La violence constitutive de l'homme
L'homme ne peut échapper à la violence, qui le constitue dès l'origine. Dans le film de Lars von Trier, que présente Jacques Besombes, la volonté de lui échapper provoque, en fin de parcours, son déchaînement inattendu et incontrôlé. Heureusement, le récit du sacrifice d'Abraham nous montre que nous ne sommes pas condamnés à une fatalité meurtrière. L'humanisation de l'homme passe par une intégration de la violence, pour en faire, grâce à un processus de symbolisation, le chemin vers une parole libératrice.
Dogville, film de Lars von Trier, 2003
Une fable intempestive qui parle de violences,
de leurs sources possibles et de leur développement insoutenable.
L'action du film est située aux USA dans un petit hameau perdu des "
Rocheuses, à l'époque de la grande dépression. Dans la
nuit, Tom entend des coups de feu. Poursuivie par des gangsters, Grace, une
belle et élégante jeune femme lui demande de l'aide et l'asile.
Il accepte et réussit le lendemain à convaincre les villageois
de la protéger.
Lars von Trier, le réalisateur, a tourné son film dans un hangar
noir qui représente le village et dont on ne voit pas les limites. Les
contours des rues et des maisons sont dessinées à la craie et
légendés comme sur une carte, les protagonistes ouvrent et ferment
des portes inexistantes percées dans des cloisons invisibles, on voit
juste quelques meubles. Mais loin de le distraire cet artifice qui permet la
vision " à travers les murs " conduit le spectateur à
être au pire le voyeur, au mieux un voyant des évènements
qui vont s'y dérouler. Certaines images zénithales évoquent
une fourmilière. La lumière varie selon l'heure de la journée
ou le développement de l'intrigue et joue aussi son rôle dans l'histoire.
" Quand on demandera qui doit mourir Vous m'entendrez dire : Tous "
(Bertolt Brecht, Kurt Weill, "La chanson du pirate", dans "l'Opéra
de quatre sous")
Lars von Trier a dit que son scénario était inspiré par
ces paroles de la " chanson du Pirate", certains ont crié au
scandale devant ce qu'ils ont vu comme un détournement de sens.
L'histoire se veut une fable sur la cruauté humaine
elle est fondée sur un " deal " passé entre Grace,
la belle étrangère poursuivie - selon ses dires - par des gangsters
et la petite communauté, pauvre et simple de Dogville, qui accepte d'abord
de lui accorder asile à titre provisoire. Le héros du film, est
le jeune Tom Edison, intellectuel parfaitement improductif. Il est animé
par une série d'idéaux de plus en plus fumeux au fur et à
mesure qu'avance le film. Il s'est autoproclamé " guide/philosophe
" du village. Il ne cesse de repousser la réalisation de sa soi-disant
œuvre littéraire car il ne parvient à écrire que deux
seuls mots :
" grand " et " petit ".
Grace - hésitante, lumineuse, gracile - survient au moment où,
précisément, Tom avait convié les habitants du village
à un exposé sur la notion " d'acceptation ", et dont
l'objectif consistait à leur faire admettre qu'ils ne savaient pas recevoir.
Grace, surgie comme un don du ciel, va l'aider à illustrer son point
de vue, mais aussi permettra à la communauté de témoigner
de son ouverture envers l'étrangère.
Puis, progressivement, les bassesses de l'être humain
Au fur et à mesure que la police placarde des affiches de recherche de Grace d'abord " délinquante " puis " criminelle ", sont mises au jour, les bassesses de l'être humain, prêt à profiter de la faiblesse d'une étrangère apeurée. Pas de bons ni de méchants, juste l'(in)humanité dans toute sa lâcheté et son égoïsme, la violence sournoise ! Aucun n'est innocent, surtout pas Tom, le bon garçon vertueux et qui se dit prêt à aider son prochain. Accessoirement, car son propos est à l'évidence plus général, Lars Von Trier démonte le rêve américain. Connecté avec le réel, le générique final tient lieu de morale de l'histoire. L'Amérique, à travers laquelle l'humanité espérait retrouver le paradis perdu, a échoué. Grace se trouve projetée dans cette communauté sans dehors, où la pauvreté et l'abrutissement de l'esprit, une fois conjuguée à la règle de l'intérêt personnel et à la loi du bouc émissaire, se transforment en violence et en sadisme. C'est ainsi que l'on passera graduellement d'un échange, d'apparence convivial, à un asservissement complet de Grace, jusqu'à sa mise en cage : son travail, d'abord accepté parce qu'il favorise son intégration et payé comme un service rendu, n'est plus rémunéré, chacun à son tour la trahit. Elle ne dispose d'aucune souveraineté sur son corps et devient la proie de tous les hommes du village. Après que Grace eut tenté de fuir, on lui installe autour du cou un horrible et humiliant dispositif de fer qui rend ses déplacements pénibles.
