Espace intermédiaire, séparation

et dynamique sociale





Espace vert

http://www.universitycross2008.com/lagalerie/index.php?show_heading=detail&dir=Hebergement&photo=17


Espace intermédiaire, séparation et dynamique sociale

Etienne DUVAL
Psychosociologue, Lyon

Il s'agit ici d'une intervention effectuée en 1992, à l'occasion d'un colloque sur les séparations, organisé parle le FRIPSI à Echirolles.

La notion d'espace intermédiaire permet d'éclairer la dynamique sociale actuelle et de trouver des repères concrets pour favoriser l'insertion de populations marginalisées.
L'espace intermédiaire est d'abord espace de séparation. Cette séparation est nécessaire pour permettre l'identification des acteurs et la dynamique de leurs relations. L'espace intermédiaire n'est rien. Il est "entre deux". Mais ce qui est apparemment vide se présente comme espace de jeu, où tout redevient possible. S'il n'y avait, dans l'écriture, le blanc pour séparer les mots, la lecture et le déchiffrement du sens seraient impossibles.

I. Du conte à la compréhension de l'espace intermédiaire

1. Le paysan chinois et son lopin de terre

Pour mieux comprendre la problématique de l'espace intermédiaire et sa relation avec la séparation, peut-être n'est-il pas inutile de se replonger dans les textes de la tradition, qui nous font pénétrer dans les strates profondes de la réflexion humaine. Je pense à un conte chinois que je rapporte de mémoire, sans reproduire le détail du texte d'origine.

Un jeune paysan travaille sur un petit lopin de terre qu'il tient d'un grand seigneur local. Il s'épuise à longueur de journée sans réellement gagner sa vie. Une telle impuissance l'amène à penser que la loi de la vie n'est pas respectée. Il décide donc d'aller interroger le dieu de l'Ouest, en Inde, pour comprendre les raisons d'une telle anomalie. Son intuition d'un dysfonctionnement possible est renforcée par un autre constat : il existe, dans sa région, un lac où l'eau est toujours trouble. Il s'agit pourtant d'une eau courante et chacun peut en repérer la source.

Notre paysan achète donc des provisions pour sa mère âgée et part en direction de l'Inde. Au bout de 49 jours, il rencontre une vieille femme, qui l'héberge pendant trois jours. Elle l'interroge sur son déplacement et finit par lui dire : "J'ai aussi une question à poser au dieu de l'ouest. J'ai une belle fille et intelligente mais elle ne parle pas" Le jeune homme promet d'interroger le dieu à ce sujet.

Il continue son pèlerinage. Quarante-neuf jours plus tard, un paysan, qui avait de nombreuses années de travail derrière lui, lui offre, à son tour, l'hospitalité. Mêmes confidences, même écoute intéressée. Une question nouvelle, qu'il faudrait également soumettre au dieu, finit par émerger. Pourquoi les nombreux orangers, situés près de la maison, ne produisent-ils pas de fruits ? Ils sont pourtant en pleine vigueur et couverts de superbes feuilles.

Le pèlerin accumule ainsi les interrogations et poursuit son cheminement. Il arrive finalement près d'un immense fleuve qu'il ne peut traverser. Que va-t-il faire ? A ce moment, apparaît un dragon qui l'interpelle. Où va-t-il ? Quel est l'objet de son voyage ? Le dragon promet de lui faire traverser le fleuve sur son dos. En échange, le jeune homme devra interroger le dieu sur un problème qui le tracasse depuis longtemps : pourquoi ne peut-il pas s'élever dans les airs, alors qu'il s'exerce à la vertu depuis mille ans ? C'est promis, la question sera posée, et rapidement le fleuve est traversé.
Plusieurs semaines s'écoulent encore et le jeune homme finit par se trouver devant un temple. Un très beau vieillard vient à sa rencontre et lui demande quel est l'objet de sa visite. Il présente toutes ses interrogations, mais le vieillard l'arrête : "Tu ne peux poser au dieu qu'un nombre impair de questions. Tu as quatre questions. Il te faut sacrifier l'une d'entre elles." L'épreuve est difficile. Une nuit entière est nécessaire pour réfléchir. Au petit matin, la décision est prise, le jeune Chinois sacrifiera sa propre question.

