Cafés philosophiques interculturels de Formidec



Saison 2008-2009

Le clip, place Gabriel Péri, près du café philosophique

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Carte

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Troisième samedi du mois à 15 heures

Centre social, 5, rue Bonnefoi

(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière )

Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

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Samedi 18 octobre 2008 à 15 heures

Chahrazade


Le roi Chahriyâr ne cessa de prendre ainsi, chaque nuit, une fille parmi celles des marchands ou des hommes du peuple, pour dormir avec elle et la tuer le lendemain matin. Mais il se fit à la fin grand bruit par toute la ville de ces disparitions. Les matrones se lamentaient, les femmes, les pères, les mères, tous vivaient dans une inquiétude continuelle et ne tardèrent pas à appeler les pires maux sur la tête du roi, présentant leurs supplications au Créateur des cieux, demandant aide et protection à Celui qui entend la voix des affligés et répond à leurs prières.

Le vizir chargé de veiller à l'exécution des épouses du roi avait, on le sait deux filles : l'aînée avait nom Chahrazade, et la plus jeune Dounyazade. Chahrazade avait lu des livres et des écrits de toutes sortes, allant jusqu'à étudier les ouvrages des Sages et les traités de médecine…

Un jour, elle dit à son père : " Ô père, je voudrais te faire part de mes pensées secrètes. - Quelles sont-elles ? demanda la vizir. - Je désire que tu arranges mon mariage avec le roi Chahriyâr : ou bien je grandirai dans l'estime de mes semblables en les délivrant des péril qui les menace, ou bien je mourrai et périrai sans espoir de salut, partageant le sort de celles qui sont mortes et ont péri avant moi ".

Lorsque le vizir entendit les paroles de sa fille, il s'écria d'une voix courroucée : " Sotte que tu es, ne sais-tu pas que le roi Chahriyâr a juré de ne dormir qu'une seule nuit avec chacune de ses épouses pour la tuer le lendemain matin ? Tu veux que je te donne à lui ! Ignores-tu qu'après avoir passé une nuit avec toi, il m'ordonnera, dès le jour suivant, de te faire périr ? Et tu sais bien que je serai obligé de te tuer sans pouvoir m'opposer à ses ordres ! - Ô mon père, il faut absolument que tu me donnes à lui. Ma décision est irrévocable, mon choix est définitif ".

Le vizir son père, cette fois fort en colère, s'écria à la fin : " Celui qui ne sait pas s'adapter aux réalités du monde tombe immanquablement dans les dangers qu'il veut éviter…

Histoire de l'âne, du taureau et du laboureur…

Ayant terminé son récit, le vizir dit à sa fille : " Toi aussi, tu ne reviendras sur ta décision que lorsque j'aurai employé à ton endroit les mêmes moyens dont le marchand sut si bien user avec sa femme… - Par Dieu ! répondit-elle, je ne renoncerai pas pour cela à mon projet. Et ton histoire ne m'empêchera pas de réitérer ma demande, car si je voulais, je t'en conterais d'autres qui conduisent à des conclusions différentes. En fin de compte, je t'avertis que si tu ne te décides pas à me présenter au roi Chahriyâr de ton plein gré, j'irai le trouver en ton absence pour lui dire que tu as refusé de consentir à ce mariage par dédain pour sa personne et par crainte de donner à ton maître une fille aussi riche que moi… - Tu exiges donc que j'obéisse à tes injonctions ? conclut le vizir. - Oui ".

Ayant épuisé tous ses arguments pour la dissuader de son projet et lassé à la fin par tant d'entêtement, le ministre se rendit donc au palais. Il se fit introduire en présence du roi Chahriyâr, baisa la terre à ses pieds, présenta la requête de sa fille et annonça à son souverain son intention de lui offrir les faveurs de celle-ci pour le soir même. Le roi s'en étonna et dit : " Comment as-tu consenti à me céder ta fille ? Sache par Dieu ! par le prix de Celui qui a élevé le ciel au-dessus de la terre ! que demain, à peine le jour aura-t-il paru, je te donnerai l'ordre de la tuer… et que si tu refuses, je veillerai à ce que tu sois exécuté pareillement. - Ô sultan, notre maître, répondit le vizir, j'ai essayé de lui faire abandonner son projet en lui rapportant le sort qui l'attendait. Je l'ai avertie en termes clairs de son destin. Malgré cela, elle a maintenu sa décision : elle désire se trouver chez toi, cette nuit même ".

Ces mots eurent l'air de fort réjouir le roi. " Va lui préparer tout ce qui est convenable, ordonna-t-il au vizir, et amène-la-moi au début de la nuit. " Le vizir s'en alla porter la nouvelle à sa fille : " Que Dieu me garde, dans l'avenir, de regretter ton absence ! déclara-t-il en conclusion de toutes ses paroles ".

