Le partage et la place vide
Les réflexions sur la multiplication des pains nous ont permis de comprendre
que le partage est la loi de l'existence humaine. Sans partage il n'est pas
d'avenir pour l'homme et pour la société dans son ensemble. Or
ici une exigence s'impose : il faut une place vide pour que le partage soit
possible.
C'est en partageant que l'homme devient un sujet humain
En Inde, un pauvre homme mendiait de porte en porte et n'avait, midi et soir,
qu'une maigre pitance. Or il aperçut un jour, dans une des rues de la
ville, un roi souriant et splendide, qui se promenait sur un chariot d'or. Il
pensa aussitôt que sa vie de malheur allait trouver son terme. Le roi
l'aperçoit, prosterné sur le sol. Il fait arrêter son char
à sa hauteur. Étonné et tremblant, le pauvre se redresse
et commence à marmonner quelque parole de remerciement. Mais le souverain
tend une main vers lui en disant : " Qu'as-tu à me donner ? "
Est-ce une moquerie ? Est-ce une nouvelle humiliation ? Le roi pourtant continue
à le fixer avec un regard lumineux et plein de bonté. Sans comprendre,
le mendiant va chercher dans sa besace et en retire un grain de riz qu'il donne
au curieux personnage. Or le soir, en vidant sa poche, il y découvre
un grain d'or. " Que ne lui ai-je donné tout mon riz ! " se
dit-il. C'est une étonnante leçon que nous donne le conte indien,
Le pauvre et le grain d'or. Il vaut mieux partager avec le pauvre que lui verser
l'aumône car le partage l'élève à la dignité
d'un roi.
Une place vide est nécessaire pour le partage
Autrefois il était de coutume de laisser une place vide à la table
du repas commun. Sans doute était-ce une précaution pour recevoir
le pauvre de passage. Mais c'était plus encore pour donner un espace
de respiration secrète au partage de la famille. Un jour, en Chine, un
jeune paysan, qui travaille du lever au coucher du soleil pour un riche propriétaire
sans gagner sa vie, décide d'aller demander au dieu de l'Ouest la raison
d'une telle anomalie. Pendant les quarante jours de marche de l'aller, il rencontre
plusieurs hôtes de passage, s'interrogeant aussi sur les problèmes
sans réponse qui jalonnent leur propre existence. Chacun verse dans la
besace du jeune paysan la question qui lui tient le plus à cœur.
Lorsqu'il arrive enfin, en Inde, près du temple du Dieu de l'Ouest, un
vieux serviteur portant une superbe barbe blanche s'approche de lui : "
Combien de questions veux-tu poser au dieu, demande-t-il ? - Quatre, répond
le paysan chinois. - Il faut un nombre impair de questions, reprend le serviteur.
Tu dois sacrifier une de tes questions ". Le jeune homme ne dort pas de
la nuit. Au lever du jour, il décide de sacrifier sa propre question.
Les trois questions restantes sont posées au dieu et les réponses
arrivent aussitôt. Il fallait une question vide pour que le partage se
fasse entre l'homme qui interroge et le dieu qui répond. Pour tous, la
réponse est la même : le partage est la loi de la vie et il n'est
pas possible de partager si le manque n'est pas là. Il faut la place
du manque pour partager. Celui qui ne veut pas manquer ne peut partager. Les
riches propriétaires de la Chine ne peuvent partager avec ceux qu'ils
font travailler parce qu'ils ne veulent pas manquer. C'est la leçon du
conte Échange et partage qu'a remis un jour une jeune étudiant
chinois au groupe d'études dans lequel nous échangions avec lui.
Dans la vie courante, le sacrifice est un subterfuge facile
pour ouvrir la place vide absente
Nous pensons souvent que le sacrifice a disparu de notre société.
