Notre rapport à l'étranger
Au-delà de l'incompréhensible incompréhension
En France, notre rapport à l'étranger est fait de bonne volonté mais aussi d'une grande incompréhension. L'image de notre comportement, noircie par le renvoi des immigrés, surtout lorsque les familles sont déchirées et les destins individuels brisés, devient de plus en plus insupportable. Aurions-nous déserté la sphère de l'humain, écarté le rapport à l'autre qui fait de nous des hommes ? Peut-être, mais c'est alors dans la plus grande inconscience. Le film coréen, Printemps, Été, Automne, Hiver… et Printemps, pourrait contribuer à nous ouvrir les yeux.
La pierre qu'il faut traîner
Le cinéaste Kim Ki-Duk met en scène un vieux moine et un enfant,
sur une petite île au milieu d'un lac. Sans intervenir inutilement, le
vieux moine s'efforce d'éduquer l'enfant, pour le conduire, un jour,
jusqu'à l'éveil. Or, une scène étonnante est en
train de se passer. L'enfant attache des pierres, par l'intermédiaire
d'une ficelle, à un serpent, une grenouille et un poisson. Les pauvres
petits animaux peinent pour traîner ce fardeau inhabituel et leur tortionnaire
prend plaisir à les voir gesticuler. Le maître est là mais
ne dit rien. Au cours de la nuit, il vient lui-même attacher une grosse
pierre au dos de l'enfant. Lors du réveil, il lui fait la leçon
: " Hier, tu as martyrisé de pauvres petits êtres vivants.
Aujourd'hui, tu vas toi-même traîner ta pierre pour aller libérer
les animaux que tu as torturés. Si l'un d'entre eux est mort, tu souffriras,
toute ta vie, de la cruauté de ton acte ". Péniblement, l'enfant
se traîne jusqu'au lieu du forfait. Il délie le poisson et la grenouille
de leur pierre invalidante. Malheureusement, le serpent a cessé de vivre.
Sans s'en rendre compte, le jeune moine est en train de faire son voyage initiatique
et il se trouve maintenant au point de rencontre crucial avec la mort. Il se
rend compte qu'il a une pierre à traîner parce que quelqu'un d'autre
l'a attachée sur son dos. Nous saurons à la fin du film que sa
mère l'a abandonné, au tout début de son existence. Pour
se libérer, il faudra, comme le moine le lui a fait comprendre, s'ouvrir
à l'autre pour l'aider à se délivrer de son fardeau. Alors,
la pierre qu'il a fallu traîner, pendant de longues années, deviendra
le socle de l'éveil lui-même et donc de la libération de
l'être.
La pierre de l'étranger
L'étranger qui quitte le Maghreb, les profondeurs du continent africain,
le Moyen Orient, a aussi une pierre qu'il traîne avec difficulté.
Il tourne en rond parce que la communauté l'enferme et aspire toute son
énergie. Il a de la peine à réaliser sur place des programmes
de développement à long terme. Tout s'effiloche, l'argent s'égare
dans les poches de ceux qui lui veulent du bien, l'horizon se ferme et il ne
voit d'autre solution que d'aller rêver ailleurs parce qu'ici le rêve
a perdu sa force créatrice.
Il vient chez nous pour qu'on le libère de sa pierre
Par tous les moyens, l'étranger cherche à sauver sa peau. Il veut
parvenir chez nous, comme s'il percevait déjà sur notre terre
un avenir messianique. Contrairement à ce que certains pensent, il ne
vient pas d'abord pour gagner sa vie : il est plus fondamentalement en quête
de guérison et de libération. Le nœud du problème
est culturel ; il n'est pas seulement économique. Il attend, bon gré
mal gré, qu'on le libère de sa pierre.
Nous ne comprenons pas sa demande
Pris dans nos problèmes de crise, nous ne comprenons pas sa demande.
Il a le cœur meurtri et nous le prenons pour un envahisseur. Notre cœur
se ferme pour pouvoir se défendre. Il y a, entre nous, un jeu de cache-cache
qui contrarie la recherche de solutions adéquates. Nous imaginons son
besoin à la lumière de nos propres soucis. Mais nos soucis enveloppent
sa demande du voile de la nuit, qui nous empêche de le comprendre.
Une situation impossible et le règne de la peur
La situation devient de plus en plus impossible à dénouer. Dans
la confusion qui engendre l'incompréhension, chacun s'enferme dans la
peur. Il faudrait que nous nous engagions, les uns et les autres, dans un voyage
initiatique, pour affronter la mort. Mais la mort, c'est l'autre et il faut
l'écarter. Les banlieues s'enflamment et les charters se chargent des
sans papiers. Les autorités tentent de s'accaparer la raison face aux
dangereux utopistes, loin de la réalité, et pourtant, comme toujours,
" le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ".
Le problème, c'est que nous avons aussi notre pierre
à traîner
Si nous réagissons de manière aussi inconsidérée,
c'est que nous avons aussi notre pierre à traîner. Malheureusement,
nous ne le savons pas. Notre souci, ce ne sont pas nos racines, ce sont les
projets, avec une société à construire et sans cesse à
perfectionner. Apparemment, le droit et la vertu sont de notre côté.
Construire un monde où chacun a sa place, n'est-ce pas le plus beau projet
imaginable pour l'humanité en marche ? Nous sommes du côté
des projets et de la société à construire, mais la pierre
que nous traînons, ce sont précisément nos racines et la
communauté oubliées. Nos difficultés à mettre en
œuvre nos programmes et à conjurer la crise tiennent pour une bonne
part à cette lourde pierre que nous ne voyons pas. Les dynamiques ne
sont pas du côté de la communauté, qui peut nous enfermer
et stériliser nos énergies, ni du côté de la société
qui peut nous aliéner dans le mirage de ses plus beaux projets. Elles
sont dans l'entre-deux, entre la communauté et la société.
Chacun a la solution pour l'autre
S'il en est bien ainsi, nos destins sont croisés. C'est l'étranger
seulement qui peut me libérer de ma pierre parce qu'il m'apporte la communauté
que j'avais oubliée. Et, en échange, je peux l'aider à
couper le lien mortifère à la communauté, lorsqu'il se
laisse envahir par elle, en l'ouvrant aux projets d'une société
toujours plus universelle. Comme nous l'enseigne le tao, il faut apprendre à
marcher sur ses deux jambes, celle de la communauté reliée aux
racines et celle de la société ouverte aux projets.
Un chantier commun à entreprendre ou le retour au jardin
Nous avons à construire un espace commun, plein d'enchantement, où
chacun pourra trouver ses moyens de subsistance et ouvrir une place à
l'autre. Il n'est plus question d'intégration dans un monde préparé
à l'avance, qui me reste extérieur. Il devient nécessaire
de faire naître une autre culture où nous croiserons nos fils et
où le métier choisi, avec son cadre approprié, devra relier
communauté et société. Entre l'une et l'autre, nous cultiverons
notre jardin comme on tisse une œuvre d'art, pour un monde plein de promesses.
La voie du sujet et de la libération
C'est dans ce jardin que pourra se faire l'éveil et la libération.
Le sujet ne peut trouver sa voie qu'entre communauté et société,
où gît le paradoxe. Ici la parole a droit de cité, donnant
aux actes toute leur fécondité. Elle naît à la jonction
de nos deux pierres, qui, une fois libérées, serviront de fondement
à notre maison commune.
Etienne Duval
Le 26 octobre 2007