Chahrazade ressentit une très vive joie en apprenant la réussite de son projet. Elle fit ses préparatifs, disposa tout ce dont elle avait besoin pour ses noces ; puis elle s'en vint trouver sa sœur Dounyazade et lui dit : " Ma sœur, retiens bien les conseils que je vais te donner. Lorsque je serai chez le roi, il te fera demander. Tu viendras le trouver aussitôt, et lorsque tu constateras que nos ébats ont pris fin, tu me diras : " Ô ma sœur, si tu ne dors pas, raconte-moi une petite histoire ". Alors, je commencerai un récit… dont l'issue coïncidera avec ma délivrance et avec celle de toute la communauté ! Oui, entends-tu, c'est ainsi que je compte faire oublier au roi ses habitudes sinistres… " Dounyazade approuva ces paroles et promit de seconder les projets de son aînée.

La nuit arriva. Le vizir prit Chahrazade et l'emmena auprès du Grand Roi Chahriyâr. Celui-ci la fit entrer dans son lit et se livra avec elle à mille jeux. A la suite de quoi la belle enfant se prit à pleurer. " Pourquoi ces larmes ? s'étonna le roi. - J'ai une sœur cadette, expliqua Chahrazade, et je voudrais la faire venir ici pour lui faire mes adieux et recueillir les siens avant l'apparition de l'aube ".

Le roi envoya chercher la sœur cadette. Dounyazade arriva dans la chambre et s'étendit au pied du lit. Lorsque l'obscurité fut complète, elle ouvrit l'œil et attendit patiemment que le roi eût fini de mener son affaire avec sa sœur. A la fin, comme les deux conjoints reprenaient leurs esprits, elle se risqua à toussoter et murmura : " Ô ma sœur, si tu ne dors pas, raconte-moi une de tes belles histoires, de celles qui nous aidaient à passer nos veillées. Ensuite, dès avant l'aube, je te ferai mes adieux, car je ne sais trop ce que demain te réserve… ". Chahrazade demanda au roi : " Me permets-tu de lui raconter une histoire ? - Oui, fit le roi ". Chahrazade, toute à sa joie secrète, s'adressa alors à sa sœur : " Ecoute, lui dit-elle… "

Elle n'avait pas terminé son récit que le jour vint à paraître. Chahrazade se tut. Le roi, visiblement fort embarrassé, se demandait de quelle manière il devait s'y prendre pour connaître la fin de l'histoire. Lorsque Dounyazade aperçut la lumière de l'aube, elle s'écria : " Ô ma sœur, ton récit est beau et merveilleux ! - Ce que vous venez d'entendre, insinua alors la conteuse, n'est rien en comparaison de ce que je me propose de vous révéler la nuit prochaine… si je reste en vie et si le roi m'accorde un délai pour le raconter. Mon histoire comporte en effet nombre d'épisodes plus beaux et merveilleux encore que ceux que je vous ai régalés ". Alors le roi se dit en lui-même : " Par Dieu ! Je ne la tuerai que lorsque j'aurai entendu la suite. Me voilà bel et bien obligé de reporter sa condamnation au lendemain… ".

Enfin l'aube céda la place au jour, et le soleil brilla de tout son éclat. Le roi s'en alla régler les affaires de son royaume, soucieux qu'il était du bon gouvernement de ses sujets. Quant au père de Chahrazade, son vizir, il fut bien étonné de ce que son maître n'envoyât pas à la mort, sa nouvelle épousée, et ne laissa pas de s'en réjouir beaucoup. Chahriyâr, cependant vaquait à ses fonctions royales, décrétant de sa bouche tout ce qui lui semblait bon de décréter, ce qui le tint affairé jusqu'au soir. Il regagna alors son palais, se retira dans ses appartements et admit Chahrazade dans son lit. Au cœur de la nuit, la voix de sa sœur cadette se fit entendre à nouveau : " Par Dieu ! ô ma sœur, si tu ne dors pas, raconte-moi donc une de tes belles histoires, afin d'agrémenter notre veillée. - Oui, conte-nous vite la suite de ton récit d'hier, renchérit le roi. Qu'est-il donc arrivé à notre héros, je brûle de le savoir. - Volontiers, ô roi fortuné, répondit Chahrazade. Avec amour et respect je t'obéirai ".

Et elle continua de dérouler ainsi le fil de ses histoires, l'interrompant à la fin de chaque nuit et le reprenant au cours de la nuit suivante, toujours avec la permission du roi Chahriyâr… Et mille et une nuits s'écoulèrent.