Or il n'en est rien. Lorsqu'une famille, un groupe, une communauté sont
trop fusionnels, ils finissent par étouffer. La réaction instinctive
est alors de sacrifier un ou plusieurs individus pour recréer la place
vide absente. Souvent, ce sont les plus fragiles qui font les frais de l'opération
: malades, personnes en échec, marginaux, étrangers… Mais
le sacrifice et la mise à l'écart qui s'ensuit peuvent très
bien provoquer la fragilité, la maladie mentale, la marginalité,
des comportements répréhensibles qui conduisent à la prison…
Un jeune couple, raconte une histoire arabe (Le foie), vit avec la mère
du conjoint. La femme finit par ne plus supporter la belle-mère, qui
lui ravit une part de l'affection de son mari et occupe une chambre, qui pourrait
servir de pièce de repassage ou d'atelier. Elle fait pression auprès
du fils pour qu'il fasse de la place en chassant sa mère en dehors de
la maison et même en dehors du village. Maintenant c'est sa vie elle-même
qui lui devient insupportable. La jeune femme tombe malade et prétend
qu'elle ne pourra survivre sans manger le foie de la belle-mère. L'histoire
dit que le jeune homme finit par emmener sa mère jusqu'au désert
et lui arrache le foie encore chaud pour l'offrir à sa femme. En proie
au tourment, il se précipite avec son offrande et trébuche sur
le palier de la maison. Il pousse alors un cri de douleur. Une voix insolite
se fait entendre : " Tu t'es fait mal, mon fils ? " L'amour de la
mère fait encore une place à son enfant au-delà de la mort
mais l'amour de la femme qui refuse de manquer ne peut ouvrir la place vide,
nécessaire au couple, qu'en sacrifiant la pauvre belle-mère. Comme
dans beaucoup d'autres situations, il lui fallait réinventer le bouc
émissaire. Sans doute ne s'agit-il pas alors de véritable mort.
Mais, comme le suggère le texte, le meurtre symbolique est aussi grave
que le meurtre réel, puisqu'il consiste souvent à arracher la
capacité d'amour de la victime et à détruire sa possibilité
de partager.
Une contradiction manifeste : sacrifier l'autre pour ouvrir
la place de l'Autre
En réalité, la place vide est celle du mystère, de l'inconnu
ou de la transcendance. Elle est celle de l'Autre, qui fonde toute altérité.
Il est donc impossible de l'ouvrir en sacrifiant un autre, quel qu'il soit,
car il y aurait contradiction manifeste. Comme l'a bien compris le roi Salomon,
il faut passer du sacrifice à la séparation et à l'acceptation
du manque. Deux prostituées qui avaient une relation très fusionnelle
venaient d'avoir un enfant. Prenant l'autre comme miroir, chacune s'identifiait
à son amie et répétait à l'envi ce qu'elle faisait.
Or, l'une d'entre elles, sans s'en apercevoir, finit par étouffer en
dormant l'enfant qu'elle avait mis sur son sein. Comment son enfant pouvait-il
être mort puisque celui de son amie était encore vivant ? Alors
qu'il fait encore nuit, elle s'en va près de l'autre lit, ravit l'enfant
vivant et met à sa place l'enfant mort. A son lever, l'autre femme ne
reconnaît pas son bébé, comprend le stratagème et
dénonce la supercherie. Rien n'y fait : l'amie ne veut rien entendre
si bien que le roi Salomon doit intervenir. Il met l'enfant vivant devant lui
et réclame sa grande épée. Il fera partager le bébé
en deux pour que chaque femme ait sa part. En moins de temps qu'il ne faut pour
le dire, la véritable mère se réveille et propose que l'on
remette l'enfant à l'autre mère. Rien n'y fait : la fausse mère
veut que l'on partage le bébé. Il n'en faut pas plus au roi pour
rendre l'enfant à la véritable mère. L'autre femme voulait
un sacrifice pour retrouver la relation fusionnelle avec son amie : l'enfant
devenait le bouc émissaire. Sa mort ne pouvait ouvrir une place vide
puisqu'elle empêchait le surgissement de toute altérité.
