois est décrétée pour le peuple tout entier. Décorateurs, tambourins, joueurs de flûte, baladins, déploient leurs talents multiples et sont largement rémunérés sur les deniers personnels du souverain. Les pauvres eux-mêmes, bénéficiant de larges aumônes, sont aussi conviés à la fête.
Grâce à Chahrazade et à ses histoires, non seulement le roi mais aussi tous ses sujets ont trouvé maintenant la voie du salut, échappant ainsi aux terribles menaces d'une violence meurtrière et incontrôlée.

La restauration de l'image de la femme
Jusqu'ici, la femme apparaissait comme un être animé par la ruse et la tromperie, à l'image de la première épouse du roi. C'est aussi contre une telle conception que Chahrazade réagit. Transformée par sa confrontation aux " Écritures ", elle cherche à mettre en relief un autre visage de l'être féminin. Sous son regard et au fil de son expérience, la femme devient celle qui fait passer. Non seulement elle permet à son mari de mieux découvrir son être masculin, mais, grâce à la force de la Parole contenue dans les histoires qu'elle raconte, elle amène le roi à retrouver le sens de son humanité.


La Parole guérit parce qu'elle permet de renouer le lien de la fraternité
L'humanité ne signifie pas seulement être fils d'un père et d'une mère. Plus fondamentalement, elle consiste à être frère et sœur de tous les êtres humains, ce qui implique, en même temps, égalité et altérité. Je ne peux être frère ou sœur, et égal, que si je suis autre. C'est sans doute en permettant de rétablir ce lien paradoxal de la fraternité que la Parole a suscité la guérison du roi Chahriyâr.


Etienne Duval, le 13 mars 2008


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Françoise Dolto

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