Le jeu de Tom qui fait de Grace la victime
Tom Edison, (sorte de figure étatique, veillant au bien collectif et
qui les mènera tous à la mort) organise le jeu dont Grace devient
la victime. Il est le seul à ne pas participer directement au commerce
- il est celui qui ne demande rien, et qui ne reçoit rien. Il ne prétend
pas au butin : le corps de Grace (alors qu'il en est amoureux). Cependant, c'est
lui qui prêche à Grace l'acceptation de la situation et son discours
reste des plus ambigus, jusqu'à son geste non revendiqué de voler
à son propre père l'argent qui servira à organiser la désastreuse
fuite manquée de Grace. Mais, au moment où il se sentira complètement
frustré dans son désir physique, il finira par la livrer aux gangsters.
Ceux-ci entrent alors dans Dogville, et Grace, libérée par eux,
est appelée dans la voiture du " patron ". Ce patron, nous
est-il alors révélé, c'est son père. Grace a quitté
le domicile familial à cause d'une querelle avec lui. Le mot " arrogance
", semble à l'origine du conflit. Grace reprochait à son
père son attitude hautaine et méprisante envers les " inférieurs
" ; tandis que son père, lui reprochait l'arrogance de sa charité
et de son noble pardon :
" That's very arrogant ! "
Son père propose à Grace de lui succéder à la tête
de la bande et du business familial. Grace refuse dans un long premier temps
; puis elle accepte après réflexion, s'empare du pouvoir qui vient
de lui être conféré et donne son premier ordre : mettre
à mort la population entière de Dogville car, dit-elle :
" The world would be a better place, without a town like Dogville. "
L'horreur du massacre des habitants et l'exécution de Tom par Grace
Survient alors l'horreur lourdement accentuée du massacre de tous les
habitants et l'exécution de Tom par Grace elle-même ; puis les
voitures noires partiront du village effacé. Succédera alors un
étonnant générique de fin. Sur la chanson " Young
Americans " de David Bowie, on assiste à un défilé
des différents visages de la pauvreté états-unienne. Dogville,
la ville, s'incarne alors, son voile d'abstraction se soulève partiellement.
Grace, en est arrivée finalement à comprendre que des comportements
aussi condamnables, tels qu'elle ne pourrait jamais se les pardonner elle-même,
ne sont tout simplement pas tolérables ni excusables chez les autres.
Dans cette parabole, l'excès de gentillesse et de compréhension
n'est pas à la hauteur du mal et de la méchanceté ; il
est l'arrogance du bon. Agissant comme elle l'a fait, Grace n'a fait qu'empirer
la situation, car les gens ne lui ont pas pardonné d'avoir cru aussi
longtemps à la bonté qu'elle voyait en eux. Pour les habitants
de Dogville, Grace était une sorte d'épreuve à passer…
Et ils ont échoué.
Que peut bien nous dire ce film ?
Le propos et en particulier la conclusion paraissent de prime abord irrecevables.
Au premier niveau : on peut se demander si l'on
n'est pas victime d'un superbe manipulation de la part de Monsieur Lars von
Trier qui jouerait magnifiquement sur notre émotion pour nous embrouiller
dans des théories incohérentes. En quelque sorte, il ferait violence
à nous même. Je ne le crois pas. Les pistes sont nombreuses et
les conclusions, toutes, moralement douteuses, mais on peut admettre qu'il faille
les prendre toutes ensemble, non comme des vérités bien entendu,
mais comme des problèmes que ce film tenterait de nous exposer, pour
nous forcer à en voir la complexité et la multiplicité.
-ou bien les pauvres sont comme des chiens qui n'écoutent que leurs
instincts et ils peuvent mordre la main de celui qui les a " nourri ".
Mais les puissants sont tout aussi cruels dans leur cruelle logique. Les deux
violences se nourrissent l'une de l'autre.
