Négociation et espace d'incertitude





Bobin sur l'arbre à palabres

http://bastian.blog.lemonde.fr/2006/09/


 

Négociation et espace d'incertitude


L'actualité attire aujourd'hui notre attention sur plusieurs conflits. Nous voudrions montrer ici que la négociation réussie passe par un lâcher prise et ne peut se réaliser qu'à l'intérieur d'un espace d'incertitude. Que nous le voulions ou non, la parfaite maîtrise et l'immobilité ne sont plus de mise lorsqu'il faut ouvrir une place à l'autre et à l'avenir. Pour faire comprendre une telle exigence, nous soulignerons les étapes qui vont de la mauvaise entente à la parole, en passant par l'affrontement et le nécessaire décalage et décentrement.

Mauvaise entente et confusion

Au départ, nous piétinons dans une situation où la parole ne passe plus sous l'effet d'une mauvaise entente. Déjà la violence est à la porte car il n'y a pas de place pour l'écoute, de part et d'autre. Dans le mythe de Babel, c'est l'enfermement dans le même qui engendre l'incompréhension. Le projet est de réunir tous les habitants autour de la construction d'une Tour qui atteindra le ciel. Chacun devient une brique dans l'ensemble de la communauté qui s'élève vers Dieu, peut-être pour s'approprier la toute-puissance divine. C'est alors que les différences s'estompent et les messages se brouillent. Il n'y a plus de parole possible lorsqu'on va du même au même, ou plus simplement lorsque l'autre ne compte pas, parce qu'il devient un objet manipulable à merci. Il n'y a pas de sujet pour entendre, les repères s'estompent et chacun entre dans la confusion.

Du blocage à l'affrontement

Si la parole ne passe plus, c'est le courant lui-même qui fait défaut. La machine se bloque et le dynamisme du corps social s'essouffle. La peur prend le relais, peur d'être asphyxié et même peur de la mort. Pour en sortir, l'homme a l'arme de la violence pour recréer la distance et le manque. Sans doute l'homme est-il désir, mais il est aussi violence dès l'origine. La violence peut tuer sans doute, mais elle peut aussi faire cheminer l'homme vers la parole. Les Indiens disent qu'il y avait, dans leur contrée, un arbre plus vieux que le monde. Chaque année il portait des fruits magnifiques, mais, sur l'une de ses deux branches, les fruits étaient empoisonnés et pouvaient produire la mort. Aucune femme, aucun homme ne savait quelle était la mauvaise branche si bien que, jusqu'ici, personne n'avait osé manger un seul de ces fruits, les plus magnifiques du monde. Or, une année, la famine s'installe. Les habitants du village voisin vont mourir s'ils ne goûtent au fruit de l'arbre des origines. A bout de souffle, l'un d'entre eux se lève et cueille sa nourriture sur la branche de droite. Il reste debout et se trouve réconforté. Les autres habitants se précipitent à sa suite, pour leur plus grand plaisir. Mais, à la tombée de la nuit, le conseil du village décide de couper la branche de gauche. Au petit matin, lorsque tous viennent en quête de nourriture, l'arbre est mort et les fruits sont jetés à terre. La branche du désir ou de la vie a besoin de la branche de la violence ou de la mort : les villageois l'ont appris à leurs dépens. Il ne s'agit pas pour autant de donner libre cours à l'affrontement. Sous peine de mort, la violence doit toujours être conjuguée avec le désir qui recherche l'amour, pour faire prospérer la vie. Encore faut-il qu'elle soit intégrée pour dynamiser le désir lui-même. Lorsque Moïse conduisait les Israélites dans le désert, l'énervement finit par prendre le dessus et des mutineries s'installèrent, mettant en danger le peuple tout entier (selon notre interprétation). Le chef eut alors une inspiration de génie. Il fit représenter la violence (notre interprétation) sous la forme d'un très grand serpent d'airain, que tout le monde pouvait voir parce qu'il était placé sur un étendard très élevé. Si quelqu'un était prêt à s'engager dans la mutinerie meurtrière, il devait regarder le serpent. C'était alors sa propre violence qu'il découvrait et, en l'intégrant en lui, il se trouvait guéri. Pour écarter le danger de la violence, rien ne sert de vouloir l'éradiquer : il est préférable, au contraire, de l'accepter comme une dimension de soi-même, pour en faire une source privilégiée de la parole naissante. Il n'est pas forcément opportun de vouloir éviter le temps de l'affrontement, si c'est bien la négociation qui à terme est recherchée.

