Espace intermédiaire, séparation et dynamique sociale
Etienne DUVAL
Psychosociologue, Lyon
Il s'agit ici d'une intervention effectuée en 1992,
à l'occasion d'un colloque sur les séparations, organisé
parle le FRIPSI à Echirolles.
La notion d'espace intermédiaire permet d'éclairer
la dynamique sociale actuelle et de trouver des repères concrets pour
favoriser l'insertion de populations marginalisées.
L'espace intermédiaire est d'abord espace de séparation. Cette
séparation est nécessaire pour permettre l'identification des
acteurs et la dynamique de leurs relations. L'espace intermédiaire n'est
rien. Il est "entre deux". Mais ce qui est apparemment vide se présente
comme espace de jeu, où tout redevient possible. S'il n'y avait, dans
l'écriture, le blanc pour séparer les mots, la lecture et le déchiffrement
du sens seraient impossibles.
I. Du conte à la compréhension
de l'espace intermédiaire
1. Le paysan chinois et son lopin de terre
Pour mieux comprendre la problématique de l'espace intermédiaire
et sa relation avec la séparation, peut-être n'est-il pas inutile
de se replonger dans les textes de la tradition, qui nous font pénétrer
dans les strates profondes de la réflexion humaine. Je pense à
un conte chinois que je rapporte de mémoire, sans reproduire le détail
du texte d'origine.
Un jeune paysan travaille sur un petit lopin de terre qu'il tient d'un grand
seigneur local. Il s'épuise à longueur de journée sans
réellement gagner sa vie. Une telle impuissance l'amène à
penser que la loi de la vie n'est pas respectée. Il décide donc
d'aller interroger le dieu de l'Ouest, en Inde, pour comprendre les raisons
d'une telle anomalie. Son intuition d'un dysfonctionnement possible est renforcée
par un autre constat : il existe, dans sa région, un lac où l'eau
est toujours trouble. Il s'agit pourtant d'une eau courante et chacun peut en
repérer la source.
Notre paysan achète donc des provisions pour sa mère âgée
et part en direction de l'Inde. Au bout de 49 jours, il rencontre une vieille
femme, qui l'héberge pendant trois jours. Elle l'interroge sur son déplacement
et finit par lui dire : "J'ai aussi une question à poser au dieu
de l'ouest. J'ai une belle fille et intelligente mais elle ne parle pas"
Le jeune homme promet d'interroger le dieu à ce sujet.
Il continue son pèlerinage. Quarante-neuf jours plus tard, un paysan,
qui avait de nombreuses années de travail derrière lui, lui offre,
à son tour, l'hospitalité. Mêmes confidences, même
écoute intéressée. Une question nouvelle, qu'il faudrait
également soumettre au dieu, finit par émerger. Pourquoi les nombreux
orangers, situés près de la maison, ne produisent-ils pas de fruits
? Ils sont pourtant en pleine vigueur et couverts de superbes feuilles.
Le pèlerin accumule ainsi les interrogations et poursuit son cheminement.
Il arrive finalement près d'un immense fleuve qu'il ne peut traverser.
Que va-t-il faire ? A ce moment, apparaît un dragon qui l'interpelle.
Où va-t-il ? Quel est l'objet de son voyage ? Le dragon promet de lui
faire traverser le fleuve sur son dos. En échange, le jeune homme devra
interroger le dieu sur un problème qui le tracasse depuis longtemps :
pourquoi ne peut-il pas s'élever dans les airs, alors qu'il s'exerce
à la vertu depuis mille ans ? C'est promis, la question sera posée,
et rapidement le fleuve est traversé.
Plusieurs semaines s'écoulent encore et le jeune homme finit par se trouver
devant un temple. Un très beau vieillard vient à sa rencontre
et lui demande quel est l'objet de sa visite. Il présente toutes ses
interrogations, mais le vieillard l'arrête : "Tu ne peux poser au
dieu qu'un nombre impair de questions. Tu as quatre questions. Il te faut sacrifier
l'une d'entre elles." L'épreuve est difficile. Une nuit entière
est nécessaire pour réfléchir. Au petit matin, la décision
est prise, le jeune Chinois sacrifiera sa propre question.
Les questions sont posées au dieu et les réponses arrivent aussitôt.