-ou bien la misère sociale ne peut pas tout excuser : est-ce suffisant
" de faire ce qu'ils peuvent " ?
-ou bien que la charité a des limites, que le pardon est une forme d'arrogance.
-ou bien qu'il y a des gens qui méritent d'être liquidés.
Difficile à admettre dans notre culture humaniste, bien que certains
parfaitement aux sources de la culture humaniste l'aient parfaitement accepté.
Et puis n'oublions pas aussi que cet humanisme occidental devient minoritaire
sur la planète.
-ou bien : les forts ont toujours raison. Dans le domaine des faits, comment
croire le contraire ?
-ou bien la " bonté " n'est qu'apparence et cache le pire.
Les apparences sont souvent trompeuses….
-ou bien que le penseur bavard conduit ses émules à leur perte.
-ou bien etc…
Au second niveau : Dogville semble nous dire que le massacre et le pardon sont équivalents, participant d'un même excès. Grace est condamnée à osciller entre les deux excès : le don complet de soi ou la destruction totale de l'autre. La communauté du village, au contraire, fonctionne sur le calcul et le re-calcul des valeurs des choses en fonction de l'offre et de la demande et ce, jusqu'à l'esclavage, le sexe n'étant qu'un des termes de cette soumission. Le conflit naît de deux types de rapports à l'échange, l'un fonctionnant de façon totalitaire, liquidatrice, globale, l'autre de façon lente, insidieuse, calculatrice, mesquine. Et peut-être qu'au bout du compte, entre cette économie " totalitaire " et cette économie " marchande ", l'une est aussi terrible que l'autre. Il me semble que c'est l'accumulation de mesquineries, de bassesses, puis de sadisme et d'inhumanité qui émeut le spectateur pendant le long déroulement de la dégradation de la situation de Grace au sein du village ; alors que le caractère instantané, la brutalité, l'excès de cruauté du massacre final épouvante et peut entraîner une forte réaction de rejet. Nous avons tous été confronté un jour à l'une ou l'autre des humiliations infligées à Grace, mais nous sommes révoltés par leur empilement progressif et irrésistible. De même nous peinons à comprendre sa relative passivité, surtout en regard du caractère dérisoire de sa fuite d'enfant gâtée telle qu'elle apparaît à la fin. Etrange est son dernier argument pour défendre les villageois, juste avant le dénouement : " ils font ce qu'ils peuvent " qui attire la réponse de son père : " oui, mais est-ce suffisant ?
A un troisième niveau : Il y aurait deux
violences qui se répondent en miroir et avec une certaine équivalence
-celle des pauvres, des faibles qui connaissent la peur et qui petitement
profitent de plus faibles ( ?) qu'eux
-celle des puissants, des riches, qui font la loi et l'appliquent logiquement
avec le plus grand cynisme et la plus grande cruauté (à leur dimension).
On peut penser aux " chiens de paille " Du Tao Te King.
Le personnage de Grace devient intelligible si on prend en compte qu'elle
n'a jamais cessé de faire partie de cette " caste " des puissants,
que son immersion dans le " peuple " est factice, conséquence
d'un caprice, car a-t-elle vraiment été menacée par les
gangsters ? C'est seulement son obstination puérile à vouloir
avoir raison qui l'a poussée à l'acceptation, au sacrifice. Elle
a toujours été d'une autre nature qu'eux, au-dessus d'eux, même
pendant son calvaire.
Un quatrième niveau apparaît alors
: le réalisateur voudrait nous montrer un cycle de violences qu'on peut
schématiser ainsi :
En premier existe une " tolérance perverse " basée sur
l'arrogance du bon, du fort. Peut-être est-ce déjà là
une forme de violence (mensonge, manipulation) ? Elle est proche de l'irrespect
envers les faibles qui l'entourent (cf. le dialogue pipé entre Chuck
et Grace sur le " respect " qu'elle devrait lui témoigner).
Cette tolérance permet le développement progressif d'une autre
violence sournoise jusqu'à un point où elle devient insupportable
(intolérable) et déclenche en retour la violence totale exterminatrice.
Mais dans la réalité, l'extermination n'est jamais totale, subsistent
toujours des survivants et le cycle peut recommencer.
Thèse fortement provocatrice et profondément anti-humaniste qu'il
est possible de réfuter, mais qui peut aussi éventuellement aider
à éviter le massacre.
