Chahrazade et l'invention

d'une forme originale de psychanalyse

 

Le texte de Chahrazade contient une richesse insoupçonnée. Le lecteur y cherche d'agréables histoires ou même des récits tragiques. Tout à coup il se trouve en face d'un monument culturel, qui lui livre une vision du monde et de l'homme pleinement originale. Et phénomène plus essentiel encore, il aborde un problème qui nous hante aujourd'hui et qui est celui de la violence. La démarche qu'il propose alors est celle d'une véritable psychanalyse : elle doit amener chacun non pas à déraciner la violence mais au contraire à l'intégrer pour en faire le moteur de la parole.

La violence est sans doute un phénomène crucial pour notre temps, mais elle a toujours été le problème fondamental de l'homme à travers son angoisse face à la force de mort, qui le traque aux moments essentiels de son existence, et semble contrarier sa vie, alors qu'elle est faite pour la structurer. Freud a centré son effort sur le désir et en particulier sur le désir sexuel, laissant dans les marges cet autre problème essentiel qu'il a perçu mais qu'il n'a pas voulu affronter de face. Chacun pense qu'une démarche nouvelle est à inventer pour s'attaquer à l'angoisse fondamentale de l'homme, liée au problème de la violence elle-même. Or, nous découvrons tout à coup qu'un tel travail a déjà été fait, il y a presque un millénaire, par Chahrazade elle-même, dans Les mille et une nuits, avec une maîtrise déconcertante.

 

Illustration d'une des scènes des Mille et une nuits

http://www.cosmovisions.com/textMille.htm

 

Le texte

Le roi Chahriyâr ne cessa de prendre ainsi, chaque nuit, une fille parmi celles des marchands ou des hommes du peuple, pour dormir avec elle et la tuer le lendemain matin. Mais il se fit à la fin grand bruit par toute la ville de ces disparitions. Les matrones se lamentaient, les femmes, les pères, les mères, tous vivaient dans une inquiétude continuelle et ne tardèrent pas à appeler les pires maux sur la tête du roi, présentant leurs supplications au Créateur des cieux, demandant aide et protection à Celui qui entend la voix des affligés et répond à leurs prières.

Le vizir chargé de veiller à l'exécution des épouses du roi avait, on le sait deux filles : l'aînée avait nom Chahrazade, et la plus jeune Dounyazade. Chahrazade avait lu des livres et des écrits de toutes sortes, allant jusqu'à étudier les ouvrages des Sages et les traités de médecine…

Un jour, elle dit à son père : " Ô père, je voudrais te faire part de mes pensées secrètes. - Quelles sont-elles ? demanda la vizir. - Je désire que tu arranges mon mariage avec le roi Chahriyâr : ou bien je grandirai dans l'estime de mes semblables en les délivrant des péril qui les menace, ou bien je mourrai et périrai sans espoir de salut, partageant le sort de celles qui sont mortes et ont péri avant moi ".

Lorsque le vizir entendit les paroles de sa fille, il s'écria d'une voix courroucée : " Sotte que tu es, ne sais-tu pas que le roi Chahriyâr a juré de ne dormir qu'une seule nuit avec chacune de ses épouses pour la tuer le lendemain matin ? Tu veux que je te donne à lui ! Ignores-tu qu'après avoir passé une nuit avec toi, il m'ordonnera, dès le jour suivant, de te faire périr ? Et tu sais bien que je serai obligé de te tuer sans pouvoir m'opposer à ses ordres ! - Ô mon père, il faut absolument que tu me donnes à lui. Ma décision est irrévocable, mon choix est définitif ".

Le vizir son père, cette fois fort en colère, s'écria à la fin : " Celui qui ne sait pas s'adapter aux réalités du monde tombe immanquablement dans les dangers qu'il veut éviter…

Histoire de l'âne, du taureau et du laboureur…

Ayant terminé son récit, le vizir dit à sa fille : " Toi aussi, tu ne reviendras sur ta décision que lorsque j'aurai employé à ton endroit les mêmes moyens dont le marchand sut si bien user avec sa femme… - Par Dieu ! répondit-elle, je ne renoncerai pas pour cela à mon projet. Et ton histoire ne m'empêchera pas de réitérer ma demande, car si je voulais, je t'en conterais d'autres qui conduisent à des conclusions différentes. En fin de compte, je t'avertis que si tu ne te décides pas à me présenter au roi Chahriyâr de ton plein gré, j'irai le trouver en ton absence pour lui dire que tu as refusé de consentir à ce mariage par dédain pour sa personne et par crainte de donner à ton maître une fille aussi riche que moi… - Tu exiges donc que j'obéisse à tes injonctions ? conclut le vizir. - Oui ".