Le pèlerin prend la route du retour et retrouve le fleuve qui l'avait
immobilisé à l'aller. Apparaît alors le dragon, curieux
de la réponse du dieu. Le jeune Chinois lui livre sans détour
le message : "Tu dois faire deux bonnes actions : me faire traverser et
ensuite ôter la perle que tu as sur le front." La traversée
se fait en quelques minutes. C'est alors que le dragon pose sa perle sur le
sol ; aussitôt des cornes poussent sur son front et il se met à
voler. Se retournant, il s'adresse au voyageur et l'invite à prendre
sa perle en échange de ses services.
Un à deux mois plus tard, il rencontre à nouveau le propriétaire
du champ d'orangers. Celui-ci s'enquiert du message du dieu. "Il te faut,
lui dit son hôte, enlever les sacs d'or et d'argent, enfouis sous ta citerne".
Les deux hommes creusent et finissent par retirer les sacs camouflés
sous la terre. A peine ont-ils terminé leur ouvrage que la citerne se
remplit d'eau. Les arbres sont arrosés et se mettent à produire
des oranges d'une qualité exceptionnelle. Ravi de cette aubaine, le propriétaire
cède la moitié de son or et de son argent au voyageur, qui reprend
la route.
Ce dernier chemine encore de nombreux jours. La vieille femme qui l'avait hébergé
à l'aller est là qui l'attend, à la porte de sa maison.
A peine le voit-elle venir qu'elle court à sa rencontre et l'invite à
se reposer à nouveau. Elle s'enquiert de la réponse au problème
de sa fille. Le dieu a dit qu'elle parlerait le jour où elle deviendrait
amoureuse d'un jeune homme. Là dessus, la jeune fille entre dans la pièce
où s'échangent les paroles mystérieuses. Soudain, elle
devient rouge et demande : "Mais qui est ce jeune Chinois ? "La mère
comprend que son drame se dénoue. Les noces s'organisent dans la joie
retrouvée. Et finalement la fille quitte sa mère en compagnie
de son nouveau mari, muni de sa perle et chargé de ses sacs d'or et d'argent.
Lorsque le long périple s'achève, le jeune voyageur s'étonne
de ne pas apercevoir sa mère. Elle est cloîtrée dans sa
demeure ; elle a renoncé à l'espoir de revoir son fils et en a
perdu la vue, tant elle a versé de larmes. Quel désastre après
une aventure pleine d'imprévus merveilleux ! Ah, si au moins cette mère
pouvait partager le bonheur de son fils ! A peine le jeune homme a-t-il prononcé
intérieurement ce souhait que la vue de la mère revient.
Il reste encore un autre souhait à formuler pour que la joie soit à
son comble. Si au moins tous les petits paysans qui travaillent si dur au long
des jours pouvaient gagner leur vie ! Dans la nuit même, tous les grands
propriétaires qui ne travaillent pas s'endorment à jamais. Et
le conte s'achève.
La leçon est claire. Le partage est la loi de la vie. Partout où
elle ne fonctionne pas, la vie s'égare et le malheur est à la
porte : dans le travail, les relations, la jouissance des biens et des privilèges,
la compréhension des choses. On note de merveilleuses intuitions : l'amour
est partage de la parole et l'intelligence est partage des questions. La Seule
question rejetée est celle qui s'est construite en dehors de tout partage.
En fait, elle était impliquée dans les suivantes.
Pour nous, la leçon à retenir peut s'énoncer ainsi : le
partage, qui est la loi de la vie, suppose la séparation entre le fils,
la fille et la mère, entre l'individu et son lieu de naissance, entre
l'homme et ses biens, ses privilèges. Chacun doit même avoir l'audace
de se séparer de sa question pour recevoir la réponse a son problème.
C'est dans l'espace de séparation ainsi créé que l'individu
devient sujet et peut s'épanouir.
2. Le groupe-idée et l'écriture
En soi, l'idée de l'espace intermédiaire n'est pas nouvelle,
mais elle s'est présentée sous une forme qui lui donnait une fécondité,
en partie inédite.
J'étais chargé de mener une réflexion sur l'insertion.
Le mot est fréquemment employé mais la réalité sous-jacente
est particulièrement floue. Je décidai donc de réunir des
professionnels et de constituer avec eux un "groupe-idées".
Dans notre esprit, l'idée n'était pas quelque chose d'abstrait.
Elle se présentait plutôt comme une charge énergétique,
support de la création.
