Réflexions sur le travail de deuil




Roger Van der Weyden

http://www.culture-et-foi.com/coupsdecoeur/oeuvres_dart_2004_weyden.htm


Réflexions sur le travail de deuil


Waël est mort, dans la fleur de l'âge, il y a une année. Il avait 23 ans et était le fils de Mohamed (Libanais) et de Chantal, le frère de Marwan, Soël et Yanis. Nous pensons que ce cas est susceptible d'éclairer une réflexion sur le travail de deuil, qui est aussi relecture de la vie du disparu. Aucune mort ne ressemble à une autre, chaque mort est particulière. Mais ce qui est singulier porte la marque de l'universel et peut nous introduire dans une parole, à multiples facettes et sans cesse reprise par d'autres, parce qu'elle fait circuler le sens sur un sujet qui interroge tout homme quel qu'il soit.

Il était de passage

Waël, en arabe, veut dire le demandeur d'asile, le voyageur. Dès son entrée dans l'existence, cet enfant semblait venir d'ailleurs et aller vers un ailleurs. Il est né dans un taxi. Son itinéraire évoque le superbe conte arabe, intitulé Le secret. Sur les marches d'un grand palais, un mendiant, nommé Ayaz, venait quotidiennement quêter sa nourriture et méditer sur les grands problèmes du monde. Mahmoud, un souverain plein de puissance, finit par le remarquer. Il trouve cet homme hors du commun : ses yeux renvoient au mystère de la vie et ses paroles sont toujours empreintes d'une grande sagesse. Sans prendre conseil, le roi en fait son premier conseiller et son plus grand ami. Toute la Cour est en émoi. De son côté, le grand vizir est sur ses gardes et fait surveiller cet homme étrange. Tous les soirs, dans un sous-sol, le mendiant promu maintenant aux plus grands honneurs s'enferme à clef dans une chambre basse. Il s'agit sans doute d'un espion qui complote avec des étrangers. Pourtant confiant, le souverain finit par prendre peur. Un jour, alors qu'il sort de sa chambre basse et referme la porte à clef, le premier conseiller se trouve nez à nez avec le roi, accompagné du grand vizir : il lui intime d'ouvrir la porte. Non c'est impossible. " L'espion " résiste, se cabre et, dans son énervement, finit par laisser tomber sa clef. Le vizir la ramasse et ouvre lui-même la porte. Mais quelle surprise ! La pièce est vide. Seuls pendent au mur un manteau rapiécé, le bol du mendiant et le bâton pour la marche. Alors, parlant avec autorité, Ayaz s'écrie, en s'adressant au souverain : " Ici est le royaume des pèlerins perpétuels, tu n'avais pas le droit d'y entrer ". Mahmoud alors s'abaisse devant son serviteur et baise le pan de son manteau. Tout est remis en ordre. Chacun retrouve sa véritable place. L'homme authentique n'est pas celui qui est installé dans l'existence, mais celui qui est toujours de passage pour pouvoir donner sa place à l'autre.

Sans même bien le comprendre, c'est ce que faisait Waël. Jeunes et moins jeunes se sentaient bien avec lui, comme s'ils retrouvaient leur assise. Mieux encore, il avait choisi de se spécialiser dans la restauration et l'hôtellerie et là, il prenait plaisir à placer ses hôtes de passage. Et, très peu de temps avant sa mort, il a démoli le mur de sa chambre pour donner plus de place à l'espace familial, se contentant du salon pour passer ses nuits écourtées.

Ses passages brefs étaient des rencontres intenses

Ses passages étaient toujours de courte durée. Il arrivait fréquemment avec des cadeaux. Quelques jours avant sa mort, il a offert un vélo à son petit frère Yanis pour qu'il puisse continuer le voyage, et à toute la famille il a laissé le certificat de son bac pro qu'il venait de réussir. Il fallait qu'il puisse partir sur une réussite. En poussant la porte, il ouvrait l'espace de la gratuité pour que la rencontre se fasse dans le plaisir et la joie et il s'en allait rapidement frapper à d'autres portes. Aujourd'hui encore les jeunes gardent un souvenir ému de ces rencontres intenses.

Juste avant de partir : " J'ai confiance en la vie "

Et puis la mort est arrivée sans crier gare : des maux de tête, le diagnostic d'une tumeur très grave au cerveau. On s'interroge sur l'opération. Un grand chirurgien consulté ne cache pas les risques avec des séquelles très importantes. C'est Waël qui a le dernier mot. Il donne carte blanche à la médecine en disant à son père : " J'ai confiance en la vie ". Inconsciemment, il se sent pourtant condamné : il demande au chirurgien s'il peut fumer. Il a droit à quatre cigarettes, pas plus : assez pour qu'une des facettes de la vie puisse partir en fumée. Sur le billard, l'homme de l'art fait tout son possible mais l'opération échoue. Quelques jours de réanimation, juste le temps, pour la famille, de se préparer au départ.