Ayant épuisé tous ses arguments pour la dissuader de son projet et lassé à la fin par tant d'entêtement, le ministre se rendit donc au palais. Il se fit introduire en présence du roi Chahriyâr, baisa la terre à ses pieds, présenta la requête de sa fille et annonça à son souverain son intention de lui offrir les faveurs de celle-ci pour le soir même. Le roi s'en étonna et dit : " Comment as-tu consenti à me céder ta fille ? Sache par Dieu ! par le prix de Celui qui a élevé le ciel au-dessus de la terre ! que demain, à peine le jour aura-t-il paru, je te donnerai l'ordre de la tuer… et que si tu refuses, je veillerai à ce que tu sois exécuté pareillement. - Ô sultan, notre maître, répondit le vizir, j'ai essayé de lui faire abandonner son projet en lui rapportant le sort qui l'attendait. Je l'ai avertie en termes clairs de son destin. Malgré cela, elle a maintenu sa décision : elle désire se trouver chez toi, cette nuit même ".

Ces mots eurent l'air de fort réjouir le roi. " Va lui préparer tout ce qui est convenable, ordonna-t-il au vizir, et amène-la-moi au début de la nuit. " Le vizir s'en alla porter la nouvelle à sa fille : " Que Dieu me garde, dans l'avenir, de regretter ton absence ! déclara-t-il en conclusion de toutes ses paroles ".

Chahrazade ressentit une très vive joie en apprenant la réussite de son projet. Elle fit ses préparatifs, disposa tout ce dont elle avait besoin pour ses noces ; puis elle s'en vint trouver sa sœur Dounyazade et lui dit : " Ma sœur, retiens bien les conseils que je vais te donner. Lorsque je serai chez le roi, il te fera demander. Tu viendras le trouver aussitôt, et lorsque tu constateras que nos ébats ont pris fin, tu me diras : " Ô ma sœur, si tu ne dors pas, raconte-moi une petite histoire ". Alors, je commencerai un récit… dont l'issue coïncidera avec ma délivrance et avec celle de toute la communauté ! Oui, entends-tu, c'est ainsi que je compte faire oublier au roi ses habitudes sinistres… " Dounyazade approuva ces paroles et promit de seconder les projets de son aînée.

La nuit arriva. Le vizir prit Chahrazade et l'emmena auprès du Grand Roi Chahriyâr. Celui-ci la fit entrer dans son lit et se livra avec elle à mille jeux. A la suite de quoi la belle enfant se prit à pleurer. " Pourquoi ces larmes ? s'étonna le roi. - J'ai une sœur cadette, expliqua Chahrazade, et je voudrais la faire venir ici pour lui faire mes adieux et recueillir les siens avant l'apparition de l'aube ".

Le roi envoya chercher la sœur cadette. Dounyazade arriva dans la chambre et s'étendit au pied du lit. Lorsque l'obscurité fut complète, elle ouvrit l'œil et attendit patiemment que le roi eût fini de mener son affaire avec sa sœur. A la fin, comme les deux conjoints reprenaient leurs esprits, elle se risqua à toussoter et murmura : " Ô ma sœur, si tu ne dors pas, raconte-moi une de tes belles histoires, de celles qui nous aidaient à passer nos veillées. Ensuite, dès avant l'aube, je te ferai mes adieux, car je ne sais trop ce que demain te réserve… ". Chahrazade demanda au roi : " Me permets-tu de lui raconter une histoire ? - Oui, fit le roi ". Chahrazade, toute à sa joie secrète, s'adressa alors à sa sœur : " Ecoute, lui dit-elle… "

Elle n'avait pas terminé son récit que le jour vint à paraître. Chahrazade se tut. Le roi, visiblement fort embarrassé, se demandait de quelle manière il devait s'y prendre pour connaître la fin de l'histoire. Lorsque Dounyazade aperçut la lumière de l'aube, elle s'écria : " Ô ma sœur, ton récit est beau et merveilleux ! - Ce que vous venez d'entendre, insinua alors la conteuse, n'est rien en comparaison de ce que je me propose de vous révéler la nuit prochaine… si je reste en vie et si le roi m'accorde un délai pour le raconter. Mon histoire comporte en effet nombre d'épisodes plus beaux et merveilleux encore que ceux que je vous ai régalés ". Alors le roi se dit en lui-même : " Par Dieu ! Je ne la tuerai que lorsque j'aurai entendu la suite. Me voilà bel et bien obligé de reporter sa condamnation au lendemain… ".