La reine Chahrazade avait, pendant ce temps, donné le jour à trois enfants du sexe masculin. Lorsqu'elle fut rendue au terme de sa dernière histoire, elle se leva, se présenta à la face du roi, baisa le sol devant lui et dit : " Ô roi du temps, ô roi unique à son époque et en son siècle, sache que je suis ta servante et que, durant mille et une nuits, je t'ai rapporté tous les récits de ceux qui nous ont précédés sur cette terre, toutes les exhortations de ceux qui ont vécu avant nous. Puis-je après cela me prévaloir de quelque crédit auprès de ta seigneurie et te présenter un vœu auquel je souhaite que tu puisses répondre d'une manière favorable ? - Demande une grâce, elle te sera accordée, répondit le roi ". Alors elle appela les nourrices et les eunuques du palais et leur dit : " Amenez ici mes enfants ". Ils s'empressèrent d'aller les chercher. Or ces enfants étaient au nombre de trois, tous de sexe masculin. Le premier commençait à marcher, le second allait à quatre pattes, le troisième était encore à la mamelle. Lorsqu'ils furent devant elle, elle les prit tous les trois dans ses bras et les déposa devant le roi. Puis elle baisa la terre et dit : " Ô roi du temps, voici tes enfants. Je souhaite maintenant que tu m'accordes la grâce d'échapper à la mort que tu avais prévue pour moi, et cela, par égard pour eux. Car si tu me fais mourir, ils seront sans mère et ne trouveront aucune femme capable de les élever avec plus de tendresse que moi-même ".

A ces mots, le roi pleura et serra ses trois fils sur sa poitrine. " Ô Chahrazade, s'écria-t-il. Par Allah ! J'étais décidé à épargner ta vie avant même que tu me présentes ces enfants, car je t'ai vue chaste et pure, fidèle et pieuse. Que Dieu t'accorde ses bénédictions, qu'il les accorde aussi à ton père, à ta mère et à tous ceux de ton lignage et de ta race. Je prends Dieu à témoin que j'écarterai désormais de toi tout ce qui pourrait te nuire ". Elle lui baisa les mains et les pieds et s'écria, débordante de joie : " Que Dieu prolonge ta vie ! Qu'Il augmente la crainte et le respect que tu inspires à tes sujets ". L'allégresse se répandit partout, depuis le palais du roi jusqu'aux quartiers reculés de la ville. Oui, le souvenir de cette nuit-là fut unique dans la mémoire de tous ceux qui la vécurent…, nuit plus brillante même que le visage resplendissant du jour.

L'aube trouva le roi heureux et comblé par la fortune. Il fit venir tous ses soldats et accorda à son vizir, le père de Chahrazade, un somptueux manteau d'honneur dont la seule vue imposait à tous le respect. Puis il lui déclara : " Tu as bénéficié de la protection de Dieu lorsque tu m'as donné pour épouse ta fille aux nobles qualités. Elle a été la cause de ma repentance et m'a fait renoncer à mon habitude de tuer les filles de mes sujets. Je l'ai vue fidèle, pure, chaste, honnête, et Dieu m'a octroyé la faveur d'avoir de cette épouse trois enfants mâles. Qu'il soit loué pour cette grâce magnifique !

Puis il gratifia de vêtements d'honneur tous les grands personnages de son royaume sans exception, tous les vizirs, tous les émirs. Il ordonna d'orner la ville durant trente jours et de mettre à son compte les dépenses de tous les habitants au cours de ces réjouissances publiques, en ayant bien soin, pour cela, de ne faire tirer d'argent que sur son trésor personnel, de façon à épargner le moindre débours à ses sujets. On décora donc la ville d'une manière splendide, telle que jamais elle ne l'avait été dans le passé. On battit du tambour, on joua de la flûte. Les baladins les plus habiles donnèrent des représentations gratuites devant la foule et le roi les combla eux aussi de faveurs et de cadeaux. Il fit de larges aumônes aux pauvres et aux indigents, et sa générosité étendit ses bienfaits jusqu'au dernier des habitants de son royaume.

Ainsi vécurent-ils, lui et les siens, dans le bien-être, le plaisir, le bonheur et la gaîté… jusqu'à ce qu'ils fussent rejoints par celle qui efface toute jouissance et disperse les assemblées…

Loué soit Celui que le déroulement du temps ne peut anéantir, que les changements ne privent d'aucune qualité, qu'un état déterminé ne distrait d'aucun autre, Celui qui seul possède la perfection totale.

