Le trésor des Roms



 

Le trésor des roms

Les Roms, qui nous tendent la main, chaque jour, sont, en fait, des personnages mystérieux. Ils viennent de l'Inde depuis très longtemps, de cette province qu'on appelle le Rajasthan. Contrairement à l'idée habituelle, ils ne sont pas très nombreux en France : une vingtaine de mille ou un peu plus. Mais ils font partie d'un groupe plus important, les Tsiganes, rassemblant environ 250 000 personnes. A côté des Roms originaires des Balkans, il y a les Yéniches en Europe du nord, les Sintis en Italie du nord, les Gitans catalans, et cette population, non complètement stabilisée, se déplace de contrée en contrée. Plusieurs pèlerinages annuels en réunissent des dizaines de milliers sur le territoire français.

En ce moment, nous projetons sur les Roms une image particulièrement négative parce qu'ils nous dérangent. Sans doute posent-ils un certain nombre de problèmes, pas toujours anodins, et développent-ils des comportements mafieux, dangereux à moyen et long terme. Mais si c'était notre attitude à leur égard, qui les poussait dans ces derniers retranchements ? Pour tenter de le comprendre, je vais tout simplement raconter un conte tsigane.

Un conte qui dit tout

Il était une fois un roi tzigane très pieux qui aimait la Sainte Vierge plus que tout au monde. Un jour, il lui promit de faire un pèlerinage afin de lui prouver sa dévotion. Alors la Vierge lui apparut en rêve et lui dit :
- Tu es vraiment un bon roi et c'est pourquoi je te permets de faire un vœu pour
te remercier de tes bonnes actions. Demande tout ce que tu voudras et je veillerai à ce que tu ne manques de rien.
- Tu as fait un roi de ton serviteur, dit le roi tzigane, je te demande donc de donner à ton serviteur un esprit avisé afin qu'il règne sagement sur son peuple et qu'il puisse distinguer le bien du mal.
Ce vœu plut beaucoup à la Vierge et elle dit au roi :
- Puisque tu as exprimé ce vœu et que tu n'as point souhaité une longue vie,
la richesse ou la mort de tes ennemis, je te donnerai un esprit sage et avisé qui n'aura pas son pareil, mais aussi ce que tu ne m'as pas demandé : la richesse, l'honneur et une longue vie.
Et brusquement, elle disparut.

Quelque temps plus tard, quand deux hommes vinrent se plaindre auprès de lui, l'occasion de prouver sa sagesse se présenta au roi tzigane. L'un d'entre eux dit :
- Nous avions chacun un précieux violon. Le violon de cet homme est tombé par terre et s'est brisé. Alors il s'est levé pendant la nuit et a pris le mien.
Mais l'autre rétorqua :
- Non, ce n'est pas mon violon qui s'est brisé. Je n'ai pas volé ce violon.
Il m'appartient depuis toujours.
Et ils se disputèrent ainsi jusqu'à ce que le roi tzigane les arrêtât :
- Eh bien, puisque vous prétendez tous les deux que ce violon vous appartient, partagez-le donc en deux et que chacun en prenne une moitié.
- C'est çà, dit l'un, divisons-le, qu'il ne soit ni tien ni mien ! Mais quand l'autre entendit parler de la sorte, par amour du violon, il s'écria aussitôt, épouvanté :
- Non, donnez-lui ce beau violon, surtout ne le partagez pas, ce serait trop dommage.
Et il jeta un dernier regard nostalgique sur le violon.
Alors le roi tzigane dit :
- Donnez le violon à cet homme qui a voulu faire don de son instrument : sans aucun doute il lui appartient.

Tous les Tziganes entendirent parler de ce jugement et ils virent combien leur roi était sage et avisé.

Chacun reconnaît la reprise fidèle du Jugement de Salomon, mais, phénomène particulier, l'enfant est remplacé par un violon.

