Le mensonge sur la femme et ses conséquences



Adam et Eve par Rubens

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Le mensonge sur la femme et ses conséquences

Comme nous l'avons déjà vu dans le texte précédent, Les Mille et Une Nuits sont un chef d'œuvre de la littérature mondiale. En utilisant des contes d'origines multiples, Chahrazade tente de guérir le roi qu'elle vient d'épouser. Elle invente, à sa façon, une cure analytique pour le sauver de la violence qui l'a poussé, jusqu'ici, à faire tuer ses femmes, dès la fin de leur première nuit de noces. Mais il y a ici plus que la psychanalyse d'un roi : l'ambition de ce texte magistral est d'opérer une psychanalyse de la culture. Si le monde va mal, c'est que la culture elle-même est malade. Quel est donc ce mal qui la ronge et qui risque de conduire les hommes à leur perte ?

Un mensonge sur la femme
Le mal qui ronge la culture est constitué par un mensonge sur la femme. Elle est présentée comme celle qui séduit et trompe l'homme. Autrement dit, c'est la séduction mensongère qui caractérise la femme et cette assertion est elle-même un mensonge, qui a des conséquences désastreuses. Pour faire comprendre comment on en est arrivé à une telle situation, l'histoire intitulée Le troisième frère du barbier compare, sans le dire, les femmes à des aveugles, évoquant ainsi le voile qui recouvre leur visage. L'aumône qu'elles reçoivent est le signe du don de la vie, qu'elles acquièrent du ciel et qu'elles sont chargées de communiquer aux êtres humains. D'emblée, elles sont dans l'économie du don. Mais l'esprit malin pousse un homme à s'approprier ce don, comme s'il lui appartenait de droit et à passer ainsi de l'économie du don à un système basé sur l'appropriation. Il se fait passer pour un aveugle, s'introduit subrepticement dans leur maison et apprend où est caché le trésor. Il va tout faire pour en récupérer une partie en trompant la foule et les juges eux-mêmes, qui lui donnent raison. Ainsi à l'origine du mensonge sur la femme est révélée l'envie, qui nie l'autre et pousse à s'approprier le bien d'autrui.

Le mythe falsifié
Le mythe a pour fonction d'ouvrir les hommes à l'ordre symbolique, où règne la tension du paradoxe, qui permet aux hommes de se constituer comme sujets. Lorsqu'ils jouent sur des rapports de force, qui visent à la domination de l'autre, les hommes vont s'efforcer de faire passer dans le mythe leur point de vue particulier. Dans Le second frère du barbier, on voit un glissement par rapport au mythe d'origine : l'esprit malin symbolisé par le serpent dans la Bible est incarné par la femme elle-même, séductrice et mensongère. C'est d'ailleurs ce glissement que veut effectivement révéler le texte. Le mensonge sur la femme est présenté comme une vérité première. Il est dans l'ordre des choses que la femme soit séductrice et mensongère.
Une telle distorsion est présente, pour une part, dans le texte lui-même de la Bible : c'est Ève qui se laisse séduire et présente le fruit à Adam. Peut-être la faute d'origine est-elle d'ordre culturel : goûter au fruit défendu consisterait à vouloir s'attaquer à l'ordre fondamental des choses. Autrement dit, elle consisterait à faire passer dans le mythe ce qui n'a rien à y faire, à savoir la conception de la femme séductrice et mensongère. Il est assez curieux que l'Église catholique ait cru bon, sans même se rendre compte de la portée symbolique de son geste, de définir le dogme de l'immaculée conception : la Vierge Marie, prototype de la femme, est sans péché à l'origine. La femme voulue par Dieu n'a rien à voir avec la conception que le mythe voudrait imposer en insistant sur la séduction et le mensonge.

Désordre et désymbolisation
Par les résonances que le mythe falsifié impose à l'imaginaire et à l'intelligence, le rapport homme/femme n'est plus vécu dans la tension qui favorise la constitution de sujets. Le désordre s'installe, les rapports de domination et de servitude finissent par s'imposer. Parce que la parole ne porte plus la confiance et la vérité, l'amour a du mal à trouver un espace pacifié. Les jalousies se multiplient à la Cour, entraînant tromperies et meurtres déguisés.
Par le jeu dynamique des rapports entre structures symboliques, le désordre contamine les relations sociales, suscitant confusion et rivalités diverses. Et le pouvoir lui-même en subit les conséquences négatives. Dans l'histoire sur Le second frère du barbier, le conteur associe le comportement du khalife et celui de la femme tentatrice, qui incarne l'esprit malin du serpent de la Bible. S'il y a un salut à chercher, il est surtout dans l'ordre de la culture.