L'hypothèse était que nous nous posions des questions fondamentales
sur l'insertion et que les réponses étaient déjà
présentes sur le terrain ; elles ne parvenaient pas pour autant à
la conscience des acteurs eux-mêmes. Il fallait les faire émerger
à l'intérieur de ce que nous appelions le groupe-idées.
Pour arriver à ce résultat, la méthode consistait à
parier en essayant d'atteindre le niveau où les différentes paroles
interagissent entre elles.
Chaque parole peut évoquer de nouvelles idées et donc provoquer
d'autres paroles. Il convenait de parler dès que l'idée évoquée
surgissait à l'esprit. Toutefois, la réussite de l'opération
supposait qu'un espace de séparation soit créée entre les
intervenants pour éviter la confusion. Il m'a semblé qu'en reprenant
par écrit l'intégralité des interventions, je pouvais créer
l'espace recherché. Je suis donc devenu le "scribe" du groupe-idées,
le plus souvent silencieux sauf lorsque les blocages devenaient manifestes.
Le matériau obtenu était reprît en traitement de texte ;
chaque idée nouvelle apparaissait alors sous la forme d'un titre, les
paroles des uns et des autres étant scrupuleusement reprises dans l'ordre
ou elles avaient été émises.
Au terme de cinq séances, j'ai repris tous les textes et me suis aperçu
que l'idée de l'espace intermédiaire était sous-jacente
à la plupart des discours.
En même temps, je faisais fonctionner un autre groupe avec des "marginaux"
de 1'Arrdèche du sud. Ici, l'idée de l'espace intermédiaire
était également centrale. Elle se manifestait parfois sous des
formes insolites, les "marginaux" me faisant remarquer que l'insertion
consistait plus à "sortir de" qu'à "entrer dans",
comme le suggère le terme lui-même, ils voulaient tout simplement
signifier que, pour eux, la démarche d'insertion supposait la sortie
du groupe marginal dans lequel ils se sentaient enfermés.
II. L'espace intermédiaire s'impose dans la dynamique
sociale actuelle
1. Le mouvement d'individualisation et l'émergence
du sujet
Autrefois, l'individu était pensé à l'intérieur
du groupe. Aujourd'hui il sort de la "matrice' dans laquelle il était
enfermé et envisage pour et tend à être envisagé
pour lui-même. Une telle transformation donne lieu à un mouvement
d'individualisation, qui favorise les stratégies personnelles et les
phénomènes de sélection. Aussi les liens sociaux tendent-ils
à éclater. Que deviendrait l'étoffe si l'on ne conservait
que la chaîne, en négligeant de la croiser avec la trame ? On oublie
que le développement de l'individu ne peut réussir sans la recherche
de nouvelles cohérences d'ensemble. Et, c'est précisément
pour favoriser le jeu nécessaire de relations réciproques que
l'espace intermédiaire s'impose. Il s'insère entre l'individu
et le groupe pour rendre possible l'émergence du sujet, qui assure l'unité
de l'ensemble. L'ambiguïté tient au fait que l'on confond très
souvent individu et sujet. Le sujet se construit dans un aller et retour entre
l'individu et le groupe. Et c'est lui et non l'individu, qui est l'enjeu du
mouvement social en cours.
2. La nécessité de sortir de l'aliénation
de l'objet provoqué par la société technocratique
La société technocratique a provoqué une invasion de l'objet.
On prétend que la solution de tout problème passe essentiellement
par l'objectivation et la méthode technique. Procédant ainsi,
on finit par déshumaniser les fonctionnements socio-économiques
à tel point que le sujet tend à disparaître. Les signes
d'un tel dysfonctionnement se manifestent par des formes multiples de schizophrénie,
que l'on repère chez les candidats à l'insertion. Rationalité
et affectivité se disjoignent et la vie se compartimente en multiples
secteurs au point que l'unité du sujet se trouve compromise. C'est par
un meilleur fonctionnement social que l'on arrive alors à restaurer la
dynamique de l'individu.
D'une manière générale, il convient de repenser un espace
de jeu entre le moi et l'objet de réintroduire entre l'un et l'autre
l'interstice qui leur manque. C'est la condition pour tisser, entre l'homme
et son environnement des rapports réciproques où la liberté
puisse trouver sa place.
