La crise, l'Europe et la démocratie




Le capitalisme peut-il se réformer ?

http://www.crayondenuit.com/archives/2009/05/16/13749094.htm

 

La crise, l'Europe et la démocratie

De l'inquiétude à la lucidité et au possible


La "crise" impose, dit-on, ses dures réalités. Mais aussi elle met à nu les mécanismes de notre système économique et les forces qui les meuvent. La capitalisme apparaît dans toute sa brutalité. Du coup les limites de la "démocratie" sont visibles, et la démocratie elle-même apparaît menacée. Notamment en Europe.

Le demos, c'est là qu'est l'os
Le sort de la Grèce en fournit un exemple caricatural, mais significatif.
Le demos de base a été invité à accepter les décisions venues d'un ailleurs inaccessible, et à se taire. On à trouvé scandaleux qu'il s'indigne, et inacceptable qu'on lui ait demandé son avis. Cependant on ne se scandalise guère que les riches -qui le sont immensément (dans cet exemple : l'Eglise orthodoxe et le puissant lobbies des armateurs)- soient, eux, à l'abri de tout effort sinon de tout reproche. L'Etat soutient ainsi ceux qui sont supposés, sans plus d'examen, faire le bien du pays. Le peuple, coupable de ramasser les miettes, paiera. Et il acceptera des dirigeants venus d'on ne sait où, qui feront comme les précédents, en pire sans doute, puisque, dans leurs positions antérieures, ils ont été à l'origine du désastre. Au moins sont-ils des connaisseurs.

La Grèce, comme l'Italie, nous révèle, outre peut-être notre avenir, la vérité de notre monde. Comment ne pas voir, sous cet éclairage, que le pouvoir n'est plus dans "le peuple" (l'a-t-il d'ailleurs jamais été réellement ? La "souveraineté", peut-être, ce qui est autre chose : une notion jusridique). La vie de milliers, de dizaines et centaines de milliers d'hommes et de femmes, de millions à l'échelle de la planète, voire l'avenir de la planète elle-même, dépend de décisions qui sont prises dans le secret des Conseils d'Administration des Banques, des grandes firmes, des instances internationales, contre lesquelles on ne peut que "s'indigner". Et subir. Personne ne s'indigne que ce sont "les investisseurs", les marchés", les "agences de notation" qui jugent et font, et surtout défont, la politique des Etats et non plus les citoyens .

Dans ces conditions, qui sont mondiales, comment soutenir que nous sommes "en démocratie" ? Il existe bien des systèmes représentatifs, où le vote est autorisé, et requis. Mais sont requis, bien davantage, les dollars, les euros qui font les candidats et font de ceux-ci des élus du peuple qui devront reconnaissance à leurs protecteurs. Ces systèmes démocratiques ont un avantage, qui est de faire croire que La Démocratie existe.

L'Europe, l'Europe, l'Europe !
L'Europe n'est ni un modèle, ni une garantie de démocratie.
Il faut se souvenir que "l'Europe" (celle de "l'Union") a été construite à l'issue de la guerre, et d'une manière telle que la démocratie a été bien discrète. Il fallait faire vite. Le nazisme était vaincu militairement sinon moralement. Les "démocraties occidentales" en avaient espéré qu'il détruise la Russie bolchévique et s'épuise dans ce combat. Elles se trouvent face à face avec cette dernière augmentée de son prestige de vainqueur et dans un statut d'alliée encombrant. Elle était une force d'attraction pour beaucoup, et restait un danger absolu pour beaucoup d'autres. L'Est de l'Europe était devenu un glacis protecteur pour la "patrie des soviets" après l' avoir été, contre celle-ci, pour les "démocraties occidentales" après 1918 jusqu'aux années trente.

Pour que l'Europe (de l'Ouest) échappe au "communisme" tentateur, il fallait vite la reconstruire matériellement, l'armer moralement. On connait l'histoire : Les Etats-Unis avaient des surplus qu'ils mettaient à la disposition de l'Europe jusqu'à l'Oural et au delà, moyennant un contrôle sur leur usage. Par-dessus le marché, leur culture, le jazz, le cinéma..., étaient plus consommables que le "réalisme socialiste".
On connait aussi la suite. Les soviétiques refusent, et du même coup les pays "de l'Est". Leur reprise économique -sur des bases inégales- n'en a évidemment pas été facilitée ; mais les difficultés étaient imputables au "socialisme réel".