L'action de la femme à travers Chahrazade
Directement en cause, la femme est concernée au premier plan. C'est d'abord d'elle que va dépendre la libération recherchée. A l'épouse qui trompe, Chahrazade va opposer la figure de la femme pure et fidèle. Aux mots mensongers, elle va substituer la parole de vérité qui guérit en rétablissant l'ordre symbolique. Elle est, par rapport au roi et à tous les hommes, comme une mère qui éduque de jeunes enfants en leur racontant des histoires. Il faut revenir à l'origine, traverser le mythe en sens inverse pour écarter le mensonge d'origine, qui le pervertit.

L'action de l'homme à travers Ghânim
L'action de la femme seule ne suffit pas. L'homme doit apporter sa propre touche. Dans le dernier chapitre des Mille et Une Nuits sur La force de l'amour, Ghânim, un jeune homme courageux, se trouve dans un cimetière à la tombée de la nuit. Il se réfugie sur un palmier, qu'il identifie inconsciemment à l'arbre de vie. Soudain, trois serviteurs, portant une caisse, se dirigent vers le palmier. Ils creusent, à son pied, un trou assez profond, déposent la caisse dans le trou et la recouvrent de remblais de terre. Apparemment ils n'ont pas la conscience tranquille et veulent à tout prix éviter d'être vus. Il n'en fallait pas plus pour attirer la curiosité de Ghânim. Lorsque les trois larrons ont quitté le cimetière, il descend de son arbre, gratte la terre qui recouvre le précieux dépôt et ouvre la caisse. Quelle surprise ! Une jeune femme superbe est là, profondément endormie. Déjà son cœur s'émeut à la vue d'une telle apparition. Petit à petit il ranime la jeune fée. Elle finit par ouvrir les deux yeux, tout étonnée d'être là. Son nom est Séduction : elle est la concubine préférée du roi.
Sans doute a-t-elle été victime de la jalousie d'une autre femme. Ghânim vient de déterrer la vraie femme qu'on enterrait vivante depuis de nombreuses générations. Elle a pour elle la séduction mais elle n'est pas dans le mensonge.

La vérité dévoilée
dévoilée Ghânim héberge Séduction qu'il vient de sauver. Le roi l'apprend. Soupçonnant une tromperie, il fait tout pour reprendre sa concubine préférée et punir le coupable. Mais le coupable s'échappe. De son côté, la concubine n'oppose aucune résistance aux hommes venus pour l'emmener dans la grande Tour de la prison. Un soir, le roi s'approche de la Tour comme s'il voulait écouter son propre inconscient soigneusement enfermé. Il entend une voix : celle de la femme et plus directement celle de sa bien-aimée. Dans une grande complainte, elle clame son innocence et celle de l'homme qui l'a sauvée de la mort : elle était enterrée vivante et c'est Ghânim qui l'a rendue à la vie. Le roi est atterré : il se repent de ses actes et de ses soupçons et rétablit dans leurs droits et leur dignité la femme et l'homme qu'il croyait coupables. Plus tard, il apprendra comment Zoubayda, son épouse, a voulu se débarrasser de la concubine, qui lui faisait de l'ombre. Pour manifester sa bonne foi, elle avait même imaginé de construire un mausolée à l'intérieur du palais pour évoquer le souvenir de celle qui avait disparu. Il devenait ainsi manifeste qu'à travers Séduction, c'était la femme qui était officiellement enterrée.

L'entrée dans le pardon et la réconciliation
La vie allait maintenant pouvoir reprendre ses droits. Le dévoilement de la vérité sur la femme opérait progressivement une remise en ordre. L'amour véritable, dégagé de la peur et du soupçon, devenait possible. Séduction épousa Ghânim qui l'avait sauvée. La sœur de Ghânim devint la concubine favorite du roi et sa mère fut accordée comme épouse au vizir lui-même. De leur côté, les femmes réunies demandèrent la grâce de Zoubayda. Touché par le pardon, le khalife se réconcilia avec elle en la rétablissant dans toutes ses prérogatives à la Cour. Il accorda même à Ghânim la place de gouverneur de Syrie, devenue vacante.
En sortant du mensonge dans lequel elle avait été enterrée dès l'origine, la femme rétablie dans la dynamique du don pouvait permettre à chacun de retrouver sa véritable place. Cette pensée de grande ampleur semble nous concerner aujourd'hui plus encore que par la passé. Elle pourrait alimenter notre réflexion en cette période de crise. C'est peut-être dans le resurgissement de la femme libérée d'un mensonge imaginaire que nous pourrions changer de système économique, social et culturel…

Etienne Duval, le 3 juin 2009

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