Enfin l'aube céda la place au jour, et le soleil brilla de tout son éclat. Le roi s'en alla régler les affaires de son royaume, soucieux qu'il était du bon gouvernement de ses sujets. Quant au père de Chahrazade, son vizir, il fut bien étonné de ce que son maître n'envoyât pas à la mort, sa nouvelle épousée, et ne laissa pas de s'en réjouir beaucoup. Chahriyâr, cependant vaquait à ses fonctions royales, décrétant de sa bouche tout ce qui lui semblait bon de décréter, ce qui le tint affairé jusqu'au soir. Il regagna alors son palais, se retira dans ses appartements et admit Chahrazade dans son lit. Au cœur de la nuit, la voix de sa sœur cadette se fit entendre à nouveau : " Par Dieu ! ô ma sœur, si tu ne dors pas, raconte-moi donc une de tes belles histoires, afin d'agrémenter notre veillée. - Oui, conte-nous vite la suite de ton récit d'hier, renchérit le roi. Qu'est-il donc arrivé à notre héros, je brûle de le savoir. - Volontiers, ô roi fortuné, répondit Chahrazade. Avec amour et respect je t'obéirai ".

Et elle continua de dérouler ainsi le fil de ses histoires, l'interrompant à la fin de chaque nuit et le reprenant au cours de la nuit suivante, toujours avec la permission du roi Chahriyâr… Et mille et une nuits s'écoulèrent.

La reine Chahrazade avait, pendant ce temps, donné le jour à trois enfants du sexe masculin. Lorsqu'elle fut rendue au terme de sa dernière histoire, elle se leva, se présenta à la face du roi, baisa le sol devant lui et dit : " Ô roi du temps, ô roi unique à son époque et en son siècle, sache que je suis ta servante et que, durant mille et une nuits, je t'ai rapporté tous les récits de ceux qui nous ont précédés sur cette terre, toutes les exhortations de ceux qui ont vécu avant nous. Puis-je après cela me prévaloir de quelque crédit auprès de ta seigneurie et te présenter un vœu auquel je souhaite que tu puisses répondre d'une manière favorable ? - Demande une grâce, elle te sera accordée, répondit le roi ". Alors elle appela les nourrices et les eunuques du palais et leur dit : " Amenez ici mes enfants ". Ils s'empressèrent d'aller les chercher. Or ces enfants étaient au nombre de trois, tous de sexe masculin. Le premier commençait à marcher, le second allait à quatre pattes, le troisième était encore à la mamelle. Lorsqu'ils furent devant elle, elle les prit tous les trois dans ses bras et les déposa devant le roi. Puis elle baisa la terre et dit : " Ô roi du temps, voici tes enfants. Je souhaite maintenant que tu m'accordes la grâce d'échapper à la mort que tu avais prévue pour moi, et cela, par égard pour eux. Car si tu me fais mourir, ils seront sans mère et ne trouveront aucune femme capable de les élever avec plus de tendresse que moi-même ".

A ces mots, le roi pleura et serra ses trois fils sur sa poitrine. " Ô Chahrazade, s'écria-t-il. Par Allah ! J'étais décidé à épargner ta vie avant même que tu me présentes ces enfants, car je t'ai vue chaste et pure, fidèle et pieuse. Que Dieu t'accorde ses bénédictions, qu'il les accorde aussi à ton père, à ta mère et à tous ceux de ton lignage et de ta race. Je prends Dieu à témoin que j'écarterai désormais de toi tout ce qui pourrait te nuire ". Elle lui baisa les mains et les pieds et s'écria, débordante de joie : " Que Dieu prolonge ta vie ! Qu'Il augmente la crainte et le respect que tu inspires à tes sujets ". L'allégresse se répandit partout, depuis le palais du roi jusqu'aux quartiers reculés de la ville. Oui, le souvenir de cette nuit-là fut unique dans la mémoire de tous ceux qui la vécurent…, nuit plus brillante même que le visage resplendissant du jour.

L'aube trouva le roi heureux et comblé par la fortune. Il fit venir tous ses soldats et accorda à son vizir, le père de Chahrazade, un somptueux manteau d'honneur dont la seule vue imposait à tous le respect. Puis il lui déclara : " Tu as bénéficié de la protection de Dieu lorsque tu m'as donné pour épouse ta fille aux nobles qualités. Elle a été la cause de ma repentance et m'a fait renoncer à mon habitude de tuer les filles de mes sujets. Je l'ai vue fidèle, pure, chaste, honnête, et Dieu m'a octroyé la faveur d'avoir de cette épouse trois enfants mâles. Qu'il soit loué pour cette grâce magnifique !