Les questions sont posées au dieu et les réponses arrivent aussitôt.

Le pèlerin prend la route du retour et retrouve le fleuve qui l'avait immobilisé à l'aller. Apparaît alors le dragon, curieux de la réponse du dieu. Le jeune Chinois lui livre sans détour le message : "Tu dois faire deux bonnes actions : me faire traverser et ensuite ôter la perle que tu as sur le front." La traversée se fait en quelques minutes. C'est alors que le dragon pose sa perle sur le sol ; aussitôt des cornes poussent sur son front et il se met à voler. Se retournant, il s'adresse au voyageur et l'invite à prendre sa perle en échange de ses services.

Un à deux mois plus tard, il rencontre à nouveau le propriétaire du champ d'orangers. Celui-ci s'enquiert du message du dieu. "Il te faut, lui dit son hôte, enlever les sacs d'or et d'argent, enfouis sous ta citerne". Les deux hommes creusent et finissent par retirer les sacs camouflés sous la terre. A peine ont-ils terminé leur ouvrage que la citerne se remplit d'eau. Les arbres sont arrosés et se mettent à produire des oranges d'une qualité exceptionnelle. Ravi de cette aubaine, le propriétaire cède la moitié de son or et de son argent au voyageur, qui reprend la route.

Ce dernier chemine encore de nombreux jours. La vieille femme qui l'avait hébergé à l'aller est là qui l'attend, à la porte de sa maison. A peine le voit-elle venir qu'elle court à sa rencontre et l'invite à se reposer à nouveau. Elle s'enquiert de la réponse au problème de sa fille. Le dieu a dit qu'elle parlerait le jour où elle deviendrait amoureuse d'un jeune homme. Là dessus, la jeune fille entre dans la pièce où s'échangent les paroles mystérieuses. Soudain, elle devient rouge et demande : "Mais qui est ce jeune Chinois ? "La mère comprend que son drame se dénoue. Les noces s'organisent dans la joie retrouvée. Et finalement la fille quitte sa mère en compagnie de son nouveau mari, muni de sa perle et chargé de ses sacs d'or et d'argent.

Lorsque le long périple s'achève, le jeune voyageur s'étonne de ne pas apercevoir sa mère. Elle est cloîtrée dans sa demeure ; elle a renoncé à l'espoir de revoir son fils et en a perdu la vue, tant elle a versé de larmes. Quel désastre après une aventure pleine d'imprévus merveilleux ! Ah, si au moins cette mère pouvait partager le bonheur de son fils ! A peine le jeune homme a-t-il prononcé intérieurement ce souhait que la vue de la mère revient.

Il reste encore un autre souhait à formuler pour que la joie soit à son comble. Si au moins tous les petits paysans qui travaillent si dur au long des jours pouvaient gagner leur vie ! Dans la nuit même, tous les grands propriétaires qui ne travaillent pas s'endorment à jamais. Et le conte s'achève.
La leçon est claire. Le partage est la loi de la vie. Partout où elle ne fonctionne pas, la vie s'égare et le malheur est à la porte : dans le travail, les relations, la jouissance des biens et des privilèges, la compréhension des choses. On note de merveilleuses intuitions : l'amour est partage de la parole et l'intelligence est partage des questions. La Seule question rejetée est celle qui s'est construite en dehors de tout partage. En fait, elle était impliquée dans les suivantes.

Pour nous, la leçon à retenir peut s'énoncer ainsi : le partage, qui est la loi de la vie, suppose la séparation entre le fils, la fille et la mère, entre l'individu et son lieu de naissance, entre l'homme et ses biens, ses privilèges. Chacun doit même avoir l'audace de se séparer de sa question pour recevoir la réponse a son problème. C'est dans l'espace de séparation ainsi créé que l'individu devient sujet et peut s'épanouir.

2. Le groupe-idée et l'écriture

En soi, l'idée de l'espace intermédiaire n'est pas nouvelle, mais elle s'est présentée sous une forme qui lui donnait une fécondité, en partie inédite.
J'étais chargé de mener une réflexion sur l'insertion. Le mot est fréquemment employé mais la réalité sous-jacente est particulièrement floue. Je décidai donc de réunir des professionnels et de constituer avec eux un "groupe-idées". Dans notre esprit, l'idée n'était pas quelque chose d'abstrait. Elle se présentait plutôt comme une charge énergétique, support de la création.