Le nécessaire décalage pour voir et écouter l'autre

Celui qui reste ancré sur son territoire et ses positions juge la situation et ceux qui l'entourent à partir de lui-même et de son conditionnement. Marx l'a expliqué savamment dans sa théorie sur l'idéologie. De leur côté, les Chinois nous offrent un conte pour rire, qui le fait comprendre plus simplement. Un jour, un paysan, originaire d'une région reculée, décide de partir au marché. Sa femme souhaiterait qu'il lui achète un peigne. Mais, arrivé sur le lieu de ses emplettes, il ne sait plus quel est l'objet désiré par son épouse. Il choisit un miroir. De retour à la maison, il le donne à sa femme. Curieuse, celle-ci déchire l'emballage. En regardant l'objet, elle se met à pleurer. Sa mère est là, toute proche ; elle s'enquiert du problème. " Mon mari a acheté femme seconde ", dit la fille éplorée. Prenant, à son tour, le nouvel objet, la mère rassure la jeune femme : " Ne t'inquiète pas, elle est déjà bien vieille ". Ainsi, celui qui ne quitte pas sa maison, juge tout en fonction de sa propre image. Le décalage est indispensable pour voir et écouter l'autre. C'est ce qu'a bien compris un autre paysan chinois. Une question l'inquiète : pourquoi ne gagne-t-il pas sa vie alors qu'il travaille sans relâche ? Pour trouver une solution à cette énigme, il décide de s'écarter de chez lui pour aller interroger le dieu de l'ouest. Son long voyage lui permet de rencontrer plusieurs personnes, qui lui confient leur propre problème à présenter au dieu. Arrivé à la porte du temple, un vénérable personnage l'interroge sur ses requêtes. En fait, il a quatre questions, alors que le nombre total doit être impair. De quatre, il convient de passer à trois. Après une nuit de réflexion, notre jeune homme décide de sacrifier sa propre question. La réponse ne se fait pas attendre. Il convient de respecter la loi du monde qui est le partage. Les conséquences sont sans appel. Si l'on veut devenir un personnage honorable, il faut renoncer à ses privilèges. Pour réussir dans les affaires, mieux vaut ne pas être trop attaché à son argent : il est préférable de le faire fructifier pour le bénéfice de tous. Si une mère veut le bien de sa fille, elle doit accepter de s'en séparer. A travers toutes ces réponses, le jeune homme s'enrichit du partage avec ses hôtes de passage jusqu'à trouver sa propre femme et finit par découvrir la solution à sa propre question. Pour gagner correctement sa vie, il ne peut plus considérer l'entreprise agricole pour laquelle il travaille comme une mère dont il devrait tout attendre et ceux qui l'emploient ne peuvent pas agir comme s'ils étaient les propriétaires de leurs employés au point de les pressurer constamment. A ces deux conditions, le paysan pourra prendre sa part de responsabilité et gagner correctement sa vie. Il fallait donc se décaler pour voir correctement le problème, allant jusqu'à faire passer, avant les siennes, les préoccupations des autres. En même temps la solution supposait des séparations, qui obligeraient à mettre de la distance entre les individus et à créer du détachement par rapport aux privilèges et à la richesse. Ainsi le décalage initié par la décision de partir en voyage finit par structurer toute sa démarche.

L'entre-deux pour la rencontre

Dans la plupart des cas, il ne suffit pas de se décaler pour aboutir à la meilleure solution des problèmes posés. Il convient d'aller plus loin encore, en ouvrant un espace intermédiaire entre les intéressés, pour que la rencontre soit réellement possible. Cet espace est sacré parce qu'il fait sa place à l'autre. Un célèbre épisode de la Bible le met parfaitement en évidence : il s'agit de l'événement du buisson ardent. Un buisson brûle sans se consumer. Moïse, qui fait paître son troupeau, à proximité, réalise un détour (il se décale) pour considérer le phénomène. Tout à coup Yahvé l'arrête : " N'approche pas d'ici, retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte ". Le berger est sur l'espace sacré de l'entre-deux et de la parole : Dieu va lui révéler son nom (Je suis celui qui suis) et lui confier la mission de libérer son peuple. C'est tout l'avenir d'Israël, qui est engagé, à partir de ce lieu privilégié où l'Autre a sa place.

