Le jeu du sujet

à la source du politique



La source bleue de Malbuisson

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Le jeu dusujet à la source du politique

Il est étonnant de voir comment les mythes et les grands contes ont traité, depuis bien longtemps, des problèmes les plus actuels. Je pense en particulier à la dynamique du politique. Relisons ensemble le superbe conte du Moyen Orient, intitulé " Le secret ". Souvent, nous l'avons évoqué, mais c'était pour analyser de tous autres problèmes. Jamais nous avons eu l'idée d'y rechercher " le secret du politique ".

Il existe plusieurs manières de faire de la politique. La plus commune et la plus traditionnelle repose sur l'idée de l'ordre à promouvoir à travers les lois. Dans le conte, c'est celle du roi Mahmoud et du grand vizir. Or un personnage mystérieux, un mendiant issu des grands chemins qui traversent le désert, vient remettre en cause une telle manière de faire. Indirectement, il nous montre comment elle conduit à fabriquer de vils courtisans, c'est-à-dire des sujets entièrement soumis au souverain et au système qui lui garantit sa place. De manière discrète et pourtant révolutionnaire, il s'attaque à la notion de sujet pour la retourner complètement et la travestir. Du sujet investi dans la subordination, il nous fait passer au sujet enraciné dans la création et la responsabilité. Pour nous en convaincre, écoutons le conteur invisible, qui nous emmène à la porte du désert et aux marches d'un palais grandiose.

Le secret

Où se tenait Mahmoud, était Ayaz. Où souffrait Ayaz, souffrait Mahmoud. Il n'était pas au monde d'amis plus proches, ni plus soucieux l'un de l'autre. Pourtant, Mahmoud était roi et Ayaz son esclave. " Ayaz à la blanche poitrine " : ainsi l'appelait-on, car il était d'une beauté parfaite. Il était arrivé en guenilles de vagabond dans la ville où régnait le conquérant superbe et redouté. Il avait longtemps cheminé, sans cesse assoiffé par la poussière des déserts, et plus encore par l'increvable désir d'atteindre un jour la lumière qu'il sentait brûler dans le fond secret de son âme, au-delà de toute souffrance. Mahmoud l'avait rencontré sur les marches de son palais et l'avait pris à son service, séduit par son visage et son regard de diamant noir. De cet errant misérable venu du fin fond des chemins, il avait goûté les paroles simples et jamais basses. Il avait fait de lui son conseiller. Il en fit un jour son frère de coeur.

Alors ses courtisans s'émurent. Que cet esclave leur soit préféré les scandalisa si rudement qu'ils complotèrent sa perte et se mirent à épier ses moindres gestes. Le vizir attacha quelques sbires discrets à sa surveillance. Un soir, lui fut rapportée une incompréhensible bizarrerie dans le comportement de cet homme qu'il détestait. Il s'en fut aussitôt à la haute salle au dallage de marbre où déjeunait Mahmoud, et s'inclinant devant le souverain terrible : " Majesté, lui dit-il, tu n'ignores pas que, pour ta précieuse sécurité, je fais surveiller tous les mortels, humbles ou fortunés, à qui tu accordes le privilège de ton incomparable présence. Or, il me parvient à l'instant d'inquiétantes informations sur Ayaz, ton esclave. Chaque jour, après avoir quitté la Cour, il va s'enfermer seul dans une chambre basse au fond d'un couloir obscur. Nul ne sait ce qu'il y trame. Quand il en sort, il prend soin de verrouiller la porte. A mon avis, il cache là quelque secret inavouable. Je n'ose penser, quoique ce soit possible, qu'il y rencontre de ces disgraciés, qui n'ont de désir que de te nuire. " Ayaz est mon ami lui répondit Mahmoud. Tes soupçons sont absurdes. Ils ne salissent que toi. Va-t'en ! " Il se renfrogna. Le vizir se retira discrètement satisfait : quoi qu'en dise le roi, son âme était troublée. Mahmoud, demeuré seul, resta, un moment pensif, puis fit appeler Ayaz et lui demanda, avant même de l'avoir embrassé : " Frère, ne me caches-tu rien ? - Rien, Seigneur, répondit Ayaz en riant. - Et si je te demandais ce que tu fais dans la chambre où tu vas tous les soirs, me le dirais-tu ? " Ayaz baissa la tête et murmura : " Non, Seigneur ". Le coeur de Mahmoud s'obscurcit. Il dit : " Ayaz es-tu fidèle ? - Je le suis, Seigneur ". Le roi soupira. " Laisse-moi, dit-il. " Il ne put trouver la paix.

