La lutte de Jacob avec Dieu

Une lutte à mort qui engendre une parole d'alliance

Marc Chagall

La lutte de Jacob avec l'ange

http://www.detraz.ch/ch_1.htm

Il y a vingt ans, Jacob était parti chez son oncle Laban. Il a eu le temps d'avoir onze enfants avec les deux filles de son oncle, Léa et Rachel, et avec deux servantes. Joseph, le dernier né, est le seul et unique enfant de Rachel, la femme préférée. Travaillant durement, il a pu se constituer un troupeau important. Les fils de Laban voient cette réussite d'un mauvais œil et commencent à parler. Le visage de leur père contrarié s'assombrit de plus en plus. Jacob décide alors de s'enfuir dans la nuit avec ses femmes, ses servantes, ses enfants, ses chameaux, son bétail et tous ses biens, pour rejoindre la maison de son père. Peu après, il est poursuivi par son oncle, furieux d'être ainsi dépossédé de ses biens et de n'avoir pas pu embrasser ses filles et ses petits-enfants avant leur départ. C'est en tout cas son interprétation. Bien plus, ses dieux ont disparu et une telle félonie est impardonnable. Jacob n'est pas au courant. C'est Rachel qui les a emportés et les a cachés dans le palanquin du chameau sur lequel elle est assise. Une fouille est organisée dans toutes les tentes mais elle s'avère infructueuse : la coupable ne se lève pas, prétextant une indisposition de femme. Jacob et Laban finissent par conclure un traité et chacun s'en va maintenant de son côté.

Jacob, pourtant, n'en a pas fini avec les difficultés qui contrarient son expédition. Il lui faut affronter son frère Ésaü, qui est sur son chemin. Par précaution, il lui envoie des messagers ; ils reviennent rapidement annonçant à leur maître que le frère s'apprête à venir vers lui avec quatre cents hommes. Tout cela est de mauvais augure pour les jours qui viennent. Jacob s'apprête déjà à passer une terrible nuit.

Cette même nuit, Jacob se leva,
Prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants
Et passa le gué du Yabboq.
Il les prit et leur fit passer le torrent,
Et il fit passer aussi tout ce qu'il possédait.
Et Jacob resta seul.

Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore.
Voyant qu'il ne le maîtrisait pas,
Il le frappa à l'emboîture de la hanche,
Et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui.
Il dit : " Lâche-moi car l'aurore est levée ",
Mais Jacob répondit :
" Je ne te lâcherai pas, que tu ne m'aies béni ".
Il lui demanda : " Quel est ton nom ? "
" Jacob, répondit-il ".
Il reprit :
" On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël,
Car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes
Et tu l'as emporté ".
Jacob fit cette demande : " Révèle-moi ton nom, je te prie ",
Mais il répondit :
" Et, pourquoi me demandes-tu mon nom ? "
Et, là même, il le bénit.

Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel,
" Car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve ".
Au lever du soleil, il avait passé Penuel
Et il boitait de la hanche.
C'est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu'à ce jour,
Le nerf sciatique, qui est à l'emboîture de la hanche,
Parce qu'il avait frappé Jacob
À l'emboîture de la hanche, au nerf sciatique.
( Genèse, 32, 23-33)

La structure du récit

http://www.sion.org/spiritualite.htm

 

Une lutte à mort avec Dieu, qui engendre une parole d'alliance

Jacob est dans une très grande angoisse. Il sait qu'il arrive à une étape décisive de son voyage et peut-être de sa vie. Il ne sait pas encore dire pourquoi. Sans doute envisage-t-il avec effroi sa rencontre avec Ésaü, prêt à aligner ses hommes pour l'empêcher de passer. Mais il y a autre chose, comme un orage en préparation. Il n'ose pas en parler à Léa ou à Rachel, trop occupées par la charge des enfants.

L'affrontement à la nuit

La nuit vient de tomber. Elle recouvre tout d'une obscurité plus dense que d'habitude. Les rapaces se sont tus et les animaux sauvages se sont cachés dans leur gîte ou leur tanière. Il y a un silence obsédant. Même les chameaux, les chèvres et les brebis du troupeau, rompus de fatigue, se sont affaissés sur le sol sans bruit. Il y a bien de temps en temps des cris d'enfants, mais ils s'évanouissent sous la menace des mères, qui ont reçu des consignes pour ne pas alerter les bergers déjà blottis sous leurs tentes. On dirait que cette nuit se prépare à engendrer. Jacob a peur qu'elle engendre la mort. Oui, c'est sûr, en traversant la nuit, Jacob sait qu'il va affronter la mort.

Le grand passage

Tout le monde est déjà sur la rive du Yabboq, ce grand torrent qui sépare deux territoires : les femmes, les hommes, les enfants, les animaux et quelques chargements. Il est temps de les faire passer discrètement. Jacob s'est positionné à l'endroit le plus dangereux. Il s'active, chuchotant pour donner quelques ordres. La troupe se met en route avec beaucoup de discipline, plongeant vers l'endroit le plus étroit du torrent. On dirait que les chameaux s'agenouillent avant de remonter sur l'autre rive. Les chèvres et les moutons sont plus rapides. Finalement tout se passe pour le mieux. Seul Jacob reste sur place, solitaire. Il doit prendre du temps pour faire un passage qui engage sa vie tout entière. Il se met à prier. Il commence à solliciter les dieux de Laban car ils sont plus humains et plus proches que Yahvé.