Que la bénédiction et le salut soient sur le premier en dignité parmi ses préposés, sur la meilleure de ses créatures, notre maître Mohammad, le Maître de l'humanité entière. Que par lui arrivent jusqu'à Dieu les prières que nous formulons en mettant bonne fin à ce récit. (Les mille et une nuits, édition établie par René R. Khawam, Phébus libretto)

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Analyse de Chahrazade

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Samedi 15 novembre 2009 à 15 heures


Un cœur stérile


Sache, ô Djinn, que cette gazelle est la fille de mon oncle paternel, formée de la même chair que la mienne, du même sang que le mien. Elle m'était promise depuis mon jeune âge et devait devenir ma femme. Elle m'avait été offerte alors qu'elle n'était encore qu'une fillette de douze ans. C'est sous mon toit qu'elle parvint à l'âge de la maturité. Ainsi ai-je vécu, en sa compagnie, trente années de temps. Mais je n'ai pas obtenu de Dieu d'avoir d'elle aucun enfant, ni garçon ni fille, car jamais elle ne put se retrouver enceinte. Cependant, durant ces trente années, je me suis toujours bien conduit avec elle, lui servant de domestique et la traitant avec honneur.

Puis je pris une concubine et Dieu me fit obtenir d'elle un enfant mâle, qui ressemblait à un fragment brisé de la lune. Or ma cousine ne tarda pas à devenir jalouse de ma concubine et de son enfant… Celui-ci grandissait. Quand il atteignit l'âge de dix ans, une occasion de voyager me fut offerte par les circonstances. Je partis donc, après avoir confié ma servante et mon fils à ma femme (qui était aussi, je l'ai dit, ma cousine) et confirmé cette tutelle d'une manière indubitable.

Je restai absent, loin d'eux, une année durant. Ma cousine se mit alors, pendant mon absence, à s'instruire des procédés en usage dans la divination et la magie et jeta, pour finir, son dévolu sur mon fils, à l'intention duquel elle prépara un sort. Elle le transforma en veau, fit venir le pâtre qui était à mon service et lui confia l'animal en disant : " Va faire paître ce veau avec les bœufs et les vaches du troupeau ". Le pâtre accueillit cette nouvelle tête de bétail et s'en occupa avec soin. Là-dessus, ma femme jeta un sort à la mère du garçon qu'elle transforma en vache et qu'elle confia au pâtre pareillement.

A la suite de ces événements, je revins de voyage et demandai à voir ma seconde épouse et mon fils. Ma cousine me répondit : " Ton épouse est morte. En ce qui concerne ton fils, il s'est enfui de la maison, il y a deux mois, et je n'ai reçu depuis aucune nouvelle de lui ".

A ces mots, la peine de ne plus voir mon fils fut comme un feu dans mon cœur ; la disparition de ma seconde femme m'affligea aussi beaucoup. Je demeurai, toute l'année, chez moi, passant le plus clair de mon temps à me lamenter sur le sort de mon enfant. Quand vint le jour commémoratif de la plus grande fête de Dieu, je fis venir le pâtre et lui donnai l'ordre de m'amener une vache grasse afin de l'immoler selon le rite prescrit en cette occasion.

La bête qu'il me présenta n'était autre que mon épouse ensorcelée. Lorsqu'il l'eut liée, comme je m'approchai d'elle par derrière afin de l'immoler, j'eus la surprise de l'entendre pleurer et crier : " Ann-bou ! Ann-bou ! " Ses larmes ruisselaient sur ses joues. Mon étonnement cédant la place à de la compassion, je m'abstins de la frapper de mon couteau et lançai au pâtre : " Amène-moi donc une autre vache ". Mais ma cousine s'interposa en criant : " Non, c'est elle qu'il faut sacrifier. Il n'y en a pas de meilleure, ni de plus grasse. Ne nous prive pas de cette chair en une telle fête ! " Je m'approchai donc de nouveau de la vache, résolu à la tuer, mais voilà qu'elle se mit encore à crier : " Ann-bou ! Ann-bou ! " Je me détournai et dis au pâtre : " Immole-la toi-même ". Il la tua et la dépouilla, mais ne récolta ni viande ni graisse : rien que de la peau et des os. Je regrettai d'avoir fait tuer cette bête pour rien et dis au pâtre : " Prends-la tout entière pour toi, ou bien donne-la comme aumône à qui tu voudras. Et trouve-moi, à présent, parmi les bêtes du troupeau quelque veau bien gras ".