Le soir venu, quand Ayaz sortit de sa chambre secrète, il se trouva devant Mahmoud, son vizir et sa suite dans le couloir obscur. " Ouvre cette porte, lui dit le conquérant. " L'esclave serra la clef dans son poing et, remuant la tête, refusa d'obéir. Alors Mahmoud le prit aux épaules et le gronda : " Si tu ne me laisses pas entrer dans cette chambre, la confiance que j'ai en toi sera morte. Veux-tu cela ? Veux-tu que notre amitié soit à jamais défaite ? Ayaz baissa le front. La clef qu'il tenait glissa de sa main et tomba sur le dallage. Le vizir la ramassa, ouvrit la porte. Mahmoud s'avança dans la pièce obscure. Elle était vide et aussi humble qu'une cellule de serviteur. Au mur pendait un manteau rapiécé, un bâton et un bol de mendiant. Rien d'autre. Comme le roi restait muet devant ces guenilles, Ayaz lui dit : " Dans cette chambre, je viens tous les jours pour ne pas oublier qui je suis : un errant en ce monde. Seigneur, tu me combles de faveurs, mais sache que mes seuls biens véritables sont ce manteau troué, ce bâton et ce bol de mendiant. Tu n'as pas le droit d'être ici. Ici commence le royaume des pèlerins perpétuels. Mon royaume. Ne pouvais-tu le respecter ? - Pardonne-moi, dit le conquérant ". Devant l'esclave, il s'inclina et baisa le pan de son manteau. (Conte arabe, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)

Le grand vizir, ministre de l'intérieur

Dans ce récit, le grand vizir est une figure majeure : il est le second personnage de l'Etat, la voix de son maître, celui qui donne le la de la mélodie du pouvoir. Nous sommes tout près du ministre de l'intérieur actuel. Étonnamment, les choses se répètent, sous des habits différents, au cours des siècles qui se succèdent. Depuis plusieurs années, dans notre pays, l'importance du ministre de l'intérieur s'accroît de jour en jour : il devient presque le passage obligé pour atteindre la présidence de la république.

L'obsession de la sécurité et l'implacable surveillance

Le maître mot est la sécurité. Chacun doit entrer dans le moule que dessine la Cour. Si vous sortez des clous, si vous êtes marginal comme Ayaz le mendiant, vous devenez un suspect désigné et une menace pour le pouvoir. Une surveillance s'impose : des yeux invisibles vous épient, des oreilles encore plus indiscrètes écoutent vos conversations. Que fait donc le nouveau venu dans sa chambre basse ? Il ne s'agit pas pour autant d'être naïf : l'insécurité est bien un mal qu'il faut prévenir et combattre, mais la sécurité doit-elle dicter les contours de tous les choix politiques ? Dans le gouvernement précédent, le désordre, sous ses différentes formes, y compris financières, était à la source d'un nombre considérable de lois. Sitôt qu'il se manifestait concrètement, il fallait l'endiguer en faisant voter un texte législatif. Il n'est pas sûr qu'une telle dérive soit complètement écartée aujourd'hui dans notre pays, et les Etats-Unis, qui imposent leur modèle, soi disant démocratique, à une bonne partie de la planète, trouvent un prétexte dans le terrorisme pour déployer leurs grandes oreilles sur la surface du monde entier.