3. Pas de relation sans séparation
Au-delà de considérations sur la conjoncture sociale, un des fondements
principaux de la réflexion sur l'espace intermédiaire tient au
fait qu'il n'existe pas de relation dynamique sans séparation. Lorsque
deux individus sont liés l'un à l'autre comme deux pièces
articulées d'un ensemble mécanique, la relation devient impossible.
Privée de la possibilité de retour à soi et de son espace
de respiration, elle finit par s'étioler.
S'appuyant sur un tel constat. Un groupe lyonnais a mis en place un appartement
que l'on pourrait appeler appartement de la séparation. Il est ouvert
à des personnes en situation difficile. Fréquemment, il est occupé
par un conjoint en difficulté relationnelle avec son mari ou son épouse.
Il permet de mûrir une décision de divorce ou au contraire de mettre
en place la séparation qui manque pour une meilleure vie de couple.
4. Le problème de la violence
La violence tend à se développer notamment dans les banlieues.
Elle est aussi présente dans certains conflits sociaux comme ceux qui
opposent les marins et les agriculteurs aux Pouvoirs Publics. Dans chaque cas,
elle apparaît comme une menace qu'il faut, à tout prix, juguler.
C'est qu'elle ne trouve pas l'espace normal de son fonctionnement. Dans son
fondement même, elle n'est pas un sous-produit du désir frustré,
comme on le sous-entend fréquemment. Elle est au contraire une instance
positive. Dans l'individu, deux forces s'articulent l'une à l'autre :
la violence qui sépare et le désir qui rapproche. Combinées,
elles favorisent le jeu. Disjointes, elles introduisent la confusion et la destruction.
La violence, comme force de séparation a pour rôle spécifique
d'ouvrir l'espace intermédiaire qui favorise le jeu du désir et
le développement des relations.
Les premiers Jeux Olympiques étaient un moyen de restaurer le sens de
la violence. Pendant leur déroulement, toute guerre était interdite,
parce qu'elle apparaissait comme un contre-sens.
5. Faire fonctionner le paradoxe
Dans la problématique sociale d'aujourd'hui,
la notion de paradoxe s'impose de plus en plus. Dans la mesure où le
sujet est en jeu, il faut savoir tenir, en même temps, des positions apparemment
contradictoires. La tension provoquée favorise l'émergence de
la personne. Une des fonctions de la parabole et du conte vise précisément
à permettre l'intégration du paradoxe dans la vie des individus.
La grandeur voisine avec la modestie. C'est en partageant que l'homme s'enrichit.
Ici encore, le lien avec l'espace intermédiaire est fondamental. L'espace
intermédiaire est ce lieu en tension entre les deux positions à
tenir pour avancer. En ce sens, on peut dire qu'il est, pour une part constitutif
du paradoxe.
III. Les différentes formes d'espace intermédiaires
1. L'espace intérieur entre soi et soi ou le déclic
nécessaire
Dans les actions d'insertion, les formateurs
voient passer de nombreux individus qui accumulent des stages successifs apparemment
sans effet. Une réflexion approfondie nous montre qu'on n'a pas pris
la précaution de mettre en marche le moteur de l'individu.
Au départ de toute action, il est nécessaire, par un travail d'écoute,
d'aider l'individu à ouvrir son espace intérieur. Il faut aussi
l'aider à mesurer la distance entre l'image qu'il se construit de lui-même
et la réalité ; Il s'agit ici d'un moment capital dans le surgissement
du déclic qui doit mobiliser l'énergie.
Il convient ensuite de favoriser le jeu de la reconnaissance ; je ne puis me
reconnaître moi-même de manière valorisante que si j e suis
reconnu par un autre ou par d'autres. Au cours d'une expérimentation
sur l'agglomération lyonnaise, on a pu voir un clochard, reconnu par
des institutionnels, trouver un poste dans une mairie, collaborer au montage
d'une déchetterie en mobilisant d'autres stagiaires, se produire sur
scène. La cellule locale d'insertion lui a même attribué
un crédit pour écrire sa vie 'a compte d'auteur.
Au-delà de la reconnaissance, la mise en marche du moteur suppose un
jeu avec le risque de l'existence, car la décision intérieure
recherchée est un pari sur l'avenir, à un moment donné,
il faut bien accepter de se jeter à l'eau pour apprendre à nager.