Il fit disparaître la dépouille de la vache immolée. Je ne sais trop ce qu'il en fit. Puis il m'amena mon fils, le sang de mes entrailles, sous la forme d'un veau gras. Dès que celui-ci m'aperçut, il rompit la corde attachée à son cou, courut dans ma direction, se laissa choir à mes pieds et tendit vers moi son museau sali par la poussière. Je m'étonnai de le voir ainsi, et des sentiments de pitié, de compassion et de miséricorde s'emparèrent de moi, en même temps que je cédai à l'attendrissement suscité par la voix du sang, fruit de l'action secrète de la puissance divine. Mes entrailles s'émurent lorsque je vis les larmes du veau - les larmes de mon fils - couler sur ses joues tandis qu'il grattait fébrilement la terre de son pied. Je le laissai là et dis au berger : " Ramène ce veau au milieu du troupeau et soigne-le bien car je l'affranchis désormais de toute servitude. Tu m'en présenteras un autre que je sacrifierai à sa place ".

Alors ma cousine (la voici cette perfide : car elle est devenue, à présent, cette gazelle qui me suit partout)… or donc ma cousine s'écria : " Nous ne tuerons pas d'autre bête que ce veau ! " Je me fâchai et lui déclarai : " J'ai agi comme tu m'as conseillé de le faire pour cette malheureuse vache. Nous l'avons immolée et nous n'avons tiré aucun profit de sa chair. Je ne t'écouterai pas pour ce qui est de ce veau. Je l'ai affranchi de tout service ; il n'est plus question de l'abattre ". Elle me tint tête et insista : " Il faut absolument que ce veau soit immolé ! " Tant et si bien que je pris le couteau, entravai les pieds de l'animal et me mis à devoir l'égorger. Il redoubla de mugissements, versa des torrents de larmes et se traîna, à mes pieds, en laissant pendre sa langue, cherchant visiblement à attirer mon attention. Devant un spectacle si étrange, mon cœur trembla de pitié. Je lui rendis sa liberté et déclarai à ma femme : " Je te le confie, tu en es responsable. Cet animal, sache-le, est affranchi de toute servitude ".

Sur quoi, je me mis à plaisanter avec elle - oui avec cette gazelle que vous voyez là !-, soucieux d'employer tous les moyens susceptibles de me valoir à nouveau son agrément, résolu surtout à la persuader d'immoler une autre bête. Je lui promis même de sacrifier ce veau à l'occasion de la prochaine fête. Après quoi nous passâmes ensemble la nuit qui suivit ce pénible incident. Lorsque Dieu fit lever le jour, le pâtre vint me trouver en se cachant de ma femme et me dit : " Maître, je t'apporte une nouvelle, et je retiens la récompense au cas où cette nouvelle serait bonne. - Dis-moi ce qu'il en est et tu seras récompensé. - Maître, reprit-il, j'ai une fille qui s'est beaucoup intéressée à l'art de la divination, de la magie, des enchantements et des exorcismes. Or pas plus tard qu'hier, comme je venais de rentrer au logis avec ce veau que tu as dispensé de tout service et que je m'arrangeais pour lui faire prendre ses aises parmi les bœufs du troupeau, ma fille me dévisagea un long moment, puis se prit à rire et ensuite à pleurer. Je lui demandai : " Quelle est la cause de rire et de ces pleurs ? " Elle me répondit : " Ce veau est en réalité le fils de notre maître, le propriétaire du troupeau. Il est simplement victime d'un sort que lui a jeté la femme de son père. Voilà pourquoi j'ai ri. Quant à mes larmes, elles ont pour cause le fait que la mère de ce garçon a été immolée par notre maître ". J'en crus d'abord à peine mes oreilles, mais dès que j'ai vu couler la lumière de l'aurore, j'ai tenu à venir t'apporter moi-même la nouvelle… et à te rassurer peut-être sur le sort de l'enfant ".

A ces mots, ô Djinn, sache que je poussai un grand cri et que je tombai évanoui. Dès que je revins à moi et fus en mesure de me lever, je suivis le berger jusqu'à son logis. A peine fus-je introduit auprès de mon fils que je m'élançai pour l'étreindre, l'embrassant et pleurant à la fois. Il tourna sa tête vers moi, ses yeux laissèrent couler des larmes sur ses joues, et il laissa pendre sa langue comme pour me dire : " Voici en quel état je suis ". Alors je me tournai vers la fille du pâtre et la questionnai : " Peux-tu le sauver ? je te donnerai en échange tout ce qui se trouve en ma possession, bêtes de troupeau et argent ". Elle sourit et déclara : " Je ne convoite ni ton argent, ni tes dons, ni les bêtes de ton troupeau. Je ne le délivrerai qu'à deux conditions : la première que tu me maries à lui ; la seconde que tu me permettes de jeter un sort et de ravir sa liberté à celle qui l'a ensorcelé, de façon à ne pas vivre sans cesse dans la crainte du mal qu'elle pourrait me faire ensuite. - " Je te l'accorde, répondis-je, et mieux encore que tu ne le demandes. Ma fortune vous appartient à tous les deux : toi et mon enfant. Quant à ma cousine, qui s'est conduite ainsi, envers mon fils et m'a tyrannisé pour me faire immoler la mère de mon enfant, je te l'abandonne : pourvu que ce soit de façon licite, tu feras d'elle ce que tu jugeras bon de faire. - Elle goûtera les tourments qu'elle a infligés à d'autres. Rien que cela ".

