Le partage et la place vide





Le jugement de Salomon par Raphaël


Le partage et la place vide


Les réflexions sur la multiplication des pains nous ont permis de comprendre que le partage est la loi de l'existence humaine. Sans partage il n'est pas d'avenir pour l'homme et pour la société dans son ensemble. Or ici une exigence s'impose : il faut une place vide pour que le partage soit possible.

C'est en partageant que l'homme devient un sujet humain
En Inde, un pauvre homme mendiait de porte en porte et n'avait, midi et soir, qu'une maigre pitance. Or il aperçut un jour, dans une des rues de la ville, un roi souriant et splendide, qui se promenait sur un chariot d'or. Il pensa aussitôt que sa vie de malheur allait trouver son terme. Le roi l'aperçoit, prosterné sur le sol. Il fait arrêter son char à sa hauteur. Étonné et tremblant, le pauvre se redresse et commence à marmonner quelque parole de remerciement. Mais le souverain tend une main vers lui en disant : " Qu'as-tu à me donner ? " Est-ce une moquerie ? Est-ce une nouvelle humiliation ? Le roi pourtant continue à le fixer avec un regard lumineux et plein de bonté. Sans comprendre, le mendiant va chercher dans sa besace et en retire un grain de riz qu'il donne au curieux personnage. Or le soir, en vidant sa poche, il y découvre un grain d'or. " Que ne lui ai-je donné tout mon riz ! " se dit-il. C'est une étonnante leçon que nous donne le conte indien, Le pauvre et le grain d'or. Il vaut mieux partager avec le pauvre que lui verser l'aumône car le partage l'élève à la dignité d'un roi.

Une place vide est nécessaire pour le partage
Autrefois il était de coutume de laisser une place vide à la table du repas commun. Sans doute était-ce une précaution pour recevoir le pauvre de passage. Mais c'était plus encore pour donner un espace de respiration secrète au partage de la famille. Un jour, en Chine, un jeune paysan, qui travaille du lever au coucher du soleil pour un riche propriétaire sans gagner sa vie, décide d'aller demander au dieu de l'Ouest la raison d'une telle anomalie. Pendant les quarante jours de marche de l'aller, il rencontre plusieurs hôtes de passage, s'interrogeant aussi sur les problèmes sans réponse qui jalonnent leur propre existence. Chacun verse dans la besace du jeune paysan la question qui lui tient le plus à cœur. Lorsqu'il arrive enfin, en Inde, près du temple du Dieu de l'Ouest, un vieux serviteur portant une superbe barbe blanche s'approche de lui : " Combien de questions veux-tu poser au dieu, demande-t-il ? - Quatre, répond le paysan chinois. - Il faut un nombre impair de questions, reprend le serviteur. Tu dois sacrifier une de tes questions ". Le jeune homme ne dort pas de la nuit. Au lever du jour, il décide de sacrifier sa propre question. Les trois questions restantes sont posées au dieu et les réponses arrivent aussitôt. Il fallait une question vide pour que le partage se fasse entre l'homme qui interroge et le dieu qui répond. Pour tous, la réponse est la même : le partage est la loi de la vie et il n'est pas possible de partager si le manque n'est pas là. Il faut la place du manque pour partager. Celui qui ne veut pas manquer ne peut partager. Les riches propriétaires de la Chine ne peuvent partager avec ceux qu'ils font travailler parce qu'ils ne veulent pas manquer. C'est la leçon du conte Échange et partage qu'a remis un jour une jeune étudiant chinois au groupe d'études dans lequel nous échangions avec lui.

Dans la vie courante, le sacrifice est un subterfuge facile pour ouvrir la place vide absente
Nous pensons souvent que le sacrifice a disparu de notre société. Or il n'en est rien. Lorsqu'une famille, un groupe, une communauté sont trop fusionnels, ils finissent par étouffer. La réaction instinctive est alors de sacrifier un ou plusieurs individus pour recréer la place vide absente. Souvent, ce sont les plus fragiles qui font les frais de l'opération : malades, personnes en échec, marginaux, étrangers… Mais le sacrifice et la mise à l'écart qui s'ensuit peuvent très bien provoquer la fragilité, la maladie mentale, la marginalité, des comportements répréhensibles qui conduisent à la prison… Un jeune couple, raconte une histoire arabe (Le foie), vit avec la mère du conjoint. La femme finit par ne plus supporter la belle-mère, qui lui ravit une part de l'affection de son mari et occupe une chambre, qui pourrait servir de pièce de repassage ou d'atelier. Elle fait pression auprès du fils pour qu'il fasse de la place en chassant sa mère en dehors de la maison et même en dehors du village. Maintenant c'est sa vie elle-même qui lui devient insupportable. La jeune femme tombe malade et prétend qu'elle ne pourra survivre sans manger le foie de la belle-mère. L'histoire dit que le jeune homme finit par emmener sa mère jusqu'au désert et lui arrache le foie encore chaud pour l'offrir à sa femme. En proie au tourment, il se précipite avec son offrande et trébuche sur le palier de la maison. Il pousse alors un cri de douleur. Une voix insolite se fait entendre : " Tu t'es fait mal, mon fils ? " L'amour de la mère fait encore une place à son enfant au-delà de la mort mais l'amour de la femme qui refuse de manquer ne peut ouvrir la place vide, nécessaire au couple, qu'en sacrifiant la pauvre belle-mère. Comme dans beaucoup d'autres situations, il lui fallait réinventer le bouc émissaire. Sans doute ne s'agit-il pas alors de véritable mort. Mais, comme le suggère le texte, le meurtre symbolique est aussi grave que le meurtre réel, puisqu'il consiste souvent à arracher la capacité d'amour de la victime et à détruire sa possibilité de partager.