Récemment, dix jeunes Gitans de Grenoble ont traversé le Sahara
pour emmener au Burkina Faso voitures et médicaments. Parfois, ils ont
risqué leur vie pour affronter les vents de sable qui recouvraient la
chaussée et menaçaient d'enliser à tout jamais les véhicules.
L'année suivante, ils étaient mariés et avaient tous un
emploi en entreprise. A l'origine du déclic se profile une profession
de soi, où l'acte de foi porte sur la dynamique de la vie elle-même.
2. L'espace entre intérieur et l'extérieur ou
la rupture des cordons ombilicaux.
Une des premières illustrations de la dynamique de la vie va se manifester
dans le jeu de l'individu entre l'intérieur et l'extérieur. Il
existe une conception du développement local qui peut enfermer les habitants
sur leur propre quartier. C'est par un souci fort louable qu'on les condamne
à l'asphyxie, puisque l'on veut mettre à leur disposition, à
la porte des maisons. On oublie le sens même du mot éducateur,
livré par l'étymologie ; le premier souci de l'éducateur
doit être de conduire le jeune à l'extérieur pour couper
les cordons ombilicaux, qui le retiennent abusivement auprès de ses parents
et sur son lieu d'habitation. Il ne s'agit pas pour autant, d'inverser les comportements,
en faisant croire que le salut est à l'extérieur. Le but de l'éducation,
au sens fort du terme, est, au départ, d'apprendre à jouer avec
l'espace pour développer la mobilité. Les synergies individuelles
et collectives se font dans un jeu constant entre un intérieur et un
extérieur.
Dans une telle perspective, on comprend le rôle que peuvent jouer un café
ou un marché sur un quartier. Il y a peu d'années encore, il existait,
à l'intérieur de toutes les villes, des secteurs où l'habitat
ancien à location peu élevée, permettait le transit de
populations venues de l'extérieur ou de jeunes en voie d'autonomisation
par rapport aux familles. La suppression progressive de cet habitat introduit
de grosses rigidités dans le fonctionnement urbain.
3. Dans l'espace de la relation entre soi et l'autre, le jeu
avec l'étranger et l'apprentissage du partage.
Il était fréquent, autrefois, de réserver une place à
table pour le pauvre de passage ou l'inconnu qui allait frapper à la
porte. La place vide devait rappeler la présence de l'étranger,
comme si l'Autre devait interférer dans chacune des relations.
L'affrontement à l'autre est un moment important, pour prendre ses marques
et se reconnaître différent.
Comme on l'a vu, toute relation suppose un espace de séparation. Le
jeu de la violence sous-jacent s'exprime avec force dans certains mythes religieux.
Dans la Bible. Abraham est prêt à sacrifier son fils Isaac. En
fait, sa violence est détournée sur un bélier. Il fallait,
en un sens, qu'il sacrifie sa relation de paternité, qu'il se sépare
de son fils pour lui permettre de devenir père à son tour.
La peur de sa propre violence conduit à l'absorption de tranquillisants,
à l'usage de la drogue et a certaines tentatives de suicide. C'est le
passage par la séparation qui est ainsi esquivé.
La séparation permet le positionnement de chacun et ouvre ainsi la possibilité
d'une relation plus saine. Au-delà, c'est le partage qui devient possible.
Il n'y a pas si longtemps, il y avait dans les campagnes, des personnages réputés
pour leur honnêteté, qui aidaient les familles à réaliser
les partages après la mort des parents. Il s'agissait d'une opération
délicate où l'avenir des relations familiales en dépendait
très souvent. Il apparaissait alors évident que la capacité
de partager marquait le passage à un nouveau seuil de maturité.
Aujourd'hui, le partage est souvent évoqué, comme si la difficulté
économique et sociale favorisait un retour aux sources. Mais, en de nombreux
cas, on reste dans la confusion car on oublie que le véritable partage
conduit à la multiplication et non pas à la simple division. En
effet, chacun apporte quelque chose et c'est précisément l'échange
qui est la condition de la dynamique de la démarche. C'est ce qu'ont
compris les initiateurs des réseaux d'échange de savoirs. Le principe
est le partage des connaissances : celui qui reçoit une connaissance
théorique ou pratique, offre, à son tour un autre savoir.