Puis il gratifia de vêtements d'honneur tous les grands personnages de son royaume sans exception, tous les vizirs, tous les émirs. Il ordonna d'orner la ville durant trente jours et de mettre à son compte les dépenses de tous les habitants au cours de ces réjouissances publiques, en ayant bien soin, pour cela, de ne faire tirer d'argent que sur son trésor personnel, de façon à épargner le moindre débours à ses sujets. On décora donc la ville d'une manière splendide, telle que jamais elle ne l'avait été dans le passé. On battit du tambour, on joua de la flûte. Les baladins les plus habiles donnèrent des représentations gratuites devant la foule et le roi les combla eux aussi de faveurs et de cadeaux. Il fit de larges aumônes aux pauvres et aux indigents, et sa générosité étendit ses bienfaits jusqu'au dernier des habitants de son royaume.

Ainsi vécurent-ils, lui et les siens, dans le bien-être, le plaisir, le bonheur et la gaîté… jusqu'à ce qu'ils fussent rejoints par celle qui efface toute jouissance et disperse les assemblées…

Loué soit Celui que le déroulement du temps ne peut anéantir, que les changements ne privent d'aucune qualité, qu'un état déterminé ne distrait d'aucun autre, Celui qui seul possède la perfection totale.

Que la bénédiction et le salut soient sur le premier en dignité parmi ses préposés, sur la meilleure de ses créatures, notre maître Mohammad, le Maître de l'humanité entière. Que par lui arrivent jusqu'à Dieu les prières que nous formulons en mettant bonne fin à ce récit. (Les mille et une nuits, édition établie par René R. Khawam, Phébus libretto)


Une blessure à l'origine


Blessure - Simone Stoll

http://www.documentsdartistes.org/artistes/stoll/horiz/repro10.html

 

Le roi Chahriyâr, un des héros principaux de cette histoire, est un homme blessé. Contre toute attente, il a été trompé par son épouse et n'arrive pas à se remettre de sa blessure. Celle-ci continue à le faire souffrir, jour et nuit, dans son travail et dans ses rêves. Aussi ne veut-il plus l'approcher de trop près pour ne pas renouveler son supplice. Son désir sexuel n'est pas détruit. Au contraire il le sollicite constamment. Chaque nuit, une femme lui est offerte. Mais il préfère ne pas voir son visage et, dès le petit jour, le grand vizir a pour mission de mettre fin à sa vie et d'empêcher ainsi une tromperie possible. Notre roi bégaie, il est voué à la répétition : sans le savoir, chaque jour, il fait subir à l'autre le meurtre (symbolique) que lui a infligé son ancienne épouse. Peut-être est-ce la figure de l'homme blessé que le texte veut ainsi dresser devant nous. Cette figure parcourt tous les textes mythiques, de l'Égypte à Israël, de la Mésopotamie à la Grèce.

 

Une violence meurtrière qui révèle un manque non intégré



Violence meurtrière masculine

http://veganrevolution.free.fr/articles3/chasse.html

 

Le roi blessé est renvoyé à son manque. Il manque de cette femme qu'il a aimée et qui a trahi son amour. Elle tient tant de place dans sa tête et dans son existence quotidienne, qu'elle marque de ses traits le visage de toute autre femme. La femme, pense-t-il, est née dans la tromperie et le mensonge. C'est pourquoi elle fait de son manque, attaché à une contradiction qu'il ne peut dépasser, un supplice auquel il tente en vain d'échapper. Il ne veut pas du manque et pourtant, malgré lui, il ne peut manquer du manque. C'est que le manque est lié au désir et qu'il n'existe pas de désir sans manque. Il croit que la femme a créé le manque alors que c'est le manque qui a créé l'homme. Il existe un très beau mythe scandinave sur le manque. Le loup Fenrir est né d'une union ensorcelée. Il grandit au milieu des dieux, comme dans son milieu naturel. Mais, dès ses premières années, ses compagnons prennent peur, voyant se développer chez lui, une violence meurtrière. Ils décident alors de l'attacher, simulant un jeu pour ne pas susciter une opposition trop vive de l'animal. Leurs essais restent vains, car le molosse a beau jeu de faire sauter les liens qui voudraient l'enfermer. Mais, en sollicitant des forces occultes, les dieux réussissent à rendre incassables les fils très fins qui vont lier la bête. En fait, malgré les promesses de ses amis de jeu, la bête qui a l'instinct du danger, demande à un dieu de mettre sa main dans sa bouche. Le dieu Tyr, maître de la justice, s'exécute, sentant que son destin dépasse sa propre personne. Or lorsque le fil est bien enroulé autour de l'animal, celui-ci se sent incapable de le faire sauter. Alors, sans hésiter, il tranche la main du dieu, qui devient manchot.