L'hypothèse était que nous nous posions des questions fondamentales sur l'insertion et que les réponses étaient déjà présentes sur le terrain ; elles ne parvenaient pas pour autant à la conscience des acteurs eux-mêmes. Il fallait les faire émerger à l'intérieur de ce que nous appelions le groupe-idées. Pour arriver à ce résultat, la méthode consistait à parier en essayant d'atteindre le niveau où les différentes paroles interagissent entre elles.

Chaque parole peut évoquer de nouvelles idées et donc provoquer d'autres paroles. Il convenait de parler dès que l'idée évoquée surgissait à l'esprit. Toutefois, la réussite de l'opération supposait qu'un espace de séparation soit créée entre les intervenants pour éviter la confusion. Il m'a semblé qu'en reprenant par écrit l'intégralité des interventions, je pouvais créer l'espace recherché. Je suis donc devenu le "scribe" du groupe-idées, le plus souvent silencieux sauf lorsque les blocages devenaient manifestes. Le matériau obtenu était reprît en traitement de texte ; chaque idée nouvelle apparaissait alors sous la forme d'un titre, les paroles des uns et des autres étant scrupuleusement reprises dans l'ordre ou elles avaient été émises.

Au terme de cinq séances, j'ai repris tous les textes et me suis aperçu que l'idée de l'espace intermédiaire était sous-jacente à la plupart des discours.

En même temps, je faisais fonctionner un autre groupe avec des "marginaux" de 1'Arrdèche du sud. Ici, l'idée de l'espace intermédiaire était également centrale. Elle se manifestait parfois sous des formes insolites, les "marginaux" me faisant remarquer que l'insertion consistait plus à "sortir de" qu'à "entrer dans", comme le suggère le terme lui-même, ils voulaient tout simplement signifier que, pour eux, la démarche d'insertion supposait la sortie du groupe marginal dans lequel ils se sentaient enfermés.

II. L'espace intermédiaire s'impose dans la dynamique sociale actuelle

1. Le mouvement d'individualisation et l'émergence du sujet

Autrefois, l'individu était pensé à l'intérieur du groupe. Aujourd'hui il sort de la "matrice' dans laquelle il était enfermé et envisage pour et tend à être envisagé pour lui-même. Une telle transformation donne lieu à un mouvement d'individualisation, qui favorise les stratégies personnelles et les phénomènes de sélection. Aussi les liens sociaux tendent-ils à éclater. Que deviendrait l'étoffe si l'on ne conservait que la chaîne, en négligeant de la croiser avec la trame ? On oublie que le développement de l'individu ne peut réussir sans la recherche de nouvelles cohérences d'ensemble. Et, c'est précisément pour favoriser le jeu nécessaire de relations réciproques que l'espace intermédiaire s'impose. Il s'insère entre l'individu et le groupe pour rendre possible l'émergence du sujet, qui assure l'unité de l'ensemble. L'ambiguïté tient au fait que l'on confond très souvent individu et sujet. Le sujet se construit dans un aller et retour entre l'individu et le groupe. Et c'est lui et non l'individu, qui est l'enjeu du mouvement social en cours.

2. La nécessité de sortir de l'aliénation de l'objet provoqué par la société technocratique

La société technocratique a provoqué une invasion de l'objet. On prétend que la solution de tout problème passe essentiellement par l'objectivation et la méthode technique. Procédant ainsi, on finit par déshumaniser les fonctionnements socio-économiques à tel point que le sujet tend à disparaître. Les signes d'un tel dysfonctionnement se manifestent par des formes multiples de schizophrénie, que l'on repère chez les candidats à l'insertion. Rationalité et affectivité se disjoignent et la vie se compartimente en multiples secteurs au point que l'unité du sujet se trouve compromise. C'est par un meilleur fonctionnement social que l'on arrive alors à restaurer la dynamique de l'individu.

D'une manière générale, il convient de repenser un espace de jeu entre le moi et l'objet de réintroduire entre l'un et l'autre l'interstice qui leur manque. C'est la condition pour tisser, entre l'homme et son environnement des rapports réciproques où la liberté puisse trouver sa place.