4. Entre l'individu et le groupe, apprendre à être
soi-même en faisant équipe
Comme on l'a souligné, le jeu entre l'individu et le groupe est sans
doute un des enjeux essentiels de la mutation sociale actuelle. L'exigence sur
laquelle semble butter la société en crise est cette capacité
à faire aboutir un mouvement d'individualisation sans négliger
la défense des solidarités nécessaires et la recherche
de nouvelles cohérences d'ensemble. Aussi les nouvelles structures doivent-elles
introduire un jeu entre l'individu et le groupe. C'est une autre forme d'espace
intermédiaire qui va conditionner la dynamique sociale et permettre à
chacun d'être soi-même en faisant équipe.
Sur une telle base, apparaît l'exigence d'un modèle de famille,
où la cohésion du groupe n'exclut pas la possibilité pour
chacun, homme, femme ou enfant, d'être reconnu comme être libre
à part entière. C'est aussi une même intuition qui suscité
la naissance des conseils de quartier ; ils favorisent les échanges entre
les habitants et les municipalités pour développer une véritable
citoyenneté. La société elle-même, dans son ensemble
et ses multiples concrétisations locales est appelé à se
transformer selon une logique semblable.
5. Etre créatif, en jouant avec la vie dans l'espace
entre le passé et l'avenir
Si l'on y prend garde, l'avenir risque d'être pure reproduction du passé.
Comment peut-il en être autrement si leur articulation est immédiate
? La formation n'est alors qu'un dressage ou un apprentissage et l'expérience
est un repère qu'il faut s'efforcer de reproduire. Tout devient conditionnement,
ennui, morbidité. La vie apparaît comme un cycle constamment refermé
sur lui-même. Placé sur des rails qui le ramènent au point
de départ, l'individu tourne en rond. C'est le signe même de la
maladie mentale qui enferme dans la répétition.
Pour s'insérer dans une démarche créatrice, il faut commencer
par se défaire de son passé pour y puiser les énergies
de vie. Spontanément lorsqu'un être proche disparaît, un
mouvement de décrochage s'opère. La dépression est là
avec ses formes plus ou moins accusées. Son rôle est de produire,
grâce à un travail de deuil, l'écart nécessaire dans
la trame de la vie pour échapper à l'emprise de la mort et du
mort, et reprendre souffle. On a l'impression que l'inconscient intervient,
avec un profond discernement, pour récupérer, dans le passé,
les éléments énergétiques qui féconderont
le Futur.
Conscient de cette première démarche, on peut en arriver à
valoriser démesurément l'avenir en insistant sur le projet. Mais
on oublie alors que le blocage sur un avenir hypothétique, par la médiation
d'un projet trop rigide, est tout aussi aliénant que le blocage sur le
passé. Il faut que j'introduise une distance entre moi et l'avenir pour
développer avec lui une relation positive.
Le jeu entre le passé et l'avenir, qui m'engage dans un présent
dynamique, ne peut s'opérer qu'au prix du double décalage que
l'on vient d'évoquer. C'est à cette condition que je peux jouer
avec la vie, dans une démarche créatrice. Créer, c'est
imaginer un futur nouveau en fonction d'une expérience passée.
Cela suppose un apprentissage basé beaucoup plus sur la perception imagée
du jeu des réalités entre elles que sur l'abstraction. C'est le
mode même de notre éducation qui se trouve remis en cause ; l'accès
au symbolique n'est pas suffisamment pris en considération. Le passage
par le théâtre, le conte, la poésie, peut s'inscrire dans
une telle problématique.
Dans le domaine professionnel, on constate que les étrangers sont de
plus en plus nombreux à découvrir, dans la création d'entreprises,
non seulement un moyen d'insertion économique mais aussi un facteur d'intégration
sociale définitive dans le pays d'accueil. Et l'on sait que les stages
de créateurs d'entreprise sont une des meilleures pédagogies pour
trouver du travail dans une unité déjà existante.
IV. L'exigence d'accoucheurs sociaux pour ouvrir les espaces
intermédiaires
Dans la mesure où l'émergence du sujet, posée comme une
exigence, est au coeur de l'évolution sociale actuelle, il devient urgent
d'ouvrir une place pour de nouveaux acteurs sociaux. Véritables accoucheurs
d'une société qui se cherche, ils doivent opérer à
distance, se positionnant en tiers et non pas en second. On confond trop souvent
le second, qui est tuteur, représentant de la société,
.... et le tiers, chargé d'ouvrir les espaces intermédiaires.
A chaque espace intermédiaire correspond un accoucheur spécifique.