Une contradiction manifeste : sacrifier l'autre pour ouvrir la place de l'Autre
En réalité, la place vide est celle du mystère, de l'inconnu ou de la transcendance. Elle est celle de l'Autre, qui fonde toute altérité. Il est donc impossible de l'ouvrir en sacrifiant un autre, quel qu'il soit, car il y aurait contradiction manifeste. Comme l'a bien compris le roi Salomon, il faut passer du sacrifice à la séparation et à l'acceptation du manque. Deux prostituées qui avaient une relation très fusionnelle venaient d'avoir un enfant. Prenant l'autre comme miroir, chacune s'identifiait à son amie et répétait à l'envi ce qu'elle faisait. Or, l'une d'entre elles, sans s'en apercevoir, finit par étouffer en dormant l'enfant qu'elle avait mis sur son sein. Comment son enfant pouvait-il être mort puisque celui de son amie était encore vivant ? Alors qu'il fait encore nuit, elle s'en va près de l'autre lit, ravit l'enfant vivant et met à sa place l'enfant mort. A son lever, l'autre femme ne reconnaît pas son bébé, comprend le stratagème et dénonce la supercherie. Rien n'y fait : l'amie ne veut rien entendre si bien que le roi Salomon doit intervenir. Il met l'enfant vivant devant lui et réclame sa grande épée. Il fera partager le bébé en deux pour que chaque femme ait sa part. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, la véritable mère se réveille et propose que l'on remette l'enfant à l'autre mère. Rien n'y fait : la fausse mère veut que l'on partage le bébé. Il n'en faut pas plus au roi pour rendre l'enfant à la véritable mère. L'autre femme voulait un sacrifice pour retrouver la relation fusionnelle avec son amie : l'enfant devenait le bouc émissaire. Sa mort ne pouvait ouvrir une place vide puisqu'elle empêchait le surgissement de toute altérité. Par contre, en se dessaisissant de son enfant, en acceptant de manquer de lui, la véritable mère ouvrait l'espace vide de la séparation au point que même l'amie indigne pourrait avoir sa place. (Cf. Le jugement de Salomon, I Rois, 3-16-28)

La nécessité de réintégrer l'exclu pour retrouver une vraie place vide
L'exclusion et le partage font mauvais ménage puisque l'exclu est privé de sa possibilité de partager avec les autres. La place vide qui permet le partage est incompatible avec le sacrifice et donc avec l'exclusion quelle qu'elle soit. Dans les mythes égyptiens ce problème a surgi avec le personnage de Seth. Atoum était le dieu transcendant qui avait créé Shou et Tefnou. Et, à partir de ce couple primordial, par succession de générations, étaient nés le sept autres dieux, dont les plus célèbres sont Osiris, Isis et Horus. Il y avait donc un dieu primordial et neuf dieux secondaires qui géraient entre eux leurs propres affaires. Or les dieux secondaires n'avaient trouvé d'autres solutions pour s'entendre que d'exclure Seth qui symbolisait la violence. Plus il était exclu et donc écarté du partage commun, plus sa violence redoublait au point de menacer la vie d'Horus lui-même. Les années passaient et les essais se multipliaient pour rétablir un minimum de concorde. Mais la situation ne faisait qu'empirer jusqu'au jour où Atoum (Ra-Horakhty) entra en scène. Par sa transcendance, il se situait dans la place vide évoquée jusqu'ici. Il comprit qu'il fallait absolument réintégrer Seth pour sortir de l'impasse. Il finit par dire : " Qu'on me confie Seth, fils de Nout. Il siègera avec moi, tel mon fils : il tonnera dans le ciel et on aura peur de lui ". Mais si le tonnerre fait peur, il provoque aussi la pluie bienfaisante, comme pour signifier que la violence n'est pas dépourvue de sens positif pour la vie elle-même, lorsque lui est offerte la place qui lui revient. Ainsi l'exclu ici finit par avoir un poste de choix lorsqu'il est réintégré : il devient fils de l'Autre parce que seul l'Autre peut lui donner une place.

La place vide qui est celle du don est aussi celle du pardon
A travers Seth, c'est le problème de la violence qui est traitée dans la pensée égyptienne, mais plus largement c'est aussi le problème de l'exclusion. Il n'est pas possible de pratiquer l'exclusion dans le partage commun, car le partage est précédé d'un don qui vient d'ailleurs (don de la vie et de l'existence) et ce don est offert à tout homme quel qu'il soit. Ainsi la place vide est là pour rappeler l'universalité du don qui doit entraîner l'universalité du partage. Bien plus l'universalité du don suppose l'universalité du pardon car l'homme est faillible et la faute ne peut arrêter le don. Rappel du don, la place vide est donc aussi rappel du pardon : il n'est pas possible de partager vraiment sans la présence du pardon. A la fin des Mille et Une Nuits, dans le dernier chapitre intitulé La Force de l'amour, lorsque la femme représentée par Séduction est sortie de terre où elle était enterrée vivante, chaque individu finit par trouver sa place pour permettre le grand partage de l'amour. Il reste pourtant Zoubayda, la première femme de l'Émir des croyants, qui avait tout imaginé pour que Séduction, la favorite du Souverain, fût endormie et finalement conduite en terre encore vivante. Tous ceux dont les noces venaient d'être célébrées au palais, Séduction, la première, s'empressèrent près du Grand Khalife pour le supplier de pardonner à la coupable. Il n'était pas possible de partager l'Amour si une seule personne, fût-elle fautive, en était exclue. C'est pourquoi Zoubayda fut rétablie dans tous ses droits, avec les plus grands honneurs : en dépit de son forfait, elle aussi était admise au Grand Partage.


Etienne Duval

 

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