Les pays de l'Ouest, eux, les acceptent. Or les Etats-Unis souhaitent un interlocuteur sinon unique, au moins organisé. L'idée européenne est née de cette exigence pratique, à laquelle se sont ajoutées des considérations idéologiques, politiques et économiques : opposer, d'urgence, au "socialisme réel" la prospérité capitaliste, dont l'Allemagne de l'Ouest était la vitrine. Construire les alliances diplomatiques et militaires : à défaut d'une Communauté Européenne de Défense, le Traité Atlantique Nord et son organisation, l'OTAN, y pourvoyait : une défense "tous azimuts" dans la doctrine officielle française, mais qui privilégiait certains axes de tir, toujours vers l'Est. Pour soutenir ces efforts, la première "Communauté européenne" fut créée pour produire du Charbon et de l'Acier . On habille le tout de bons sentiments : les nécessités de la réconciliation avec nos frères d'outre-Rhin ( après une "une guerre fratricide" a dit Giscard : les nazis étaient-ils nos frères ?). Le reste institutionnel a suivi comme il a pu. Les Etats, à quelques opérations chirurgicales près, sont restés ce qu'ils étaient au XIXème : encore souverains ; les nations, protégées par eux pensait-on, sont demeurées fières et sûres d'elles-mêmes, ou plus ou moins, chacune se méfiant toutefois des voisines. Les citoyens quant à eux, suivent loin derrière, un peu indifférents, rarement enthousiastes, plutôt vaguement bienveillants, souvent perplexes. Et maintenant sceptiques et désemparés..

L'Europe est née dans des circonstances qui faisaient d'elle un instrument de la guerre froide : cela lui donnait un brevet de démocratie congénitale. Mais elle n'a jamais eu de substance démocratique. Dès l'origine, les institutions ont été construites sans "le peuple", et en tenant celui-ci éloigné des centres officiels de décision (la Commission européenne, le Conseil des ministres -a fortiori l'administration). On connaît à peine les élus au parlement qu'on connaît assez pour le peu de poids qu'il a.
"L'Europe", qui a oublié pourquoi elle existe, ses raisons d'être initiales ayant disparu, ne sait plus où elle va. Elle peine à reconnaître ce qui la meut, qu'elle a déchaîné et qui maintenant la domine : la "toute-puissance des marchés", qu'elle ne remet pas en cause. Elle se perpétue, pour l'essentiel, telle qu'elle est.
Comment pourrait-on vouloir "plus d'Europe " si c'est "plus de cette Europe-là" ?

Un triomphe mondial
Il ya une circonstance aggravante.
Michel Rocard a eu raison de dire, puissamment, dans une tribune du Monde, il y a quelques années, que "le capitalisme a triomphé". En effet. Il a triomphé de la démocratie. Ou est en voie de le faire totalement. Déjà, il a vaincu le "socialisme réel". Il en reste quelques poches. On ne peut dire qu'elles résistent beaucoup, ni qu'elles proposent à la réflexion des références, ni encore moins des exemples : Cuba, la Corée du Nord, le Vietnâm, même. Et la Chine ? Est-elle devenue un "tigre de papier" ? Même pas. Elle pourrait constituer une sorte de modèle pour nos pays capitalistes soucieux d'efficacité. Un parti unique, qui assure le pouvoir des puissants de l'économie, maintient le peuple à l'écart, réduit les poches de résistance notamment culturelle (comme, par exemple le Tibet ...), uniformise, elle aussi, par la prétendue modernisation. Le modèle social et politique qui nous attend, sera-t-il, comme les grille-pain qui se détraquent, Made in China ?

Passivités
Si l'avenir est peu prévisible, la situation où nous sommes ne l'était pas.
Je me suis souvent rappelé, en voyant le cours des choses, ce souhait exprimé par la "Trilatérale", qui réunissait en 1975 ou 76, les têtes pensantes du monde politique, technocratique et de quelques syndicats. Le parti communiste avait épinglé la conclusion du rapport final et la citait souvent : "le bon fonctionnement de la démocratie requiert une certaine passivité des citoyens et des groupes". Nous y sommes.

Le rôle des Etats, leur mode de fonctionnement, ont évolué conformément à ce programme. La bourgeoisie triomphante au XIXème siècle a inventé ces Etats dans leur forme "nationale", les a unifiés, organisés au mieux de ses affaires du moment. La tâche de chacun d'eux était de créer un marché accessible, à l'intérieur des frontières protégées, tout en assurant la position de la classe dirigeante. Dans ce rôle, les Etats apparaissent aujourd'hui comme, au XVIIIème siècle les formes du féodalisme : caducs. Les affaires de la bourgeoisie mondiale sont... mondiales. Les grandes instances internationales lui conviennent mieux. Le rôle des Etats est, maintenant, d'assurer, à leur échelon, la marche des affaires internationales qui se décide ailleurs, du côté de Washington, pour le moment, voire déjà de Pékin. Bref, les Etats doivent principalement satisfaire les "marchés mondiaux", garantir les retours sur investissements ...et les passivités nécessaires. Dans cette perspective, tout est bon pour limiter la démocratie .