3. Pas de relation sans séparation

Au-delà de considérations sur la conjoncture sociale, un des fondements principaux de la réflexion sur l'espace intermédiaire tient au fait qu'il n'existe pas de relation dynamique sans séparation. Lorsque deux individus sont liés l'un à l'autre comme deux pièces articulées d'un ensemble mécanique, la relation devient impossible. Privée de la possibilité de retour à soi et de son espace de respiration, elle finit par s'étioler.
S'appuyant sur un tel constat. Un groupe lyonnais a mis en place un appartement que l'on pourrait appeler appartement de la séparation. Il est ouvert à des personnes en situation difficile. Fréquemment, il est occupé par un conjoint en difficulté relationnelle avec son mari ou son épouse. Il permet de mûrir une décision de divorce ou au contraire de mettre en place la séparation qui manque pour une meilleure vie de couple.

4. Le problème de la violence

La violence tend à se développer notamment dans les banlieues. Elle est aussi présente dans certains conflits sociaux comme ceux qui opposent les marins et les agriculteurs aux Pouvoirs Publics. Dans chaque cas, elle apparaît comme une menace qu'il faut, à tout prix, juguler. C'est qu'elle ne trouve pas l'espace normal de son fonctionnement. Dans son fondement même, elle n'est pas un sous-produit du désir frustré, comme on le sous-entend fréquemment. Elle est au contraire une instance positive. Dans l'individu, deux forces s'articulent l'une à l'autre : la violence qui sépare et le désir qui rapproche. Combinées, elles favorisent le jeu. Disjointes, elles introduisent la confusion et la destruction.
La violence, comme force de séparation a pour rôle spécifique d'ouvrir l'espace intermédiaire qui favorise le jeu du désir et le développement des relations.

Les premiers Jeux Olympiques étaient un moyen de restaurer le sens de la violence. Pendant leur déroulement, toute guerre était interdite, parce qu'elle apparaissait comme un contre-sens.

5. Faire fonctionner le paradoxe

Dans la problématique sociale d'aujourd'hui, la notion de paradoxe s'impose de plus en plus. Dans la mesure où le sujet est en jeu, il faut savoir tenir, en même temps, des positions apparemment contradictoires. La tension provoquée favorise l'émergence de la personne. Une des fonctions de la parabole et du conte vise précisément à permettre l'intégration du paradoxe dans la vie des individus. La grandeur voisine avec la modestie. C'est en partageant que l'homme s'enrichit.

Ici encore, le lien avec l'espace intermédiaire est fondamental. L'espace intermédiaire est ce lieu en tension entre les deux positions à tenir pour avancer. En ce sens, on peut dire qu'il est, pour une part constitutif du paradoxe.

III. Les différentes formes d'espace intermédiaires

1. L'espace intérieur entre soi et soi ou le déclic nécessaire

Dans les actions d'insertion, les formateurs voient passer de nombreux individus qui accumulent des stages successifs apparemment sans effet. Une réflexion approfondie nous montre qu'on n'a pas pris la précaution de mettre en marche le moteur de l'individu.
Au départ de toute action, il est nécessaire, par un travail d'écoute, d'aider l'individu à ouvrir son espace intérieur. Il faut aussi l'aider à mesurer la distance entre l'image qu'il se construit de lui-même et la réalité ; Il s'agit ici d'un moment capital dans le surgissement du déclic qui doit mobiliser l'énergie.

Il convient ensuite de favoriser le jeu de la reconnaissance ; je ne puis me reconnaître moi-même de manière valorisante que si j e suis reconnu par un autre ou par d'autres. Au cours d'une expérimentation sur l'agglomération lyonnaise, on a pu voir un clochard, reconnu par des institutionnels, trouver un poste dans une mairie, collaborer au montage d'une déchetterie en mobilisant d'autres stagiaires, se produire sur scène. La cellule locale d'insertion lui a même attribué un crédit pour écrire sa vie 'a compte d'auteur.