La fille remplit alors d'eau un bol, prononça dessus une formule de conjuration et d'exorcisme, et s'adressa à mon fils en ces termes : " Ô toi, veau, si telle est la forme que tu as reçue du Tout-puissant qui possède autorité sur toutes choses, conserve-la et ne change pas ; mais si tu es ensorcelé par traîtrise, sors de cette forme et prends celle d'un être issu d'Adam, avec la permission de celui qui a fait toutes les créatures ". Puis elle l'aspergea de l'eau contenue dans le bol ; l'animal trembla soudain de tous ses membres et, du veau qu'il était, devint un être humain. Je n'eus pas la patience d'attendre davantage : à demi hors de mes sens, je m'élançai vers mon enfant.

Lorsque nous fûmes rendus à la claire conscience des choses, il me conta comment ma cousine - oui, cette gazelle que vous voyez là - en avait agi avec lui et avec sa mère. " Ô mon fils, m'écriai-je, Dieu a voulu que nous reprenions nos droits sur cette femme : le tien, celui de ta mère et le mien ! " Et je lui donnai pour épouse la fille du pâtre, ô Djinn. Et celle-ci ne prit aucun répit avant d'avoir jeté un sort sur la perfide et de l'avoir métamorphosée en gazelle. " C'est là un animal de bel aspect, me fit-elle observer. Puisqu'elle est destinée à vivre en notre compagnie et à partager notre vie, il vaut mieux qu'elle se présente sous la plus agréable apparence, afin que nous ne tirions pas mauvaise augure de la forme nouvelle qu'elle aura prise et des regards que nous pourrions jeter sur elle. " Ainsi ce bel animal demeura chez nous au long des jours et des nuits, au long des mois et des années.

Plus tard, la fille du pâtre mourut et mon fils partit en voyage vers le pays de ce marchand à qui tu as eu affaire. Et me voilà parti à mon tour pour prendre des nouvelles de ce fils, ce qui m'a conduit jusqu'à vous, toujours accompagné par ma cousine - cette gazelle que vous voyez là…

Telle est mon histoire. N'est-elle pas étrange et merveilleuse ?

Le Djinn voulut bien en convenir et proclama : " J'accorde en don le tiers de la vie de ce marchand ! " Puis il se tourna vers le second vieillard, celui qui possédait les deux chiens noirs, et prêta l'oreille à son discours.

" A mon tour, commença le vieil homme, je vais te raconter ce qui m'est advenu et ce qui est arrivé à mes frères, ces deux chiens que tu vois là, et tu constateras que mon histoire est plus étonnante, plus étrange encore que celle que cet homme vient de relater. Cela dit, si tel est bien le cas, me donneras-tu en cadeau à moi aussi le tiers de la vie de ce marchand ? " J'y consens, répondit le djinn. " Sur quoi le deuxième vieillard, s'étant installé comme il convenait, se mit à raconter son histoire… (Les Mille et Une Nuits, René R. Khawam, Phébus Libretto, tome 1)

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Analyse du coeur stérile

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Le samedi 20 décembre 2008 à 15 heures


Cœurs ingrats


Ô djinn, comme préambule à mon récit et pour en donner à l'avance un mot d'explication, je tiens d'abord à insister sur le fait que ces deux chiens sont mes frères. Oui, nous étions trois frères, trois héritiers de sexe mâle, et notre père, à ma mort, nous avait laissé en héritage la somme de trois mille dinars. Avec ma part, j'ouvris une boutique où je me mis à faire commerce de produits de toute sorte, et mes deux frères agirent de même. A peine étions-nous établis de la sorte que mon frère aîné - l'un des deux chiens que vous voyez là - se prit à vendre les effets de sa boutique pour mille dinars, acheta des marchandises et des produits pouvant trouver facilement preneur dans les pays lointains, et se prépara pour un long voyage. Nous ne le vîmes plus durant une année entière.