La cour des aliénés ou le miroir déformant de la réalité

La Cour finit par aliéner ceux qui la composent. La vérité n'est plus leur souci : il s'agit de clamer tout haut ce que le pouvoir veut entendre. Conseillers et intrigants flattent l'instinct de sécurité, devenu une des mesures essentielles de toute perception et de tout jugement. Pour la plupart, ils n'ont pas appris vraiment à réfléchir par eux-mêmes, mais ils sont devenus maîtres dans l'art de défendre les dossiers qui les intéressent. Ils s'appuient, pour cela, sur les experts en statistiques et en sciences sociales, sans connaître de l'intérieur les limites des disciplines qu'ils invoquent. A défaut d'avoir accès à la vérité, ils s'enferment dans la rhétorique et l'idéologie. Et la Cour tout entière, s'écartant du réel sous l'œil du grand vizir, offre au pouvoir un miroir déformant de la réalité.

L'enfermement dans la prison du regard de l'autre

La transparence est requise de chaque citoyen. La distance qui garantit le mystère de soi et le mystère de l'autre est abolie. Elle fait l'objet d'un interdit et suscite aussitôt la suspicion. Dites-moi combien vous gagnez, quelles sont vos relations, quels sont vos liens avec l'étranger. Vous n'avez plus le droit d'être vous-même. Babel est en gestation. C'est la conformité au modèle imposé de la " brique " qui devient le gage de l'excellence. Et, naturellement, l'excellence est dans le parti que vous avez choisi. Comment la raison pourrait-elle avoir droit de cité dans le parti adverse ? Alors, il est inutile de plaider la cause d'Ayaz, qui veut échapper au regard de l'autre.

La naissance du sujet derrière la porte fermée

Et pourtant, le conte nous révèle que c'est derrière la porte fermée qu'est en train de naître le véritable sujet. Le mendiant s'enferme, tous les soirs, dans une chambre basse, pour entrer en dialogue avec lui-même. Mais le dialogue n'est possible que parce qu'il y a du manque au cœur de son être profond. Il ne peut être soi-même qu'en le devenant avec le temps et le dialogue est une des épreuves nécessaires imposée par le temps qui s'échappe. Pour le moment, la Cour et le regard de l'autre contrarient la gestation du véritable sujet ; de ce fait, ils empêchent la naissance du politique lui-même. C'est pourquoi Ayaz n'hésite pas à fermer sa porte lorsque son travail s'achève.

La porte forcée et la condamnation de la Cour

Nous assistons alors au combat ultime entre deux royaumes : celui de la Cour et celui du mendiant. Avec l'appui du grand vizir, le roi, pourtant en questionnement, n'hésite pas à forcer la porte du secret. C'est alors que la vérité s'affiche au grand jour : il n'y a, dans la chambre violée, que le rien et le manque de l'homme, c'est-à-dire tout ce qui manque au roi lui-même pour donner naissance au politique. Le secret est dévoilé : le roi manque du manque, comme il manque d'Ayaz. Voici la Cour condamnée et le mendiant promu. Le roi s'incline devant l'esclave et baise le pan de son manteau. A travers l'esclave, c'est tout homme jusqu'au plus humble, qui se trouve ainsi reconnu.

Le jeu du sujet à la source d'une autre politique

Il fallait s'abaisser, comme vient de le faire le roi, pour découvrir le fondement vivant, c'est-à-dire la source, du politique. Il est dans la pulsion du sujet qui aspire à la naissance de l'homme, c'est-à-dire dans le jeu entre soi et soi, entre l'individu et le collectif. Si le sujet est bien un individu concret, il porte aussi en lui toute la collectivité. De manière paradoxale, il faut reconnaître que c'est le jeu entre soi et soi qui donne naissance au politique, à une autre politique, celle dont nous avons besoin aujourd'hui. C'est en s'appuyant sur le sujet et en le faisant constamment émerger que peut naître une nouvelle manière de vivre ensemble. Il est la source de l'énergie du politique. Comme l'exprime le ferment des révolutions arabes, ce n'est pas la démocratie qui motive aujourd'hui le soulèvement des peuples, c'est l'aspiration à un monde où chaque homme peut devenir une sujet véritable, inventif et responsable.

Etienne Duval

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