Repères d'avenir




Tour de Babel de Bruegel

 

Repères d'avenir


Jacques Attali vient de publier chez Fayard un livre qui peut surprendre. Il s'intitule : Une brève histoire de l'avenir. Il s'inscrit dans une tradition qui ne nous est plus familière, celle des prophètes de l'Ancien Testament. Il s'agit, en analysant le passé et le présent, de repérer les structures de l'histoire elle-même et d'imaginer alors ce qui va se produire à moyen et à long terme. Sans doute, pousse-t-il à l'extrême certaines tendances profondes qu'il a décryptées, en soulignant en même temps les mutations prévisibles qui briseront leur linéarité, mais l'éclairage qu'il apporte peut nous aider à exercer notre responsabilité par rapport au monde futur. Si la grossièreté apparente de ses projections, qui font pourtant place à l'inattendu, peut susciter l'énervement, la lumière qui finit par se manifester a de quoi surprendre. Elle rejoint sur nombre de points celle que nous apporte les mythes, dans un langage symbolique qu'il convient d'interpréter. Sous une autre forme, ils tentent de nous transmettre par des récits imaginaires les structures profondes du fonctionnement humain.

Je voudrais donc en me dégageant d'une lecture trop servile de Jacques Attali, conjuguer les enseignements qu'il nous transmet avec ceux des mythes eux-mêmes, parfois plus explicites que les siens, notamment en ce qui concerne la constitution du sujet, la violence et la parole.

Une force qui pousse à la libération de l'homme

Il existe, à toutes les époques, une force qui, sous l'effet d'un désir profond, pousse les hommes à se libérer de leurs contraintes, à devenir ce qu'ils sont fondamentalement, à se constituer comme sujets. Souvent ils peuvent basculer dans la tyrannie et l'aliénation mais c'est pour rebondir ensuite. Toute l'histoire est marquée par cet élan intérieur de la vie individuelle et sociale. La réussite n'est pas toujours à la hauteur des espoirs, mais l'échec, porteur de souffrances, finit par remettre les individus et les peuples dans une voie plus compatible avec leur destinée d'êtres libres.

L'illusion du sujet avec le culte de l'individu

Pendant longtemps, l'homme a dû lutter pour se libérer des chaînes de la communauté et de ceux qui cherchaient à les maintenir pour assurer, soi disant, le bien des hommes. Elles concernaient aussi bien la religion que la famille, la politique ou la culture. A juste raison, au moins pour une part, ceux qui ont lutté ont eu l'impression d'atteindre la liberté. Ils ont ainsi donné sa place à l'individu. Mais l'individu n'est pas le sujet, tant qu'il n'a pas intégré sa dimension sociale. Autrement dit, la véritable liberté est toujours dans la tension entre l'individu et la société. Même si elle est en partie acquise, elle est toujours un projet à réaliser.

L'alliance entre la liberté individuelle et l'économie dans le capitalisme

Ce qui a fait la force apparente du capitalisme, c'est qu'il a su allier l'Ordre marchand avec la liberté individuelle, engageant ainsi une compétition qui propulse sans cesse vers de nouveaux gains et de nouvelles conquêtes. En fait l'économie a toujours avancé à travers des seuils successifs constitués par les révolutions technologiques : l'imprimerie, les chantiers pour la construction et l'entretien des bateaux, la machine à vapeur, le moteur à explosion, l'électricité et aujourd'hui l'informatique, internet et les différentes techniques de la communication qui en découlent. La liberté individuelle a paru libérer l'échange, mais elle a introduit le ver dans le fruit car elle s'est identifiée abusivement à la liberté réelle d'un sujet, individuel et social, en même temps. Il fallait aller plus loin pour libérer l'homme à travers l'économie.

Le capitalisme contribue à la destruction de l'environnement, du politique et des services publics

Le capitalisme ne voit que l'intérêt de l'individu même s'il est obligé de faire face à certaines contraintes inévitables, ne serait-ce que pour assurer le renouvellement de ses infrastructures. Aussi plus il progresse et plus il donne de force à la recherche du profit pour certains, et, par contrecoup, plus il coopère à l'appauvrissement des autres, laissés sur les bas côtés du chemin, privés d'un travail et d'un salaire, sous l'effet de la compétition. Jusqu'à un certain point, il se trompe lui-même pour conserver une certaine bonne conscience car il prétend obéir aux lois de l'économie, oubliant qu'il a faussé ces lois en enfermant l'individu sur lui-même aux dépens du sujet humain concret. L'environnement ne peut constituer une priorité que s'il favorise ses projets. Sinon il se défait de ses chaînes comme il s'est libéré des chaînes communautaires. A la limite, il cherche à se défaire de l'espace et du temps, oubliant l'intérêt des populations locales, lorsqu'il est plus avantageux de se délocaliser, et l'intérêt des populations à venir elles-mêmes, lorsque la pression du gain le pousse à détruire les richesses de la terre. Les lois des pays sont souvent, pour lui, des obstacles, qu'il détourne facilement en sautant d'un endroit à l'autre. Il n'est d'aucun pays parce que déjà l'univers est son royaume, un univers dont il cherche à détruire les frontières internes. Enfin, parce qu'à son avis, ils coûtent trop cher, il prétend assumer les services publics avec plus d'efficacité. Mais, en réalité, ceux-ci courent le risque d'être réduits au minimum, pour ne pas contrarier la prospérité économique elle-même.