Après cette période de temps, je me trouvais un jour dans ma boutique lorsqu'un mendiant s'arrêta dans la rue en face de moi pour me demander l'aumône. " Que Dieu ouvre pour toi la porte de ses dons ! lui dis-je. " L'homme se mit à pleurer puis s'écria : " Tu ne me reconnais plus ! " Je dévisageais avec attention le mendiant : c'était mon frère ! Je m'approchai de lui, l'entourai affectueusement de mes bras, lui fit gravir les marches qui menaient à la boutique et m'enquis de ce qui avait bien pu lui arriver. " Ne pose pas de questions, s'écria-t-il, car le soleil de ma fortune s'est incliné sur son horizon et n'a pas tardé à disparaître. Vois : ma condition est passée de l'état de prospérité à celui de misère ".

Je m'empressai de l'emmener au bain public, l'invitai à revêtir l'un de mes habits et l'installai dans ma propre maison. Puis j'examinai ma situation financière. Je fis la balance des comptes de ma boutique et pus constater que mes gains avaient atteint la somme de mille dinars. Ma fortune pouvait donc être évaluée à deux mille dinars. Je partageai le tout entre mon frère et moi et lui dis : " Supposons que tu ne sois pas parti en voyage et que tu n'aies pas séjourné dans les pays étrangers… Il accepta avec plaisir la part que je lui offrai et s'en alla aussitôt ouvrir une nouvelle boutique. Et nous demeurâmes en cet état au long des jours et des nuits.

Puis mon second frère - l'autre chien que vous voyez devant vous - se prit lui aussi à vendre ce qui se trouvait chez lui. Il rassembla son argent et voulut partir en voyage à son tour. Nous cherchâmes à le retenir, mais il refusa de suivre notre avis. Il prit conseil d'autres personnes, acheta des marchandises en grand nombre et prit la route avec un groupe de voyageurs. Nous ne le vîmes plus durant une année entière. Il nous revint ensuite dans le même état que son frère aîné. Je lui dis : " Ô mon frère, ne t'avais-je pas conseillé de ne pas te risquer à ce voyage ? " Il pleura et me répondit : " Ô mon frère, c'est le destin qui m'a traité ainsi. Me voilà pauvre, à présent : je ne possède pas un seul dirhem, je suis nu et n'ai pas même une chemise à me mettre sur le dos. Il ne me restait plus, ô djinn, qu'à le recueillir, qu'à le conduire aux bains, à le revêtir d'un bel habit tout neuf, pris parmi les miens et à l'installer dans ma boutique. Tandis que nous étions attablés, occupés à nous restaurer, je lui déclarai : " Frère, je m'en vais faire la balance des comptes de mon commerce et voir quelles ont été mes rentrées d'argent pour l'année écoulée. Quel que soit le capital, nous le mettrons à part ; quel que soit le bénéfice, je le partagerai entre toi et moi ".

J'établis donc le passif et l'actif, je calculai mon avoir net, et m'aperçus que j'avais gagné quelque deux mille dinars. Je m'en trouvai fort aise et ne manquai pas d'en remercier le Dieu Très-Haut ; puis, ayant partagé ce bénéfice avec mon frère, je lui remis mille dinars, gardant le reste pour moi. Il employa cette somme à ouvrir une boutique. Et nous retrouvant de la sorte tous trois fermement établis, nous profitâmes de notre prospérité durant bon nombre de jours.

Puis quelque temps ayant passé, mes frères revinrent me trouver pour m'inviter, cette fois, à partir en voyage avec eux. Je refusai en leur disant : " Quel bénéfice avez-vous fait tous les deux de vos voyages, pour que je pisse en escompter un à mon tour ? " Je ne voulus pas en entendre davantage, et chacun resta dans sa boutique à vendre et à acheter. A partir de là, ils ne cessèrent de me proposer, année après année, de partir avec eux ; et je n'eux moi-même de cesse de m'opposer à leur projet. Je mis six ans à leur céder et leur déclarai à la fin : " Mes frères, voici que je suis disposé à partir en voyage avec vous. De quelle somme d'argent disposez-vous ? " Ils m'avouèrent alors qu'ils n'avaient plus derrière eux la moindre ressource. Ils avaient mangé, bu et dilapidé tous les biens qu'ils possédaient. Je ne fis là-dessus aucun commentaire et ne leur adressai aucun reproche. Je dressai le compte de mon avoir, je rassemblai tous les biens que j'avais dans ma boutique, je vendis le tout et me retrouvai en possession de six mille dinars. J'en fus fort satisfait et partageai la somme en deux parties égales. " Ces trois mille dinars, leur dis-je en désignant l'un des lots, sont pour vous et pour moi. Nous les emploierons à faire du commerce et à payer les frais de notre voyage, les vôtres et les miens. Quant aux trois mille dinars qui restent, je les enterrerai quelque part, pour le cas où m'arriverait ce qui vous est arrivé. Ainsi, à notre retour, aurons-nous toujours assez d'argent pour ouvrir chacun une boutique. - Quelle bonne idée que la tienne ! se récrièrent-ils. " Et je procédai comme j'avais dit, ô djinn, au partage de ma fortune. Je mis à part trois mille dinars que j'enfouis dans la terre, et je répartis les trois mille autres entre nous trois, mille dinars exactement revenant à chacun. Sur quoi je fermai à clef ma boutique.