Au-delà de la reconnaissance, la mise en marche du moteur suppose un jeu avec le risque de l'existence, car la décision intérieure recherchée est un pari sur l'avenir, à un moment donné, il faut bien accepter de se jeter à l'eau pour apprendre à nager. Récemment, dix jeunes Gitans de Grenoble ont traversé le Sahara pour emmener au Burkina Faso voitures et médicaments. Parfois, ils ont risqué leur vie pour affronter les vents de sable qui recouvraient la chaussée et menaçaient d'enliser à tout jamais les véhicules. L'année suivante, ils étaient mariés et avaient tous un emploi en entreprise. A l'origine du déclic se profile une profession de soi, où l'acte de foi porte sur la dynamique de la vie elle-même.

2. L'espace entre intérieur et l'extérieur ou la rupture des cordons ombilicaux.

Une des premières illustrations de la dynamique de la vie va se manifester dans le jeu de l'individu entre l'intérieur et l'extérieur. Il existe une conception du développement local qui peut enfermer les habitants sur leur propre quartier. C'est par un souci fort louable qu'on les condamne à l'asphyxie, puisque l'on veut mettre à leur disposition, à la porte des maisons. On oublie le sens même du mot éducateur, livré par l'étymologie ; le premier souci de l'éducateur doit être de conduire le jeune à l'extérieur pour couper les cordons ombilicaux, qui le retiennent abusivement auprès de ses parents et sur son lieu d'habitation. Il ne s'agit pas pour autant, d'inverser les comportements, en faisant croire que le salut est à l'extérieur. Le but de l'éducation, au sens fort du terme, est, au départ, d'apprendre à jouer avec l'espace pour développer la mobilité. Les synergies individuelles et collectives se font dans un jeu constant entre un intérieur et un extérieur.

Dans une telle perspective, on comprend le rôle que peuvent jouer un café ou un marché sur un quartier. Il y a peu d'années encore, il existait, à l'intérieur de toutes les villes, des secteurs où l'habitat ancien à location peu élevée, permettait le transit de populations venues de l'extérieur ou de jeunes en voie d'autonomisation par rapport aux familles. La suppression progressive de cet habitat introduit de grosses rigidités dans le fonctionnement urbain.

3. Dans l'espace de la relation entre soi et l'autre, le jeu avec l'étranger et l'apprentissage du partage.

Il était fréquent, autrefois, de réserver une place à table pour le pauvre de passage ou l'inconnu qui allait frapper à la porte. La place vide devait rappeler la présence de l'étranger, comme si l'Autre devait interférer dans chacune des relations.

L'affrontement à l'autre est un moment important, pour prendre ses marques et se reconnaître différent.

Comme on l'a vu, toute relation suppose un espace de séparation. Le jeu de la violence sous-jacent s'exprime avec force dans certains mythes religieux. Dans la Bible. Abraham est prêt à sacrifier son fils Isaac. En fait, sa violence est détournée sur un bélier. Il fallait, en un sens, qu'il sacrifie sa relation de paternité, qu'il se sépare de son fils pour lui permettre de devenir père à son tour.
La peur de sa propre violence conduit à l'absorption de tranquillisants, à l'usage de la drogue et a certaines tentatives de suicide. C'est le passage par la séparation qui est ainsi esquivé.

La séparation permet le positionnement de chacun et ouvre ainsi la possibilité d'une relation plus saine. Au-delà, c'est le partage qui devient possible. Il n'y a pas si longtemps, il y avait dans les campagnes, des personnages réputés pour leur honnêteté, qui aidaient les familles à réaliser les partages après la mort des parents. Il s'agissait d'une opération délicate où l'avenir des relations familiales en dépendait très souvent. Il apparaissait alors évident que la capacité de partager marquait le passage à un nouveau seuil de maturité. Aujourd'hui, le partage est souvent évoqué, comme si la difficulté économique et sociale favorisait un retour aux sources. Mais, en de nombreux cas, on reste dans la confusion car on oublie que le véritable partage conduit à la multiplication et non pas à la simple division. En effet, chacun apporte quelque chose et c'est précisément l'échange qui est la condition de la dynamique de la démarche. C'est ce qu'ont compris les initiateurs des réseaux d'échange de savoirs. Le principe est le partage des connaissances : celui qui reçoit une connaissance théorique ou pratique, offre, à son tour un autre savoir.