Créer l'espace d'incertitude pour pouvoir négocier

Nous sommes constamment en plein décalage et en pleine mobilité. Le mouvement et l'imprévisibilité doivent atteindre maintenant les positions de chacun. Un footballeur, qui entraîne des jeunes de la banlieue lyonnaise a son secret : il faut, selon lui, créer l'espace d'incertitude pour pouvoir marquer des buts. Il en va de même pour aboutir dans une négociation. Peut-être estimons-nous que nous n'avons rien à lâcher. Alors écoutons ce conte de l'Inde, intitulé Le pauvre et le grain d'or. Un mendiant, très pauvre, allait de porte en porte pour quêter sa nourriture. Or il apprend que le roi va passer tout près sur un chariot d'or. Il se précipite alors vers la route royale. Le chariot arrive. Le souverain fait arrêter l'équipage à la hauteur du mendiant. L'air souriant, il tend la main, demandant au quêteur ce qu'il peut lui donner. Interloqué, celui-là croit que le roi se moque de lui. Et le Seigneur insiste. Le pauvre a bien deux ou trois poignées de riz dans sa poche mais il n'aime pas partager. Piteusement il tend au demandeur un seul grain pour toute aumône. Mal lui en prit car, le soir, en grattant dans sa poche, il découvre un grain d'or. " Si au moins, dit-il, j'avais donné une bonne partie de mes réserves ! " Ainsi, celui qui ne veut rien perdre ne peut rien gagner.

Le temps de la parole

La négociation implique l'entrée dans la parole et la parole est elle-même pétrie d'imprévisibilité, même si certains cadres doivent être respectés. Que penser alors des négociateurs trop prudents, qui ne font que répéter les consignes du pouvoir ou des appareils ? Nasr Eddin, un grand sage du Moyen Orient, vivant dans les temps anciens et utilisant la plaisanterie pour se faire comprendre, leur a depuis longtemps préparé une réponse. Un jour, sur un marché, quelqu'un vient vendre un très beau perroquet qui parle l'arabe. Il en obtient deux pièces d'argent, ce qui est une coquette somme d'argent pour l'époque. Le lendemain, Nasr Eddin arrive avec un superbe dindon. Il en demande trois pièces d'argent. Surprises, les personnes, qui avaient assisté à la séance de la veille, interrogent le voleur : " Comment peux-tu demander trois pièces d'argent pour un dindon, alors que le perroquet parlant l'arabe a été cédé pour deux pièces seulement ? - Sans doute votre animal parle, reprend l'interpellé, mais le mien vaut beaucoup plus parce qu'il pense ". Ainsi, ceux dont la parole n'est que répétition sans pensée aucune seront toujours les dindons de la farce.

Une question pourtant continue à se poser : où est passée, dans la parole, la violence qui présidait à l'affrontement initial et qui a permis d'opérer le premier déblocage ? L'histoire du sage et du serpent va nous le faire comprendre. Un serpent était installé sur un chemin que devaient emprunter les habitants d'un village. Chaque jour, il les terrorisait sans ménagement, en se jetant sur eux pour les mordre cruellement. Or un sage vint à passer. Le reptile lui fit subir le même tourment. Doucement, le sage lui demanda pourquoi il lui imposait des tortures alors qu'il voulait simplement passer sans lui causer le moindre ennui. Ému par la douceur du voyageur, le serpent s'excusa. L'homme lui fit la leçon et lui demanda de faire le serment qu'il ne mordrait plus les passants. Sans attendre, il donna sa parole. Depuis ce jour, il ne mordit plus mais les voyageurs, s'apercevant de son changement d'attitude, lui firent subir les pires désagréments, lui jetant des pierres, le frappant avec des verges et le faisant tournoyer dans les airs au bout de leurs bâtons. Là-dessus, le sage passa à nouveau, après quelques semaines. Il chercha l'animal. Tremblant, meurtri de toutes parts, celui-ci était caché sous quelques feuilles ; il finit par se montrer. L'homme n'en revenait pas. " Que s'est-il passé, dit-il ? - Tu m'as demandé de ne plus mordre, répondit le serpent. Je t'ai obéi mais ma vie est devenue une épreuve de chaque instant. - Oui, je t'ai interdit de mordre, reprit le maître, mais je ne t'ai pas défendu de siffler. " Depuis lors, le reptile mena une vie tranquille auprès des habitants du village. Ce que le sage veut nous faire comprendre, c'est que la violence reste sous-jacente à la parole sous la forme de la menace et de la critique : elle peut " siffler ", gronder, invectiver, contredire, interdire même sans pour autant détruire. Dans le jugement de Salomon, un modèle pour toute justice, la menace était présente sous la forme de l'épée, qui permit de faire émerger la vérité. Aussi demeure-t-elle toujours une arme dans la négociation pour faire bouger les lignes lorsqu'elles sont trop figées : elle fait partie de la parole.

Francesco Azzimonti, formateur de formateurs
Etienne Duval , sociologue
Le 29 novembre 2007

 

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