Extrémismes
Les moyens sont nombreux et ont été efficaces. Les démocraties savent très bien transformer le résultat d'un vote en son contraire. Le NON presque franc et assez massif à un référendum devient un OUI sans réserve. Il suffisait de faire voter cette fois les élus, dont la majorité pense bien puisqu'elle ne pense pas comme le demos irresponsable qu'elle représente. On peut aussi au besoin, faire voter "le peuple" à nouveau, jusqu'à ce qu'il comprenne comment il faut voter. Les experts expliqueront savamment "qu'il n'y a pas de plan B", et que si le peuple vote mal, il entraînera le continent, voire la planète dans la catastrophe. Puis, le bon vote obtenu, les décisions ardemment souhaitées ayant été prises -démocratiquement, bien sûr-, où sommes nous ? Au bord du gouffre. En avant ! Encore un pas ! C'est la bonne direction. Il n'y en a pas d'autre. Et nous marchons. On arrive presque à penser qu'accepter ces injonctions, c'est cela la démocratie. S'y opposer, c'est de "l'extrémisme".

Charmes
Un Etat policier est même inutile.
Le marché a ses "lois d'airain". Il a aussi son charme. Nous avons, nous, des moments de lucidité. Et d'inévitables complicités. Notre voiture nous porte pour nos presque moindres déplacements. Tous les samedis, nous remplissons le caddie, preuve suffisante de notre liberté. Après un sevrage forcé, nous allumons en hâte la télé et nous voilà plantés devant. Nous savons bien, au fond, que ces conduites sont absurdes, que ce système-là est mortifère. Mais nous le faisons marcher autant qu'il nous fait marcher. Comment vouloir autre chose que ce qui nous tient si bien en laisse ? Comment imaginer qu'une autre vie soit possible (sur terre, s'entend) ? Il est entendu et évident (suivant le mot significativement à la mode : l'évidence dispense de penser) qu'on ne peut rien, que tout est trop compliqué pour qu'on agisse. Il faut être réaliste, responsable, accepter le monde comme il est, puisqu'il n'y en a pas d'autre (sur terre, s'entend).

"Le capitalisme a triomphé. Le problème de la gauche est de l'accepter", précisait Rocard. En effet. Les deux partis supposés seuls aptes à gouverner, le répètent d'une seule voix. Leur cohabitation ne semble pas avoir été un grand moment de confrontation loyale, l'occasion d'une discussion féconde, où l'un aurait mis en question son arrogance ; où l'autre aurait au moins esquissé un effort de pensée critique. Et inversement. L'un se pense toujours dépositaire, de droit divin, du pouvoir ; l'autre semble n'avoir rien vu, rien compris du système, du moins de sa malfaisance, après l'avoir dirigé pendant dix-sept ans ( pas seul, pas continûment, mais sans être jamais très loin). Si la droite est dans son rôle, plus facile, de conserver les choses en l'état en prétendant "réformer" (quoi ? pour qui ?), on aurait attendu de la gauche dite gouvernementale un petit effort d' "élaboration programmatique", elle qui voulait "changer la vie".... Pour les uns, il s'agit de libérer aussi vite et autant que possible le capital qui souffre d'entraves insupportables et coûteuses : la législation du travail, la protection sociale des travailleurs, le peu qui reste du contrôle de l'Etat. Pour les autres, il s'agit d'y aller un peu moins vite, ou moins visiblement, ou en limitant un peu les dégâts. Puisque la différence entre les uns et les autres n'est plus visible, on en conclut qu'elle n'a plus de raison d'être.

Le mécanisme, très hexagonal, de l'élection présidentielle au suffrage universel, produit ces deux partis dominants et très voisins, aux limites poreuses, qui cherchent l'un et l'autre à ratisser large. Il leur faut des discours séduisants et rassurants. La politique est devenue affaire de communication par devant, et de technocrates (pardon : d'experts) par derrière. La séduction et la technique imposent leurs vérités, excluent le jugement, la parole, et le choix, c'est-à-dire la politique. En d'autres termes : la démocratie. Puisqu'il n'y a plus de débats, il reste les coups bas. Ce qui ne rend pas la démocratie", devenue sa propre caricature, plus aimable. A défaut de discussions, elle offre un spectacle souvent peu ragoûtant.