Il est possible de voir dans ce mythe une représentation de la création de l'homme. Le manque est à l'origine ; il est constitutif de l'homme. Or ce manque porte la marque de la violence meurtrière, présente chez Fenrir. Dans son histoire, l'homme ne peut devenir un homme véritable qu'en intégrant, à travers son manque, la violence fondatrice qui le constitue. Chez le roi Chariyâr, comme chez tout homme meurtrier, la violence qui se déchaîne n'est rien d'autre que l'expression d'un refoulement ou d'un rejet du manque, qui contient la violence fondamentale de l'homme. La violence que je refuse finit par me détruire et détruire mon entourage.

 

L'invention d'une forme originale de psychanalyse


Ingres - Oedipe et la psychanalyse

http://fdrouin.free.fr/wordpress/index.php?cat=3

 

Chahrazade a lu beaucoup d'écrits anciens, phénomène étonnant pour une femme de cette époque. Le texte veut souligner qu'elle est familiarisée avec les " Écritures ", ces textes qui font apparaître les structures symboliques de l'homme. Bien plus, comme Avicenne lui-même, elle ne dissocie pas les ouvrages des Sages et les traités de médecine. La santé du corps comme la santé de l'esprit est soumise au même respect des structures fondamentales de l'homme. Inconsciemment déjà, elle sait que les Écritures sont la matrice de la parole, qui associe le corps et l'esprit. Elle sait à l'avance qu'elle en aura besoin dans le traitement qu'elle veut imposer au roi.

C'est donc à la violence et au manque qu'elle va s'affronter chez le roi Chariyâr. Sans doute ne les dissocie-t-elle pas du désir ; elle envisage en effet un mariage, qui suppose la mise en place de relations affectives durables, et non la jouissance éphémère d'une nuit sans lendemain. Mais, pour elle, le problème de la violence (meurtrière) reste premier, comme il l'est sans doute pour l'humanité de tous les temps.

Par ailleurs, elle lie la guérison du roi au salut des hommes et des femmes du royaume. L'humanité dans son ensemble est elle-même concernée, à tel point que la réconciliation d'un homme avec son manque et avec soi-même conduit à une réconciliation avec tous les hommes. Mais la réussite finale dépend de la reconnaissance du lien fondateur et structurel qui unit le soi à l'Autre, que celui-ci soit nommé ou simplement accepté comme un horizon du possible.


Passer de la violence à la parole grâce à un surcroît d'intelligence





L'Esprit

http://www.inthenursery.com/lesprit.html

 

Le présupposé de base que l'histoire va révéler est qu'il existe un lien essentiel entre la violence présente dans le manque et la parole elle-même. Disons plus simplement que la parole s'enracine dans la violence : elle ne semble être rien d'autre que de la violence symbolisée. C'est pourquoi son rôle va consister à dire le manque de l'autre. Dans le dialogue que suppose la parole, chacun dit son manque à l'autre, à tel point que la conjugaison des deux manques peut finalement conduire à une parole d'alliance.

Dans l'histoire qui nous intéresse, le propos de Chahrazade va consister à faire passer le roi de la violence à la parole. La cure qu'elle propose se confond avec l'invention de la parole elle-même. En fait la violence ne se laisse pas si facilement manipuler si bien que Chahrazade sera obligée de faire preuve d'un surcroît d'intelligence, en utilisant le détour de sa sœur Dounayzade, qui va pénétrer dans la chambre royale.

 

Chahrazade, " psychanalyste ", en mesure d'affronter la mort



La mort Saint Innocent (anonyme)

http://www.educnet.education.fr/louvre/mort/

 

Chahrazade se trouve en face de deux personnages principaux : le roi et son père, le grand vizir. Le roi est dans une folie meurtrière. De son côté, le grand vizir prend le parti de la raison, qui semble avoir pour objectif de s'adapter aux situations pour échapper à la mort. Chahrazade, de son côté, se positionne au-delà de la raison sans pour autant la renier : elle veut aider l'autre à dépasser sa peur de la mort, qui l'enferme dans la folie. C'est pourquoi notre "psychanalyste" doit être à même d'affronter la force de mort, pour aider le roi à faire son passage. Personne ne peut s'improviser passeur à la manière de Chahrazade, s'il n'a fait lui-même son passage.