4. Entre l'individu et le groupe, apprendre à être soi-même en faisant équipe

Comme on l'a souligné, le jeu entre l'individu et le groupe est sans doute un des enjeux essentiels de la mutation sociale actuelle. L'exigence sur laquelle semble butter la société en crise est cette capacité à faire aboutir un mouvement d'individualisation sans négliger la défense des solidarités nécessaires et la recherche de nouvelles cohérences d'ensemble. Aussi les nouvelles structures doivent-elles introduire un jeu entre l'individu et le groupe. C'est une autre forme d'espace intermédiaire qui va conditionner la dynamique sociale et permettre à chacun d'être soi-même en faisant équipe.

Sur une telle base, apparaît l'exigence d'un modèle de famille, où la cohésion du groupe n'exclut pas la possibilité pour chacun, homme, femme ou enfant, d'être reconnu comme être libre à part entière. C'est aussi une même intuition qui suscité la naissance des conseils de quartier ; ils favorisent les échanges entre les habitants et les municipalités pour développer une véritable citoyenneté. La société elle-même, dans son ensemble et ses multiples concrétisations locales est appelé à se transformer selon une logique semblable.

5. Etre créatif, en jouant avec la vie dans l'espace entre le passé et l'avenir

Si l'on y prend garde, l'avenir risque d'être pure reproduction du passé. Comment peut-il en être autrement si leur articulation est immédiate ? La formation n'est alors qu'un dressage ou un apprentissage et l'expérience est un repère qu'il faut s'efforcer de reproduire. Tout devient conditionnement, ennui, morbidité. La vie apparaît comme un cycle constamment refermé sur lui-même. Placé sur des rails qui le ramènent au point de départ, l'individu tourne en rond. C'est le signe même de la maladie mentale qui enferme dans la répétition.

Pour s'insérer dans une démarche créatrice, il faut commencer par se défaire de son passé pour y puiser les énergies de vie. Spontanément lorsqu'un être proche disparaît, un mouvement de décrochage s'opère. La dépression est là avec ses formes plus ou moins accusées. Son rôle est de produire, grâce à un travail de deuil, l'écart nécessaire dans la trame de la vie pour échapper à l'emprise de la mort et du mort, et reprendre souffle. On a l'impression que l'inconscient intervient, avec un profond discernement, pour récupérer, dans le passé, les éléments énergétiques qui féconderont le Futur.

Conscient de cette première démarche, on peut en arriver à valoriser démesurément l'avenir en insistant sur le projet. Mais on oublie alors que le blocage sur un avenir hypothétique, par la médiation d'un projet trop rigide, est tout aussi aliénant que le blocage sur le passé. Il faut que j'introduise une distance entre moi et l'avenir pour développer avec lui une relation positive.

Le jeu entre le passé et l'avenir, qui m'engage dans un présent dynamique, ne peut s'opérer qu'au prix du double décalage que l'on vient d'évoquer. C'est à cette condition que je peux jouer avec la vie, dans une démarche créatrice. Créer, c'est imaginer un futur nouveau en fonction d'une expérience passée. Cela suppose un apprentissage basé beaucoup plus sur la perception imagée du jeu des réalités entre elles que sur l'abstraction. C'est le mode même de notre éducation qui se trouve remis en cause ; l'accès au symbolique n'est pas suffisamment pris en considération. Le passage par le théâtre, le conte, la poésie, peut s'inscrire dans une telle problématique.

Dans le domaine professionnel, on constate que les étrangers sont de plus en plus nombreux à découvrir, dans la création d'entreprises, non seulement un moyen d'insertion économique mais aussi un facteur d'intégration sociale définitive dans le pays d'accueil. Et l'on sait que les stages de créateurs d'entreprise sont une des meilleures pédagogies pour trouver du travail dans une unité déjà existante.

IV. L'exigence d'accoucheurs sociaux pour ouvrir les espaces intermédiaires

Dans la mesure où l'émergence du sujet, posée comme une exigence, est au coeur de l'évolution sociale actuelle, il devient urgent d'ouvrir une place pour de nouveaux acteurs sociaux. Véritables accoucheurs d'une société qui se cherche, ils doivent opérer à distance, se positionnant en tiers et non pas en second. On confond trop souvent le second, qui est tuteur, représentant de la société, .... et le tiers, chargé d'ouvrir les espaces intermédiaires.