Le témoin intervient dans le rapport de soi à soi. Il est là
pour amplifier et rendre perceptible la résonance intérieure de
l'individu et permettre "la mise en marche des moteurs". Son rôle
essentiel est de provoquer une prise de conscience. Lorsqu'il écoute,
et c'est là son attitude de base, il vise à créer chez
son interlocuteur, la distance nécessaire entre soi et soi. C'est l'espace
de l'écho : il semble que la parole intérieure n'existe comme
parole que si elle peut susciter son propre écho.
L'éducateur, de son côté, préside au passage entre
l'intérieur et l'extérieur. Selon l'étymologie (cf plus
haut), il doit "accompagner vers l'extérieur".
C'est mettre l'accent sur la nécessité pour l'enfant de sortir
de la maison, de quitter la famille et son milieu immédiat s'il veut
s'aventurer dans le monde. L'éducateur-passeur n'accompagne pas, il est
à l'avant pour attirer l'autre vers l'extérieur et lui ouvrir
la route. C'est un initiateur qui transmet les savoir-faire hérités
des expériences passées. Il prend des raccourcis et fait ainsi
gagner un temps précieux.
Le médiateur intervient à la jonction du désir et de la
violence. Il sépare pour faire communiquer, préside en même
temps aux ruptures et au partage. Il ne précède pas, il est dans
l'entre-deux. Son rôle social est important là où le conflit
n'arrive pas à trouver sa solution, là où la violence devient
brutale parce que les individus sont prisonniers de la confusion. Il arrache
à l'illusion de l'identique pour faire advenir l'altéralité.
Mais il sait aussi que l'homme se construit dans l'intervalle qui sépare
et réunit le même et l'autre. Il signifie cet intervalle dans lequel
chacun doit situer son existence. Son rôle est provisoire ; Il ne peut
fonctionner correctement que s'il envisage sa propre disparition.
Quatrième accoucheur, le catalyseur est un personnage essentiel dans
la mutation sociale actuelle car il instaure le jeu entre l'individu et le groupe.
Sa fonction est double : assurer la cohérence d'ensemble et responsabiliser
chacun dans la ligne propre. Il est le garant du bon fonctionnement des nouvelles
structures à mettre en place. D'une certaine façon, c'est lui
qui les fait exister par sa manière d'agir. Il est la figure du nouveau
responsable. Traditionnellement, le chef se situait au-dessus ; aujourd'hui,
sa place est entre l'individu et le groupe. C'est en même temps un dynamiseur
et un régulateur.
A l'éveilleur enfin, il revient de sortir l'individu de sa torpeur pour
le pousser vers la création. Il l'aide à s'ouvrir à l'imaginaire.
Il déstabilise pour susciter l'imprévu et provoquer la question.
C'est un peu Socrate. Qui, par l'ébranlement en chaîne qu'il déclenche,
fait accéder aux ressources insoupçonnées de celui qui
prétend ne rien savoir. Il joue sur le désir qu'il investit dans
l'image, fait accoucher de l'idée, qui dégage le chemin de la
création. Il réveille de l'endormissement quotidien, qui engendre
la monotonie. Son rôle est de faire découvrir à chacun que
la vie est un jeu et qu'il faut apprendre à jouer avec elle.
Nous sommes devenus trop sérieux. Nous avons fermé nos cours de
récréation. Tenaillés par leurs problèmes, les adultes
ont oublié qu'ils étaient aussi des enfants et qu'ils doivent
réapprendre à jouer avec la vie. Ils se sont enfermés dans
leurs raisonnements et ne peuvent échapper à la répétition.
Chacun est pris dans un cercle vicieux. Les difficultés économiques,
le chômage, nous renvoient aux vieilles recettes et aux réflexions
d'experts trop académiques. Or les crises sont le moment ou il faut retourner
aux sources de la vie, où il faut redevenir enfant, car seul l'enfant
sait encore jouer sa vie. L'espace intermédiaire, sous ses différentes
formes, est précisément le lieu où l'individu peut reprendre
souffle et renaître à lui-même. C'est là qu'il retrouve
l'énergie et l'élan créatif de son existence. C'est là
aussi qu'il redécouvre les vertus du passage. Mais il faut se souvenir
alors qu'il n'existe pas d'espaces de jeu sans séparateurs ; l'espace
intermédiaire est d'abord un passage de séparation.
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