Ciel-Terre ignore la Bienveillance
Traitant les Dix mille êtres comme chiens de paille
Le Saint ignore la Bienveillance
Les cent familles, il les traite comme chiens de paille
L'intervalle Ciel Terre
Est comme le soufflet
Il se vide sans se lasser
Actionné il veut souffler encore
On parle, on parle on suppute à l'infini
Mieux vaut garder le centre
Dao de Jing (Tao te King) Poème N° 5, traduction de Claude Larre
s.j.
" Dans la Chine ancienne, on fabriquait pour les enterrements des objets
en paille tressée ayant l'apparence d'un chien pour absorber sur le chemin
du cortège les influences maléfiques. Avant l'enterrement on traite
le chien avec honneur, après l'enterrement on le jette avec horreur.
"
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Le récit et les réflexions ci-dessus ont été en
partie extraits des sites et articles suivants
http://pserve.club.fr/Dogville.html
http://archives.arte-tv.com/fr/archive_258209.html
On peut lire aussi :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Dogville
Et voir de nombreux extraits du film sur le net.
Jacques Besombes
Le sacrifice d'Abraham ou le parcours de la violence
La vie est un combat pour l'espérance. Abraham, le vieux patriarche le
sait mieux que personne. Constamment, il est en dialogue avec Dieu comme avec
un ami pour savoir quelle doit être la route à suivre. Mais aujourd'hui
il ne le comprend pas. Sa parole lui devient insupportable. Elle est comme un
glaive qui pénètre jusqu'au fond de son cœur.
Le glaive à l'origine
Depuis longtemps, le rapport entre la violence et la parole lui est devenue familière. Il y a quinze ans déjà, la parole de Sarah sa femme s'est imposée à lui : contre son gré, il a dû chasser Ismaël qu'il chérissait par-dessus tout. Aujourd'hui, c'est Dieu Lui-même qui lui demande de sacrifier Isaac. Le glaive est-il nécessaire pour ouvrir la route de l'avenir ? Il y a manifestement quelque chose qu'il ne comprend pas.
La conscience se déchire
Un fossé est en train de se creuser entre son désir et la volonté du Très-Haut. Le glaive de la parole qui s'impose opère une scission à l'intérieur de sa conscience. Il ne coïncide plus avec lui-même. Soudain, la fragilité envahit tout son être. Il ne sait plus qui il est. Il ne sait plus qui est Dieu. Son cheminement intérieur le conduit aux portes de la folie au moment où son pèlerinage vers la montagne du sacrifice l'entraîne aux portes de la mort, avec Isaac, son âne et deux serviteurs.
La question de l'enfant qui tient à la vie
Maintenant, il est seul avec son fils. Isaac vient de prendre la place de l'âne : Abraham le charge du bois du sacrifice. Ils marchent côte à côte dans un silence angoissant. Plus ils se rapprochent de la montagne de l'holocauste, plus ils se séparent l'un de l'autre. La relation se dissout, les plongeant dans une profonde solitude. Bien plus, chacun a l'impression de marcher à côté de lui-même, ne pouvant se raccrocher à cette autre moitié qui s'échappe. Alors, pour se rassurer, Isaac interpelle son père. - " Oui, mon fils ! - J'ai, sur mon dos, le bois du sacrifice. Tu portes toi-même le feu et le couteau. Mais où est donc l'agneau pour l'holocauste ? " Plongé dans l'émotion et ne pouvant retenir ses larmes, Abraham détourne son visage vers le ciel. " Mon enfant, Dieu y pourvoira ! "
Le face à face avec la mort
Le face à face avec Dieu devient en ce moment un face à face avec la mort. Dans une confusion extrême, le patriarche ne peut plus les dissocier, unissant dans un même élan les inconciliables. Tout entier dans une foi absurde, il est aussi tout entier en proie à la force de mort qui sort de lui-même. Retenant son souffle, il prend son fils et le lie sur le bois de l'holocauste comme s'il l'unissait désespérément à Yahvé. Confusément, il pénètre dans un acte créateur qui paraît associer la vie et la mort. Poussé par une énergie qu'il ne maîtrise pas, son bras s'élève avec le couteau pointé vers un au-delà de lui-même. Mais au moment où il se ressaisit pour égorger son fils, une force intérieure vient arrêter sa détermination. Sa violence n'est pas supprimée : elle est en train d'opérer un revirement de sens. Jusqu'ici, il la croyait extérieure. Mais subitement, il l'a expérimentée en son être tout entier ; elle était une impulsion étrange, prête à rechercher une délectation morbide dans la mort. Sans bien s'en rendre compte, le patriarche vient de l'intégrer comme une part de lui-même, et c'est cette intégration qui permet d'opérer un dépassement de sens.