La recherche de la Sagesse

Pour le Tsigane et en particulier pour le Rom, la sagesse de Salomon représente un idéal de vie auquel il doit progressivement se conformer. Chacun a, en effet, la dignité d'un roi et sa royauté est dans le domaine de la sagesse. Il lui faut toute une vie pour l'acquérir : c'est pourquoi, en attendant, il est invité à écouter les vieux, qui, de génération en génération, transmettent leur enseignement par des contes et des proverbes. Au départ, il est impossible d'être aussi parfait que les personnes plus âgées et certains écarts à la loi sont tolérés. Une légende raconte que la Sainte Vierge et Saint Joseph étaient dans l'embarras lorsqu'il a fallu fuir le roi Hérode pour éviter le massacre des enfants innocents. Des soldats leur barraient la route. C'est alors qu'une Bohémienne se présente et leur propose de mettre l'enfant Jésus dans son bissac. Les soldats l'arrêtent : " Qu'est-ce que vous avez dans votre sac ? - Un enfant bien sûr, fait-elle sans hésitation. - Eh bien, si vous le dites, c'est que vous n'en avez pas, reprennent les soldats. Vous pouvez passer ". C'est pourquoi, depuis, Dieu leur a permis de voler cinq sous, pour le prix du passage. Ils ne sont responsables que du surplus.

Le violon qui rassemble

Comme nous l'avons dit, l'originalité du conte, concernant le jugement du roi tzigane, a consisté à remplacer l'enfant par un violon. C'est dire tout le prix accordé à cet instrument de musique, qui représente le noyau de la culture, le trésor qu'il faut absolument préserver. Avec lui, la musique, le chant et la danse, sont mis en valeur pour animer et rassembler la communauté. En même temps, le violon sert d'instrument de passage vers " l'autre monde ". Que de fois, les grands personnages et les rois eux-mêmes ont fait appel aux Tsiganes musiciens pour animer avec leur violon les fêtes de la Cour et d'autres grandes assemblées. Et aujourd'hui encore, les musiciens roms ont le pouvoir d'enchanter les passants de la rue, qui n'hésitent pas à faire preuve de générosité. Je me souviens d'un concert dans le métro (j'ignore s'il s'agissait vraiment de Roms), qui a ébloui les passagers. Beaucoup sont revenus verser une seconde obole aux musiciens prestigieux.

A travers le violon, c'est la dimension symbolique de la culture tzigane qui est soulignée : le violon rassemble par l'accord qu'il établit non seulement entre les notes mais aussi entre les personnes qui écoutent. Il en va de même pour le chant et la danse. L'univers entier est appelé à se mettre en accord avec les hommes, dans une sorte de concert qui dépasse la terre elle-même.


Le violon brisé

Il faut de la sagesse et un long apprentissage pour jouer correctement du violon. J'imagine, mais on peut aussi imaginer le contraire, que celui qui a brisé son violon n'est pas un Tsigane. Le violon dans sa dimension symbolique n'a pas sa place dans notre monde gouverné par la toute-puissance et une trop grande volonté de maîtrise. C'est pourquoi cet instrument fait pour unifier finit par se briser en mille morceaux : sorte de métaphore pour dire que notre culture tend à désymboliser et à amplifier les inégalités. Bien plus, nous ne voulons pas nous rendre à l'évidence et nous pratiquons le déni en refusant de voir que nous sommes responsables de la brisure de notre société. Il faut un bouc émissaire. C'est l'autre, celui que nous marginalisons, qui est le vrai responsable. Il est trop différent pour entrer dans notre monde, qui est, sans aucun doute, le meilleur des mondes ! Il mérite d'être condamné par la justice du roi.

Le violon retrouvé

Heureusement le roi tsigane est, à l'image de Salomon, un roi plein de sagesse. Et le joueur de violon n'hésite à donner raison à son adversaire pour sauver son instrument. Mais non, la sagesse veut qu'il le conserve parce que l'adversaire est prêt à le casser en deux. Ainsi contre vents et marées, le Tsigane, et avec lui le Rom, est décidé à défendre sa culture. Depuis le jugement du roi, jugement intemporel, il sait qu'elle est peut être imparfaite aux yeux de l'autre monde, mais, en même temps, il est assuré qu'elle porte un trésor universel, représenté par le violon. Patiemment il attend la venue d'un autre temps pour en faire cadeau à celui qui reste, encore aujourd'hui, incapable de s'en servir.