A chaque espace intermédiaire correspond un accoucheur spécifique. Le témoin intervient dans le rapport de soi à soi. Il est là pour amplifier et rendre perceptible la résonance intérieure de l'individu et permettre "la mise en marche des moteurs". Son rôle essentiel est de provoquer une prise de conscience. Lorsqu'il écoute, et c'est là son attitude de base, il vise à créer chez son interlocuteur, la distance nécessaire entre soi et soi. C'est l'espace de l'écho : il semble que la parole intérieure n'existe comme parole que si elle peut susciter son propre écho.
L'éducateur, de son côté, préside au passage entre l'intérieur et l'extérieur. Selon l'étymologie (cf plus haut), il doit "accompagner vers l'extérieur".

C'est mettre l'accent sur la nécessité pour l'enfant de sortir de la maison, de quitter la famille et son milieu immédiat s'il veut s'aventurer dans le monde. L'éducateur-passeur n'accompagne pas, il est à l'avant pour attirer l'autre vers l'extérieur et lui ouvrir la route. C'est un initiateur qui transmet les savoir-faire hérités des expériences passées. Il prend des raccourcis et fait ainsi gagner un temps précieux.

Le médiateur intervient à la jonction du désir et de la violence. Il sépare pour faire communiquer, préside en même temps aux ruptures et au partage. Il ne précède pas, il est dans l'entre-deux. Son rôle social est important là où le conflit n'arrive pas à trouver sa solution, là où la violence devient brutale parce que les individus sont prisonniers de la confusion. Il arrache à l'illusion de l'identique pour faire advenir l'altéralité. Mais il sait aussi que l'homme se construit dans l'intervalle qui sépare et réunit le même et l'autre. Il signifie cet intervalle dans lequel chacun doit situer son existence. Son rôle est provisoire ; Il ne peut fonctionner correctement que s'il envisage sa propre disparition.

Quatrième accoucheur, le catalyseur est un personnage essentiel dans la mutation sociale actuelle car il instaure le jeu entre l'individu et le groupe. Sa fonction est double : assurer la cohérence d'ensemble et responsabiliser chacun dans la ligne propre. Il est le garant du bon fonctionnement des nouvelles structures à mettre en place. D'une certaine façon, c'est lui qui les fait exister par sa manière d'agir. Il est la figure du nouveau responsable. Traditionnellement, le chef se situait au-dessus ; aujourd'hui, sa place est entre l'individu et le groupe. C'est en même temps un dynamiseur et un régulateur.

A l'éveilleur enfin, il revient de sortir l'individu de sa torpeur pour le pousser vers la création. Il l'aide à s'ouvrir à l'imaginaire. Il déstabilise pour susciter l'imprévu et provoquer la question. C'est un peu Socrate. Qui, par l'ébranlement en chaîne qu'il déclenche, fait accéder aux ressources insoupçonnées de celui qui prétend ne rien savoir. Il joue sur le désir qu'il investit dans l'image, fait accoucher de l'idée, qui dégage le chemin de la création. Il réveille de l'endormissement quotidien, qui engendre la monotonie. Son rôle est de faire découvrir à chacun que la vie est un jeu et qu'il faut apprendre à jouer avec elle.

Nous sommes devenus trop sérieux. Nous avons fermé nos cours de récréation. Tenaillés par leurs problèmes, les adultes ont oublié qu'ils étaient aussi des enfants et qu'ils doivent réapprendre à jouer avec la vie. Ils se sont enfermés dans leurs raisonnements et ne peuvent échapper à la répétition. Chacun est pris dans un cercle vicieux. Les difficultés économiques, le chômage, nous renvoient aux vieilles recettes et aux réflexions d'experts trop académiques. Or les crises sont le moment ou il faut retourner aux sources de la vie, où il faut redevenir enfant, car seul l'enfant sait encore jouer sa vie. L'espace intermédiaire, sous ses différentes formes, est précisément le lieu où l'individu peut reprendre souffle et renaître à lui-même. C'est là qu'il retrouve l'énergie et l'élan créatif de son existence. C'est là aussi qu'il redécouvre les vertus du passage. Mais il faut se souvenir alors qu'il n'existe pas d'espaces de jeu sans séparateurs ; l'espace intermédiaire est d'abord un passage de séparation.

 

 

____________________________

 

Télécharger le texte