Par contre, en se dessaisissant de son enfant, en acceptant de manquer de lui,
la véritable mère ouvrait l'espace vide de la séparation
au point que même l'amie indigne pourrait avoir sa place. (Cf. Le jugement
de Salomon, I Rois, 3-16-28)
La nécessité de réintégrer
l'exclu pour retrouver une vraie place vide
L'exclusion et le partage font mauvais ménage puisque l'exclu est privé
de sa possibilité de partager avec les autres. La place vide qui permet
le partage est incompatible avec le sacrifice et donc avec l'exclusion quelle
qu'elle soit. Dans les mythes égyptiens ce problème a surgi avec
le personnage de Seth. Atoum était le dieu transcendant qui avait créé
Shou et Tefnou. Et, à partir de ce couple primordial, par succession
de générations, étaient nés le sept autres dieux,
dont les plus célèbres sont Osiris, Isis et Horus. Il y avait
donc un dieu primordial et neuf dieux secondaires qui géraient entre
eux leurs propres affaires. Or les dieux secondaires n'avaient trouvé
d'autres solutions pour s'entendre que d'exclure Seth qui symbolisait la violence.
Plus il était exclu et donc écarté du partage commun, plus
sa violence redoublait au point de menacer la vie d'Horus lui-même. Les
années passaient et les essais se multipliaient pour rétablir
un minimum de concorde. Mais la situation ne faisait qu'empirer jusqu'au jour
où Atoum (Ra-Horakhty) entra en scène. Par sa transcendance, il
se situait dans la place vide évoquée jusqu'ici. Il comprit qu'il
fallait absolument réintégrer Seth pour sortir de l'impasse. Il
finit par dire : " Qu'on me confie Seth, fils de Nout. Il siègera
avec moi, tel mon fils : il tonnera dans le ciel et on aura peur de lui ".
Mais si le tonnerre fait peur, il provoque aussi la pluie bienfaisante, comme
pour signifier que la violence n'est pas dépourvue de sens positif pour
la vie elle-même, lorsque lui est offerte la place qui lui revient. Ainsi
l'exclu ici finit par avoir un poste de choix lorsqu'il est réintégré
: il devient fils de l'Autre parce que seul l'Autre peut lui donner une place.
La place vide qui est celle du don est aussi celle du
pardon
A travers Seth, c'est le problème de la violence qui est traitée
dans la pensée égyptienne, mais plus largement c'est aussi le
problème de l'exclusion. Il n'est pas possible de pratiquer l'exclusion
dans le partage commun, car le partage est précédé d'un
don qui vient d'ailleurs (don de la vie et de l'existence) et ce don est offert
à tout homme quel qu'il soit. Ainsi la place vide est là pour
rappeler l'universalité du don qui doit entraîner l'universalité
du partage. Bien plus l'universalité du don suppose l'universalité
du pardon car l'homme est faillible et la faute ne peut arrêter le don.
Rappel du don, la place vide est donc aussi rappel du pardon : il n'est pas
possible de partager vraiment sans la présence du pardon. A la fin des
Mille et Une Nuits, dans le dernier chapitre intitulé La Force de l'amour,
lorsque la femme représentée par Séduction est sortie de
terre où elle était enterrée vivante, chaque individu finit
par trouver sa place pour permettre le grand partage de l'amour. Il reste pourtant
Zoubayda, la première femme de l'Émir des croyants, qui avait
tout imaginé pour que Séduction, la favorite du Souverain, fût
endormie et finalement conduite en terre encore vivante. Tous ceux dont les
noces venaient d'être célébrées au palais, Séduction,
la première, s'empressèrent près du Grand Khalife pour
le supplier de pardonner à la coupable. Il n'était pas possible
de partager l'Amour si une seule personne, fût-elle fautive, en était
exclue. C'est pourquoi Zoubayda fut rétablie dans tous ses droits, avec
les plus grands honneurs : en dépit de son forfait, elle aussi était
admise au Grand Partage.
Etienne Duval