La mise en place à terme d'un immense marché planétaire

Le capitalisme est l'acteur principal de la mondialisation. Sous l'effet conjugué d'un certain déterminisme et d'une volonté affichée, et grâce aux possibilités que lui offrent l'informatique, internet et les techniques de communication, il cherche à créer un immense marché planétaire. Il devrait y arriver sans trop de peine mais il le fera en asservissant les États et en se déconnectant des nations. Dans de telles conditions, la vie politique sera plus apparente que réelle et elle sera progressivement mise au service de l'économie et de l'intérêt individuel. Son projet propre sera détourné et subira l'effet d'une véritable inversion, la condamnant à devenir le contraire de ce qu'elle devrait être.

L'enfermement du sujet dans l'assurance et la surveillance

Ainsi la pulsion qui pousse le sujet à se libérer sera complètement contrariée. Parce que l'individu enfermé sur lui-même veut éviter le risque et la mort, il s'entourera de multiples assurances, qui lui donneront l'illusion du confort et de la stabilité. En même temps, la recherche de sécurité deviendra un de ses principaux objectifs et le conduira à tisser un réseau infini et indéfini de surveillance dans lequel il s'installera. En voulant garantir sa liberté individuelle, il deviendra prisonnier de lui-même. Croyant détenir les clefs de sa prison, il deviendra le gardien de son propre cachot.

Des conflits retentissants et inquiétants en perspective

Lorsqu'il est détourné de lui-même, l'homme finit par se révolter. Son élan intérieur se transforme en violence pour sortir de la confusion qui l'étouffe. Des conflits d'un genre nouveau, aveugles et insaisissables, commencent déjà à semer l'angoisse, un peu partout dans le monde. Si rien n'est fait pour libérer l'économie de son enfermement, dans la recherche de l'intérêt individuel aux dépens de la satisfaction de tous, ils se multiplieront et pourront prendre une dimension insoupçonnable. Ce sont les États-unis et les lieux symboliques de l'économie qui en feront probablement les frais. Parce qu'ils seront complètement affaiblis, les États seront impuissants à opposer une résistance efficace et utile.

Une nouvelle parole finira par naître de ces conflits

En réalité, le conflit n'a pas sa finalité en lui-même. Contrairement à ce que chacun croit, la violence est à l'origine de la parole. Le conflit, en effet, ne peut se dénouer que dans la négociation, qui finit par donner la parole à chacun. Et, fréquemment il est possible d'éviter l'irrémédiable, si la parole est offerte rapidement à la pulsion de violence qui surgit inopinément. C'est à elle qu'il faut prêter l'oreille pour éviter le pire. Ainsi, on peut imaginer que les grands conflits que le monde devra affronter finiront par donner naissance à une parole nouvelle qui exprimera l'intérêt de tous et non plus celui des individus déjà privilégiés. Peut-être même l'intelligence de quelques hommes plus sages et plus prévoyants permettra-t-elle, grâce à l'écoute de la violence apparemment inaudible, d'enrayer la menace de conflits trop destructeurs pour l'humanité.

La naissance possible d'une véritable démocratie

C'est la parole qui fait l'homme : c'est aussi elle qui fait la démocratie. Engendrée dans la douleur, elle devrait permettre progressivement à chacun de devenir un sujet à part entière, un sujet en même temps individuel et social. C'est alors que l'économie pourrait être radicalement transformée, au bénéfice de tous. Sans doute y a-t-il une part d'utopie dans une telle vision. Mais l'utopie ne devient-elle pas réalité lorsque le monde lui-même tend à devenir un village où les distances et le temps n'exercent plus les mêmes contraintes qu'autrefois. En devenant plus proche et plus conscient de lui-même, il offre, à chacun et à tous, la possibilité de se retrouver soi-même. En ce sens, l'Europe, comme le dit Jacques Attali, pourrait être un des chemins privilégiés pour fabriquer le monde futur où régnera une véritable démocratie.

Etienne Duval
Etienne.duval@cegetel.net
Le 1er avril 2007


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