Tout s'échappe et la découverte de sa propre fragilité

Waël a joué sa partie jusqu'au bout. Il reste aux proches à jouer la leur. Qu'est-ce qu'ils vont faire de la mort ? Ils ne le savent pas encore car, pour le moment, tout s'écroule. Ils n'ont plus d'assise. Avec le vide, c'est la douleur qui s'installe. Les ambitions humaines apparaissent bien puériles maintenant. Souveraine pour un temps, la mort est un juge sévère. La toute puissance s'efface sous son regard hostile. Sans crier gare, à la moindre évocation de Waël, voici que les larmes surgissent chez ceux que l'on croyait forts. Il n'est plus de courage qui vaille : les plus braves expérimentent la fragilité humaine. Mais bizarrement, c'est à travers elle que la vie tente de trouver un nouveau sillon.

On peut intérioriser la mort mais on ne peut pas faire le deuil de la vie

Chacun y va de son couplet sur le nécessaire travail de deuil, les sages, les psychologues, ceux qui croient être bien informés. Mais qu'est-ce que le travail de deuil ? Sans doute faut-il prendre de la distance par rapport à ce qui est arrivé. Peu à peu, bon gré mal gré, certains essaient d'apprivoiser la mort. Jusqu'ici elle restait extérieure, et voilà qu'elle est entrée dans la maison. Maintenant, elle fait partie de l'existence quotidienne : elle vous suit dans votre travail, dans vos voyages, le jour, la nuit. Le problème essentiel c'est sans doute de l'intérioriser suffisamment pour la mettre au service de la vie.

En intégrant la mort, je finis par intérioriser aussi celui qui est parti, comme s'il faisait partie de moi. Mais, au fait, il reste encore un autre, que le temps n'arrive pas à dissoudre tant il a été pétri de vie dès son origine. Tout me parle encore de lui. Plus qu'un souvenir, il est là comme une question et comme un questionneur. Mais est-ce bien raisonnable ? Sous la force de la raison raisonneuse et des raisonneurs, je finis par fermer mon oreille et enterrer la question sans oser, pour le moment, enterrer le questionneur.

Tout reconstruire de l'intérieur

Détournant mon regard de l'autre, me voilà mis pied du mur. Ma maison du dedans est détruite : il me faut la reconstruire. Elle n'était donc pas si solide pour n'avoir pas su résister à la tourmente. Ma maison extérieure, la maison des apparences, est toujours là mais elle s'est transformée en tombeau. Comment resurgir de la tombe où la mort d'un autre a fini par me plonger ? Il y a en chacun une voix intérieure ; elle frappe à la porte de mon écoute pour m'ouvrir à une nouvelle vision du monde. On dirait qu'elle vient d'ailleurs, comme une source qui surgit tout à coup de la montagne. C'est avec elle que je vais travailler pour élargir mon horizon jusqu'ici trop étroit. Peu à peu les frontières obscurément humaines, qui enferment le réel, finissent par craquer, comme si l'essence des choses se révélait et me faisait percevoir des liens que j'ignorais. Je découvre l'étoffe du monde où des mains invisibles tissent, en même temps, du concret très particulier et du sens universel. Finalement la mort a réveillé l'esprit, qui est en train de reprendre vigueur.

Sous l'élan de la mort, la vie acquiert un prix inestimable

Remise à sa place, la mort se transforme en élan, qui donne du poids aux choses et un prix inestimable à la vie. Celui qui est atteint d'une maladie grave sait que chaque minute, chaque jour, chaque mois gagné, est un nouveau cadeau que lui offre l'existence. Ainsi le passage par la mort d'un proche finit par élargir le regard : elle fait percevoir que la vie est un don sans cesse renouvelé, qui ne peut avoir de prix tant il donne accès à un nouvel espace de gratuité. Un voile se déchire mais pas complètement. Le mystère nous fait signe mais il reste entier : le don est de plus en plus visible mais où est le donateur ?

L'expérience de la fraternité

Quoi qu'il en soit, l'universalité du don me rend proche de tous les autres hommes. Décidément nous sommes tous frères. Même disparu, Waël se révèle en chacun d'eux, comme le sourire de la Vie, qui a fait de la mort sa complice indispensable. Sa propre disparition en vient à révéler le mystère de la vie elle-même. Comment ? A chacun d'y répondre car le mystère ne peut avoir ici de réponse toute faite : il interpelle chaque homme comme un sujet irremplaçable si bien que les réponses ont besoin d'être multiples pour pouvoir se compléter les unes les autres et entrouvrir la fenêtre de la vérité.

Il faut écouter ceux qui disent qu'il est vivant

Certains expriment leur réponse. Parlant sous l'impulsion d'une expérience intime, ils disent que Waël est vivant, non pas comme chacun d'entre nous, mais sous une autre forme qu'ils sentent bien réelle. Ils ont besoin de parler de lui. Mais les autres veulent tourner la page et refusent de s'engager dans un tel dialogue, sous prétexte qu'ici le travail de deuil n'est pas encore achevé. Et s'il était déjà dépassé ? Dans sa vie et dans sa mort il semble que Waël a contribué à donner à ceux qu'il a connus leur véritable place. Pourquoi refuser de lui ouvrir la sienne, si la Vie l'a réellement transformé ? Peut-être pourrait-il aider certains d'entre nous à poursuivre leur route ? Mais alors il convient d'écouter ceux qui disent qu'il est vivant pour ouvrir en chacun la voie de la parole vers un peu plus de vérité.

Mohamed DIAB
Etienne DUVAL

Le 2 juillet 2007


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