 



Introduire le temps pour guérir la blessure




Le temps

http://www.harvardthermal.com/sitemap.htm

 

Chahrazade a un plan qui s'étale dans le temps. Le roi Chahriyâr vit en dehors du temps : il est tout entier dans l'immédiateté. Sa plaie ne peut cicatriser, car, à chaque rencontre féminine, la peur et l'angoisse la sollicitent pour qu'elle ne se referme pas. Sa blessure entretenue n'est rien d'autre que l'expression de sa peur de mourir, de l'entêtement qu'il met à éviter le traumatisme initial, qui a failli le réduire à néant. Tout cela, Chahrazade l'a compris et elle sait que la guérison de la blessure et la cicatrisation de la plaie ont besoin du rythme du temps ; il faut, à tout prix, que le roi passe de l'obsession de l'immédiateté au déroulement plus tranquille de la durée. Pour atteindre ce but, elle a une clef : c'est sa sœur Dounyazade, sorte de double, qui va pousser la porte de la chambre intime, pour s'interposer entre elle et le roi, et donner le souffle du temps à leur rencontre en danger.

 

L'Écriture instituée comme tiers et matrice de la parole



Ecriture hiéroglyphique

http://classes.bnf.fr/dossiecr/in-hiero.htm

 

Au petit matin, avant même que le jour ne pointe, Dounyazade vient rendre une dernière visite à sa sœur promise à une mort prochaine. Mais ce n'est là qu'un subterfuge. En ouvrant la porte de la chambre intime, elle pousse la porte de la mort, comme si celle-ci était une vieille connaissance et une amie de longue date. Sans alerter le roi, elle la détourne de sa sœur et la fait entrer dans les histoires qu'elle demande à Chahrazade de lui raconter. Ces histoires sont l'Écriture d'un peuple et de l'humanité tout entière, dans la mesure où elles recèlent les grands symboles qui doivent structurer la vie de l'homme. Et parmi ces grands symboles, la violence, le manque et la force de mort sont à leur juste place pour pouvoir donner naissance à la Parole. Dounyazade commence à jouer un rôle, mais ce rôle est provisoire. Sa mission consiste à faire passer l'Écriture et à l'instituer comme le seul et véritable tiers. C'est elle, qui, à travers le récit, s'interpose entre Chahrazade et le roi, comme la matrice d'une parole prochaine.

 

S'appuyer sur le désir de connaître comme fondement de tout désir



Giffie - Le chemin de la connaissance

http://giffie.free.fr/site/Pages/G9.html

 

Chahrazade part du désir du roi, même si ce désir est perverti par la peur de mourir. Mais grâce au récit, elle le déplace pour le resituer dans sa juste position. Du désir possessif et éphémère de l'autre elle fait passer son partenaire au désir de connaître. L'amour ne doit pas conduire à s'approprier l'autre mais à le connaître et à le reconnaître. Au treizième siècle, Thomas d'Aquin considérait la vision de Dieu, comme la fine pointe de l'Amour et de la béatitude. Dans cette perspective, le désir de connaître apparaissait comme le fondement de tout désir.

Malgré lui, le roi suit le récit pas à pas, stimulé par le désir d'en savoir plus et de connaître la suite. Il est obligé de se plier aux étapes de l'histoire et d'inscrire son désir dans le temps. Une distance commence à s'installer, là où s'imposait jusqu'ici l'immédiateté.

 

Interrompre le récit pour que l'individu écoute

sa propre violence et son propre manque



Interruption

http://pc.gamespy.com/articles/667/667884p1.html

 

Finalement le jour se lève et l'histoire n'est pas finie. Elle sera plus belle encore, la nuit prochaine, si le roi consent à remettre en cause ses projets meurtriers. Déjà son désir de connaître est plus fort que son désir de mort. Il est prêt à jouer le jeu pour en savoir davantage.

Mais ici, l'interruption fait partie de la cure. Elle est là non seulement pour susciter l'intérêt de l'auditeur. Elle vise surtout à ouvrir son oreille intérieure pour qu'il puisse écouter sa propre violence et son propre manque. Un jeu s'installe entre le récit et sa situation concrète, jeu stimulé par l'écho qui va de l'une à l'autre. Les deux sont mis en perspective et les errements du roi vont finir par apparaître au grand jour. Ce qu'il rejette et refoule agit dans le récit comme une force constructive. La violence du manque se présente finalement comme un atout de premier plan dans la vie du roi.