Sidérations
D'autant que les vieilles recettes mobilisatrices ne marchent plus guère, malgré une sorte d'acharnement thérapeutique, ou des nostalgies tenaces.
Qui peut défendre de bon coeur un Etat, la res publica, qui liquide le service public ? Pour le quotidien, il obéit aux "marchés", en adopte les normes, qu'il applique à ce qui lui reste de ses propres services (après la Santé, par exemple, l'Education nationale...) et navigue à vue. La Nation, comme "le mollusque dans sa coquille", tient par l'Etat, qui, lui, ne tient plus guère que par la Nation elle-même et l'idée qu'elle se fait de son"identité", celle qui lui est inculquée et où elle ne se retrouve plus.
Jusqu'à il y a peu, chacun se croyait protégé dans le corps de la mère-patrie. On mourait pour elle. On dirait plutôt, aujourd'hui : à cause d'elle. Un arsenal de symboles soudait en une "grande nation", "les masses", comme en 14. Parfois, aujourd'hui, celles-ci en ont la nostalgie , mais le plus souvent, elles en sourient, plus dupes. Les efforts pour vénérer à nouveau "l'identité nationale" ont excité quelques uns et laissé beaucoup indifférents. On y voyait trop le nationalisme borné, la xénophobie hargneuse. On y devinait presque "la bête immonde" qui s'y love. Et les gardiens de la bête sont toujours là, prêts à la lancer sur les mauvais Français, sur la racaille, quoi.

Les partis survivent dans ce cadre national et sur le modèle étatique, et grâce à eux. Ils ne sauraient les mettre en cause. Ils en assurent plutôt la pérennité. Ils se substituent aux citoyens, restent méfiants à l'égard des revendications ou interrogations ou contestations qu'ils ne peuvent contrôler comme au bon vieux temps et encore moins impulser. Celles-ci ne rentrent pas -ou ne rentrent plus, ou de moins en moins- dans les schémas sav'ants et dans les cadres institués ; par-dessus tous ceux-ci : le cadre étatique-national rigide et le lointain cadre européen. Les partis contribuent, comme l'Etat, comme l'Europe, à maintenir les citoyens à l'écart des débats et décisions. Du même coup, le décalage s'accroît entre eux et leurs propositions (quand ils en ont) , et les citoyens eux-mêmes. Cela n'empêche nullement les institutions "démocratiques" de fonctionner, bien au contraire elles reposent sur cette illusion de réprésentativité qui est une dichotomie de fait .
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On ne bouge pas. L'Etat paraît républicain et démocratique puisque centralisé. La Nation, dans sa conception hexagonale, serait un modèle universel parce que fixé dans une uniformité abstraite. Les symboles et les mythes qui protègent l'un et l'autre apparaissent de mieux en mieux pour ce qu'ils sont : des mystifications commodes pour le gouvernement des masses (qui y tiennent encore un peu) ...alors qu'elles sont dangereuses pour l'avenir. Ce fétichisme de la Nation et de l'Etat, ce double culte, cet attachement à la monarchie républicaine sidère les esprits. Il empêche -ou rend difficile- que la France si exemplaire mue en une véritable démocratie. Elle ne peut imaginer pour elle une sorte de fédéralisme -surtout pas ! - solution pourtant raisonnable, qui pose les pouvoirs aux niveaux où se posent les problèmes à résoudre. Elle ne peut donc le vouloir pour l'Europe. L'Europe politique pourrait avoir cette forme, et y gagner, peut-être elle aussi, en démocratie. On en évoque l'hypothèse, quelques fois. Mais le passage à l'acte n'est probablement pas pour demain. A moins que les faits, les crises, l'évolution des esprits -ceux des citoyens d'abord-, ne l'imposent plus vite qu'on ne s'y attend.

Une victoire
En attendant, les nations éternelles doutent de leur avenir, se méfient des Etats qui continuent de se discréditer, mais qui sont encore précieux. On commence à apercevoir cependant qu'ils font surtout le bien de leurs puissants protecteurs, et feignent de croire que ceux-ci feront le bien de tous, si on les laisse libres. Un connaisseur, William Buffett, première fortune mondiale avec ses 62 milliards de dollars en 2008, déclarait : "La guerre des classes existe et c'est la mienne qui est en train de l'emporter" .
Il me paraît excessivement optimiste d'estimer que cette victoire-là est celle de la démocratie.
Je m'étonne que personne encore n'ait affirmé que le bilan du capitalisme, bien contestable et si peu contesté, est "globalement positif". Je le regrette. Cela aurait permis de rire un peu.

Ne désespérons pas. Il se pourrait que "les masses", saisies enfin par quelques évidences de plus en plus fortes, se défassent de leurs peurs, se saisissent de leur avenir et deviennent une force collective...

Car il se peut, mes frères, qu'elles entendent l'avertissement de Bossuet , qu'elles en percent le sens et agissent en conséquence :

"Le Ciel se rit des prières qu'on lui fait pour éloigner de soi les malheurs
dont on persiste à vouloir les causes".

Gérard Jaffrédou 17. XII. 2011

 

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