L'appel au partage

Pour le moment, le Rom, souvent dans la nécessité il est vrai, nous invite à partager. Sans doute, cherche-t-il, en nous demandant l'aumône, à subsister, mais il a une clef secrète : pour lui la richesse est le fruit du partage. C'est ce qu'il voudrait nous faire comprendre. En lui donnant de quoi subsister, nous ne nous appauvrirons pas. Il pourra, à cette condition, nous donner son violon en partage, sans le casser en deux. Au lieu de se briser, le violon finira par se multiplier, car il possède un pouvoir magique, qu'il tient des lois universelles de l'univers, avec lesquelles il joue à l'unisson.

Le jeu entre deux cultures

Avec son violon, le Rom voudrait jouer avec nous, car, pour lui, la vie est un jeu. Mais, pour nous, la vie est un combat pour accéder à une société plus universelle. Nous en arrivons à opposer communauté (des Roms ou d'autres) et société, comme si elles étaient antithétiques et nous pensons à tort que la communauté est une structure archaïque et dépassée. Or l'une ne va pas sans l'autre : je ne peux atteindre l'universalité concrète sans passer par la communauté. L'humanité ne peut se construire que dans le jeu entre communauté et société, jeu nécessaire pour la constitution du sujet lui-même. En France particulièrement, nous parlons constamment d'intégration. En réalité, l'intégration n'est pas souhaitable parce qu'elle détruit la culture de l'autre. Seul le jeu permet un enrichissement mutuel et le respect des valeurs de chacun, dans un ensemble toujours plus humain parce qu'il est toujours plus ouvert à l'autre.

Partir du symbolique pour atteindre l'universel

L'Occident a perdu ses racines en perdant la dimension symbolique de l'existence, basée sur le jeu. C'est pourquoi l'universel recherché reste trop souvent un universel abstrait et l'élan qui le porte n'est pas celui de la création. Or cette dimension symbolique, les Roms comme les Tziganes, dans leur ensemble, l'ont conservée. Ils nous invitent à partir d'elle pour construire l'humanité, sans perdre pour autant notre aspiration à l'universel. Mais sommes-nous disposés à accepter une des plus grandes leçons d'humanité, d'un peuple, que nous avons jusqu'ici marginalisé et déconsidéré ? C'est à une véritable renaissance que ce peuple nous convie.

Dynamique de la vie et création

Partir du symbolique pour atteindre l'universel concret, c'est entrer dans la dynamique de la vie elle-même et dans le grand jeu de la création. Pour illustrer un tel propos, je voudrais reprendre la conclusion d'un rapport sur les espaces intermédiaires, rédigé en 1991.
" Nous sommes devenus trop sérieux. Nous avons fermé nos cours de re-création. Tenaillés par leurs problèmes, les adultes ont oublié qu'ils étaient aussi des enfants et qu'ils doivent réapprendre à jouer avec la vie. Ils se sont enfermés dans leurs raisonnements et ne peuvent échapper à la répétition. Chacun est pris dans un cercle vicieux. Les difficultés économiques, le chômage, nous renvoient aux vieilles recettes et aux réflexions d'experts trop académiques. Or les crises sont le moment où il faut retourner aux sources de la vie, où il faut redevenir enfant, car seul l'enfant sait encore jouer sa vie. L'espace intermédiaire, sous ses différentes formes, est précisément le lieu où l'individu peut reprendre souffle et renaître à lui-même. C'est là qu'il retrouve l'énergie et l'élan créatif de son existence. C'est là aussi qu'il redécouvre les vertus du partage. Développer une dynamique de l'insertion, c'est d'abord rouvrir les différents espaces de jeu, que la nature avait préparés. C'est aussi faire appel à des personnes qui peuvent servir de guides à ceux qui ne savent plus jouer. " (Espaces intermédiaires et dynamique de l'insertion, Etienne Duval, Direction régionale du travail et de l'emploi, Lyon, octobre 1991)

 

Etienne Duval

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