 

Le passage à la parole qui dit le manque de l'autre et des autres



Mathieu Lesecq - Parler

http://www.mathieulesecq.com/galerie1.htm

 

Au bout de mille et une nuits, Chahrazade a achevé son récit. Elle a eu le temps d'engendrer trois enfants : le premier commence à marcher, le second se traîne à quatre pattes et le dernier est encore à la mamelle de sa nourrice, soulignant ainsi les étapes du temps. Ce faisant, elle a remis le roi dans la dynamique de la filiation.

N'ayant plus d'histoire à raconter, elle passe maintenant à la parole et commence par une bénédiction : " Ô roi unique à son époque et en son siècle, sache que je suis ta servante… " Elle institue ainsi Chariyâr comme un partenaire pleinement crédible. Ses trois enfants lui sont amenés. Ils manquent d'un père : elle les présente au roi. Ils vont aussi manquer d'une mère si elle ne peut échapper à la mort prévue. En disant le manque des enfants, elle dit aussi son propre manque et implore la grâce royale.

Le roi, de son côté, entraîné dans la parole par sa propre femme, exprime aussi son manque à travers ses pleurs et adopte aussitôt ses trois fils en les serrant dans ses bras. Déjà, il a décidé d'épargner la vie de la reine car il a fait l'expérience d'une femme chaste et pure, fidèle et pieuse, qui lui manquerait à jamais si elle venait à disparaître. C'est pourquoi, dès maintenant, il s'engage à écarter tout ce qui pourrait lui nuire. En traversant la mort, grâce au récit alimenté par l'Écriture, il a pu intégrer la violence fondatrice en assumant son manque, qui, par le biais de la parole, va faire vivre désormais le désir de connaître l'autre. Chahrazade a non seulement remis son mari dans la dynamique de la filiation biologique : elle l'a réintégré, dans la filiation culturelle, c'est-à-dire dans la filiation de la parole.

 

La réintégration dans la communauté et la société

par la reconnaissance de l'autre



Maurille Prévost

http://www.galerie-du-chateau.fr/PHOTOS/PREVOST/IMG0000.HTM

 

En disant le manque, la parole est, en même temps, reconnaissance de l'autre. C'est parce que je manque de l'autre que je le reconnais, comme si cet autre faisait aussi partie de moi-même. C'est bien de cela dont il s'agit en effet. Je ne puis être moi-même sans l'autre : l'autre me manque fondamentalement et en le disant je le reconnais. Mais l'autre n'est pas seulement la femme ou l'homme, qui sont engagés dans une relation conjugale. Ce sont aussi tous ceux qui composent la communauté et la société dans lesquelles je suis impliqué. Si le roi veut aller jusqu'au bout de la guérison, il importe aussi qu'il soit réintégré dans cette communauté et cette société, qui vivaient dans l'angoisse de la mort, par crainte de la disparition d'un être cher. " Mais il se fit un grand bruit par toute la ville de ces disparitions. Les matrones se lamentaient, les femmes, les pères, les mères, tous vivaient dans une inquiétude continuelle et ne tardèrent pas à appeler les pires maux sur la tête du roi, présentant leurs supplications au Créateur des cieux, demandant aide et protection à Celui qui entend la voix des affligés et répond à leurs prières. "

Aussi la parole doit-elle continuer son œuvre, passant du cercle intime à un entourage plus large, en disant le manque de l'autre, qui est aussi la marque de la reconnaissance. Elle finit par se concrétiser dans des gestes symboliques. Le grand vizir, père de Chahrazade, reçoit "un somptueux manteau d'honneur dont la seule vue impose(ait) à tous le respect ". La fille, qu'il lui a donnée, " a été la cause de sa repentance et l'a fait renoncer à son habitude de tuer les filles de ses sujets ". Les autres grands personnages du royaume sont aussi gratifiés de vêtements d'honneur. Finalement tous les citoyens sont conviés aux réjouissances publiques aux frais de sa Majesté : le manque vient ainsi affecter son trésor personnel pour faire une place à chacun jusqu'au dernier des habitants du royaume. De leur côté, les plus pauvres et les indigents sont comblés de larges aumônes, comme s'ils étaient ceux qui manquent le plus au roi et avaient le plus grand poids pour provoquer l'ouverture de son cœur. Il comprend maintenant sans peine que seul le manque peut faire vivre l'amour. La guérison pourtant n'est pas encore totale : il manque le plus important.