L'ange de la vie contre l'ange de la mort
L'ange de la vie, prenant le relais de l'ange de la mort, lui adresse une parole de lumière. Il ne s'agit pas de faire mourir l'enfant. Il convient plus simplement de s'en dessaisir ; il n'est pas seulement un fils d'homme, il est aussi fils de Dieu. La paternité renvoie à un au-delà de soi-même, qu'il faut accepter pour devenir réellement père dans un partage avec l'Autre. C'est ici que la violence se révèle avec toute sa complexité, dans son rapport étrange avec le sacré. Elle est une force de mort constitutive de l'homme, mais, une fois intégrée, comme la main de l'ange, elle se retourne contre la mort elle-même pour faire place à une vie plus humaine. Faisant mourir pour faire vivre, dans un même acte indissociable, elle devient le passeur qui permet de traverser la mort.
Abraham, le bélier récalcitrant
Le parcours d'Abraham, qui est aussi parcours de la violence, n'est pas encore terminé. Il reste chez le grand patriarche une force qui résiste. Chez lui, au même instant, les prises de conscience se multiplient. Saisi par la voix de l'ange, il lève aussitôt la tête et voit un bélier, qui s'est pris les cornes dans un buisson. C'est lui-même qu'il découvre tout à coup, enfermé dans une toute-puissance, qui le met en difficulté avec l'arbre de la vie et le buisson de Dieu.
La toute-puissance sacrifiée
Sans doute la toute-puissance fait-elle la grandeur du patriarche, au moins selon les apparences. Mais, en réalité, elle contribue à sacrifier Isaac son fils, en l'empêchant de vivre sa vie d'homme. Bien plus, elle donne naissance à une conception mensongère de Dieu, qui déforme sa conscience et contrarie ses choix. Abraham comprend subitement que c'est elle qu'il doit sacrifier. Déliant le bélier pour délier son fils, il l'offre en holocauste à la place d'Isaac. Ainsi la violence resurgit : en tuant l'animal elle pénètre dans le symbolique pour opérer le sacrifice d'Abraham, le tout-puissant.
La naissance de la parole et la libération d'Isaac
Maintenant, Isaac peut faire son passage à l'âge adulte. L'ombre de son père s'efface, la hiérarchie paternelle fait place à l'égalité des hommes. Le fils acquiert le droit à la parole, source de fécondité, et par là -même il acquiert le droit de devenir père à son tour. Désormais l'avenir est ouvert. Il appartient à Isaac de poursuivre l'œuvre de la filiation et à la parole, héritière d'une violence transfigurée, d'assurer au patriarche, au-delà de la toute-puissance, une " postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel ".
La parole qui structure le désir pour faire advenir
l'amour
Le parcours de la violence a fini par nous conduire à la parole. Creusant le désir pour faire sa place à l'Autre en suscitant le manque, elle le structure de l'intérieur pour que l'amour devienne possible. Dans le mythe fondateur que nous venons d'étudier, Abraham transmet l'amour en même temps qu'il nous propose la parole. Mais paradoxalement, il continue à nous transmettre la violence constitutive de l'homme, car chacun doit continuer un parcours, qui n'est jamais achevé.
Un sujet qui se constitue au fil du parcours
Les tensions qui structurent le récit contribuent à faire d'Abraham
un sujet à part entière avec ses différentes caractéristiques
:
- Un sujet qui produit du symbolique (sacrifier sans tuer)
- La conscience de soi (conscience déchirée qui sort du déchirement
en découvrant la toute-puissance cachée)
- Un sujet qui manque de l'autre (effet du sacrifice de la toute-puissance d'Abraham)
- Un sujet qui parle et donne la parole (nouveau rapport entre Abraham et son
fils)
- Un sujet qui intègre la limite pour la dépasser (rapport avec
Yahvé, à Bersabée avant le récit et à la
fin du récit)
Etienne Duval