De la faute à la faille de l'homme





Arc en ciel de Chagall

 

De la faute à la faille de l'homme

Je voudrais traduire ici le cheminement qui s'est fait, pour moi, au cours d'une lecture à plusieurs du mythe de la chute aussi bien dans la Bible que dans le Coran. Ici même, sur le blog, mais également dans un groupe de la parole et au sein d'un café philosophique, nous avons croisé nos interprétations en essayant d'être le plus près possible du texte écrit. Or, j'en arrive à la conclusion qu'il n'est pas question d'une faute mais d'une faille de l'homme. Parler d'une faute à l'origine serait une manière de souligner la faille originelle qui affecte tout être humain.

Un malentendu qui finit par perturber la conscience des hommes

Parce que le texte a été pris au premier niveau, les hommes ont fini par se sentir coupables d'une faute qu'ils n'avaient jamais commise. Nous n'étions pas dans l'histoire mais dans le mythe et le mythe traduit en images les vérités fondamentales qu'il cherche à faire passer dans la conscience humaine. De mon point de vue, la faute était une image que nous avons prise pour la réalité, si bien que des générations entières de croyants ou même de non croyants ont été façonnées malencontreusement dans une forme de morbidité engendrant la peur au lieu de structurer la responsabilité.

La faute originelle fait partie de la création de l'homme

Tant que l'homme est au paradis, la création n'est pas finie pour lui. Yahvé teste ici les deux êtres qu'il est en train de mettre au monde, il est dans une période d'expérimentation et de validation. C'est le temps de la mise à l'épreuve pour vérifier les forces et les faiblesses d'Ève et de son compagnon. Une telle mise à l'épreuve fait encore partie de l'acte créateur. Or elle révèle une fragilité constitutive de l'homme, qui n'est pas remise en cause par le créateur. Le paradis était la matrice qui permettait la gestation de l'homme et de la femme, et leur expulsion ne semble être rien d'autre que leur acte de naissance et le blanc seing qui les rend aptes à vivre sur terre.

Ce qui est en cause est en réalité une faille inscrite dans l'être de l'homme

Par nature, l'homme est un être divisé. Il n'est pas fait uniquement d'esprit comme l'ange ni simplement de chair comme l'animal. Il est entre les deux et c'est ce qui fait son originalité. Mais l'unité évoquée en partie par la tunique de peau, renvoyant elle-même à un vêtement intérieur, restera toujours problématique. L'être humain doit faire face à une faille intérieure qui le fera osciller entre deux tentations : celle de se prendre pour un ange ou celle de se comporter comme un animal. Assez bizarrement en apparence, il sera aussi tenté de croire qu'il peut retrouver le statut de l'ange en s'adonnant aux plaisirs de la chair. Les textes de la Bible et du Coran se complètent sur ce point, révélant ainsi la complexité de la nature humaine.

La faille, c'est du manque

En réalité, l'homme n'est pas fini. Il doit participer à sa propre création et la faille qui apparaissait comme une fragilité indépassable est précisément l'espace de jeu qui lui est réservé pour sa propre promotion. Faite de manque, la faille va pousser l'homme à travailler à son accomplissement. Et le manque, lieu de l'inaccompli, est donc aussi le lieu d'une promesse, structurée, en même temps, autour du connu et de l'inconnaissable. C'est ainsi que le cheminement de l'être humain est une aventure, parfois hasardeuse, qui le rapproche du Dieu créateur. Affectant toutes les dimensions de son être, le manque va sans cesse l'obliger à chercher et à avancer. D'abord, à l'intérieur du couple, car la femme manque de l'homme et l'homme manque de la femme. Bien plus l'être humain manque de l'autre. Dans la Bible comme dans les événements de la vie courante, les mises en garde contre la tentation du même sont permanentes car l'avenir est dans le dépassement du même pour entrer dans la relation avec l'autre. L'enfermement dans la chaleur de la communauté va produire le meurtre de Caïn et la mise en tutelle de tous, engendrée par la toute-puissance de quelques-uns, conduira à la destruction désastreuse de la Tour de Babel.

Au-delà du manque de l'autre, les textes suggèrent que l'homme manque de Dieu et de la Parole

Qu'il s'agisse de la Bible ou du Coran, le texte suggère que l'homme est un être limité et qu'il doit assumer ses limites. Au-delà de lui-même, il y a le Tout Autre, qui peut être nommé par le croyant ou rester dans le flou ou l'indéfini pour le non croyant. Chacun est amené à se confronter à ce Tout Autre, qu'il soit personnalisé ou non. C'est ainsi que la Bible et le Coran, qui expriment le point de vue de croyants, disent que l'homme manque de Dieu. Il est constamment tenté de ne pas respecter sa Parole présente dans l'interdit. Et l'interdit qui tient compte de l'évolution progressive de l'homme et des précautions à prendre pour cette évolution est là pour l'amener à entrer dans un monde de parole (inter-dit) au-delà de la recherche de l'immédiateté et de la violence elle-même. Aussi en disant que l'homme manque de Dieu, les textes de la Bible et du Coran soulignent en même temps qu'il manque de la Parole. La parole serait donc en constant apprentissage.

L'homme est un être de désir qui ne peut s'accomplir que dans le temps

Finalement, les textes de la chute, qui ont culpabilisé indûment des générations entières, sont simplement là pour donner une feuille de route à l'être humain. Il doit entrer dans son manque pour entrer dans son désir. En effet le manque est ce qui fait vivre le désir et le désir est le moteur de la vie. Sans doute le désir a-t-il besoin d'être régulé. C'est pourquoi en insistant sur le manque et le désir de l'homme, les textes de la chute soulignent aussi l'importance de la parole. Bien plus, il y a, dans ces textes, beaucoup de miséricorde car l'homme fait de chair et d'esprit ne peut s'accomplir que dans le temps. Il ne peut pas être parfait d'un seul coup et ses imperfections comme ses égarements peuvent même accroître l'élan qui le fait avancer. Le jeu dans lequel il doit construire sa vie ne peut exclure les erreurs et les échecs mais ces erreurs et ces échecs sont souvent une des conditions de sa réussite finale dans la mesure où ils enrichissent son expérience de la vie. C'est pourquoi, au-delà de la faille, la faute elle-même peut devenir source d'espérance.

Etienne Duval

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