 

La liaison entre soi et l'Autre comme structure fondamentale



La création de Michel Ange

http://fdrouin.free.fr/wordpress/index.php?m=200502

 

Il faut en effet que la structure fondamentale, qui ouvre l'homme sur l'infini soit bien mise en place. Cette structure, c'est le lien intime qui relie le soi à l'Autre, comme horizon de toute altérité. Le roi vient de comprendre que le manque de l'Autre est la marque distinctive de l'homme. C'est pourquoi, après avoir évoqué la mort, il se tourne vers " Celui que le déroulement du temps ne peut anéantir, que les changements ne privent d'aucune qualité, qu'un état déterminé ne distrait d'aucun autre, Celui qui seul possède la perfection totale ".

 

Schéma de la cure analytique proposée par Chahrazade
pour traiter la violence

 

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LA PAROLE, QUI PERMET DE DÉPASSER LA PEUR DE LA MORT, EN DISANT LE MANQUE DE L'AUTRE
- Fondamentalement parler, c'est dire le manque de l'autre


1

BLESSURE A L'ORIGINE
- Elle entraîne le rejet du manque

 

 

 

7

LE RÉCIT EST INTERROMPU POUR QUE LE ROI ÉCOUTE SON PROPRE MANQUE ET SA PROPRE VIOLENCE


2

LE REJET DU MANQUE DONNE NAISSANCE A UNE VIOLENCE MEURTRIÈRE
- Cette violence affecte les femmes et finalement toute la communauté

 

9

RÉINTÉGRER LA COMMUNAUTÉ ET LA SOCIÉTÉ PAR LA RECONNAISSANCE DE L'AUTRE
- Finalement, le roi est amené à intégrer la structure fondamentale, qui lie le soi à l'Autre

 

6

L'ÉCRITURE, PORTEUSE DES STRUCTURES SYMBOLIQUES DE L'HOMME, EST INSTITUEE COMME TIERS ENTRE LE ROI ET CHAHRAZADE
- L'Écriture, ce sont les histoires racontées par chahrazade


3

LE PROBLÈME CONSISTE À SAVOIR COMMENT AMENER LE ROI À INTÉGRER LE MANQUE POUR LE FAIRE ÉCHAPPER A LA VIOLENCE
- Concrètement, la démarche sera de le faire passer de la violence à la parole

 

5

PARTIR DU DÉSIR EN INTRODUISANT LE TEMPS POUR GUÉRIR LA BLESSURE
- Peu à peu le désir perverti du roi sera déplacé vers le désir de connaître


4

CHAHRAZADE EST PRÊTE À AFFRONTER LA MORT
- Elle veut aider le roi à dépasser sa peur maladive de la mort et de la force de mort

 

Schéma analytique : de la violence à la parole

 

1. Une blessure à l'origine, qui entraîne le roi à répéter sur les autres la violence meurtrière qu'il a subie

2. La violence meurtrière révèle un manque non intégré

- La violence fondatrice est dans le manque
- La blessure détruit la capacité de manquer
- Le manque et donc la violence ne sont pas intégrés

3. Invention par Chahrazade d'une cure analytique, utilisant l'Ecrirure, c'est-à-dire les textes faisant apparaître les structures symboliques de l'homme

- Elle va lier la guérison de l'individu et sa réintégration dans la communauté et la société

4. La démarche sera de faire passer de la violence à la parole par la ruse

- La parole s'enracine dans la violence du manque
- Elle est de la violence symbolisée
- Elle dira le manque
- Le passage de la violence à la parole se fait par la ruse

5. Chahrazade doit pouvoir affronter la mort pour aider le roi à dépasser sa peur maladive de la mort et de la force de mort

6. Elle cherche d'abord à introduire le temps dans sa relation avec le roi pour permettre la guérison de sa blessure

7. Dans sa relation thérapeutique avec le roi, l'Écriture (qui donne les structures symboliques de l'homme) est instituée comme tiers et matrice de la parole

- L'Écriture est la mère de la Parole

8. Chahrazade déplace le désir perverti du roi vers le désir de connaître, fondement de tout désir

9. Elle interrompt le récit pour que le roi écoute sa propre violence et son propre manque, et finisse par l'intégrer

10. Après le dépassement progressif de la violence meurtrière, la parole va dire le manque de l'autre et des autres

11. La cure se termine avec la réintégration dans la communauté et la société, liée à la reconnaissance de chacun (qui est l'aveu qu'il me manque)
12. Finalement, le roi est amené à intégrer la structure fondamentale, qui lie le soi à l'Autre

 

Etienne Duval, le 6 juin 2006

 

Ecoutez les chants de Fairouz

 

 

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