Un autre qui s'oppose et l'entrée dans la violence

Tout à coup il se sent agité de l'intérieur et secoué de l'extérieur. Et pourtant il ne voit personne. Un inconnu est là qui se cache et l'empêche d'avancer. Il croit d'abord à un fantôme mais les coups sont trop durs. Serait-ce la mort ? Ce n'est pas sa manière de procéder. En tout cas, il résiste car sa vie est en danger. S'il veut s'en tirer, il faut absolument qu'il force le passage. Mais non, ce n'est pas possible. C'est sans doute un autre passage qu'il doit faire. Finalement il arrive à maîtriser l'inconnu pétri d'ombre.

L'inscription du manque dans le corps de Jacob

Alors, pour se défaire, l'inconnu frappe Jacob à la hanche. Celui-ci ressent une forte douleur : sa hanche se démet et le voilà boiteux. On croit assister à la scène du chien Fenrir, ce chien divin, qui avait arraché la main du dieu Tyr pour en faire un homme. En mettant Jacob en déséquilibre, jusqu'à contrarier sa marche pour toujours, l'inconnu, qui a imprimé sa violence, a inscrit le manque dans l'individu qui cherche à le maîtriser. Chacun de ses pas va souligner le manque qui l'empêche de marcher, comme s'il manquait une pièce à la machine humaine. Toute sa vie va être marqué par le manque d'un Autre qu'il n'arrive pas encore à nommer. Et ce manque est comme une écriture indélébile qui va engendrer la parole pour dire le manque lui-même. Cela Jacob le ressent de manière confuse, mais il n'est pas prêt à s'en tenir à des paroles. Il est maintenant lié à un Autre qui le transcende. Mais assez curieusement il a prise, en ce moment, sur la transcendance… Comment cela se fait-il ?

Jacob ne veut pas lâcher

Le jour se lève timidement : il n'est plus temps de lutter. L'inconnu demande l'arrêt du combat. Mais puisqu'il le maîtrise encore, Jacob ne veut pas lâcher. Il ne veut pas être le seul à faire son passage. L'Autre doit le faire avec lui. Ils ont passage lié. La dépendance ou le manque ne peuvent pas être d'un seul côté. Par sa blessure, Jacob a acquis des droits sur ce personnage mystérieux qui paraît être Yahvé lui-même. Si celui-ci a fini par le blesser d'un désir divin, il doit répondre à ce désir. Jacob joue le jeu du désir et à la limite il voudrait bien blesser son partenaire d'un désir humain. Autrement dit, il veut qu'il s'intéresse charnellement à lui.

La demande de bénédiction

Jacob ne lâchera prise que si Yahvé lui accorde sa bénédiction, car la bénédiction de Dieu est un acte permanent qui l'engage pour toujours. Elle est une parole d'alliance. Yahvé ne répond pas tout de suite. Il répondra plus tard. Pour le moment, le passage n'est pas fini. Il lui appartient de terminer ce que Jacob a initié.

L'entrée dans la parole et le changement de nom

Cette fois, Yahvé entre délibérément dans la parole et engage Jacob sur le même chemin, mettant ainsi un terme à la violence de la lutte. Il commence par demander son nom à son partenaire, le situant comme son interlocuteur. Jacob ne s'esquive pas : il décline son identité. C'est alors que Yahvé s'applique à changer cette identité, pour tenir compte du passage effectué, en lui attribuant un autre nom : " On ne t'appellera plus Jacob mais Israël ". Désormais " Jacob est fort contre Dieu ". Autrement dit, il l'a atteint du manque, même si ce manque n'est pas visible. En langage figuré, on peut dire que Yahvé lui-même est devenu boiteux, au terme de la lutte, comme Jacob lui-même. Il manque de l'homme (Israël) comme Israël manque de Dieu. Leurs désirs peuvent se conjuguer pour faire naître l'amour. Il y a désormais réciprocité, comme si Jacob avait un pouvoir sur Dieu comme Yahvé a un pouvoir sur lui. C'est en tout cas, ce qui est maintenant inscrit dans son nom.

La parole d'alliance

Tout est prêt pour que la parole d'alliance soit exprimée. C'est pourquoi Jacob demande à Dieu de lui révéler son nom : " Révèle-moi ton nom, je te prie ". Yahvé répond que cette révélation n'est pas nécessaire pour le moment : Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? Mais il donne sa bénédiction, ce qui équivaut à la parole d'alliance attendue.

Après coup, Jacob est encore étonné : il a risqué sa vie en engageant une lutte à mort avec Dieu et il a obtenu la vie sauve. Il n'a pas eu peur d'aller jusqu'au bout de la violence avec Yahvé, poussé par une inspiration qui le dépassait. C'est ainsi que, dans le risque mortel de la gestation, le manque a pu être creusé de part et d'autre, ouvrant ainsi la voie au désir de l'autre et à une parole d'alliance. La lutte avait pour but non pas de détruire mais de pousser chacun à aller jusqu'au bout de lui-même, révélant ainsi le dessein de Yahvé lui-même, qui vise à établir une alliance entre Dieu et l'homme.

Film sur Jacob

http://www.compleatseanbean.com/jacob.html

 

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