Nous étant procuré ce qu'il fallait de marchandises de toute sorte propres au commerce avec les pays lointains, nous nous transportâmes au bord de la mer. Nous n'avions plus qu'à louer un navire aux cales profondes, à transporter tous nos biens à bord, à y adjoindre quelques provisions de route et à prendre le large. Notre périple dura bien des jours et bien des nuits. Il devait y avoir un mois entier que je voguais sur l'océan salé en compagnie de mes frères - ces deux chiens que vous voyez là - lorsque nous parvînmes en vue d'une ville où nous pûmes aborder. La vente de notre cargaison nous permit d'y faire un bénéfice important : un dinar nous en rapporta dix. Et nous eûmes de la sorte tout loisir de nous procurer de nouvelles marchandises. Je me préparai déjà à reprendre ma place à bord quand, sur le rivage de la mer, une servante vêtue d'habits fort méchamment usés et déchirés se présenta à moi. Elle me baisa la main et me dit : " Maître, acceptes-tu une occasion de faire le bien et de rendre service ? Je pense que je t'en récompenserai un jour. - J'accepte toujours de profiter d'une occasion de faire le bien, répondis-je : ne songe pas à m'en récompenser. - Maître, reprit-elle, manifeste-moi ta bonté : donne-moi des habits convenables et prends-moi avec toi dans ce navire. Je suis prête à te suivre dans ton pays et à devenir ta femme. Bref, je te fais don de ma personne. Sache en effet qu'en me prenant avec toi, tu me fais du bien et me rends grand service - ce dont je te récompenserai, avec la permission du Dieu Très-Haut. Que mon état présent et mon aspect de femme humiliée ne t'induisent pas en erreur ".

Lorsque j'entendis ces paroles, mon cœur eut pitié d'elle et, soumis d'avance à la volonté du Dieu Très-Haut, je lui répondis : " J'accepte ". Et la priant de me suivre, je lui fis don de riches vêtements, lui proposai un contrat de mariage honorable et l'invitai à monter à bord, où je la rejoignis dans la chambre que j'avais fait aménager à son intention. Sur quoi nous reprîmes notre voyage, voguant au long des jours et au long des nuits. Mon cœur l'ayant aimée, je passais désormais mes journées et mes nuits auprès d'elle, négligeant la compagnie de mes frères, tant j'étais occupé du soin de sa personne. Quant à mes frères - oui, ces chiens que vous voyez là - ils ne tardèrent pas à manifester tous les signes de jalousie. Mais ce qu'ils convoitaient surtout, c'était ma fortune et le lot respectable de mes marchandises. Bref leurs yeux se mirent à considérer avec avidité ce que je possédais. Ils en vinrent bientôt à comploter de me tuer, et Satan sut embellir à leur intention ce projet d'assassinat en le parant de couleurs séduisantes.

Ils décidèrent d'agir avec perfidie : une nuit que j'étais endormi auprès de ma femme, ils nous empoignèrent par surprise, nous firent passer par-dessus bord… et nous nous réveillâmes au milieu des flots. C'est alors que mon épouse m'apparut sous les traits d'une ifrite de la race des djinns, qui me soutint au-dessus des vagues et m'aida à prendre pied sur une île. Comme le jour se levait, elle m'adressa ce discours : " Ô toi, l'homme, vois comme je t'ai récompensé pour ta bonté. Je t'ai sauvé la vie : sans moi, tu te noyais. Sache en effet que je suis du nombre de ceux qui prononcent la formule " Au nom de Dieu ! ". Oui, dès que je t'ai aperçu sur le rivage de l'océan, mon cœur s'est épris de ta personne et j'ai pris l'apparence que tu sais dans l'intention de t'aborder. Je t'ai manifesté mon amour et tu m'as acceptée… Nous n'avons plus à présent qu'à retrouver tes frères et à les tuer. On imagine mon étonnement à entendre de tels propos. Je tins d'abord à la remercier de ce qu'elle avait fait pour moi ; puis j'ajoutai : " Quant au projet de tuer mes frères, sache que je ne puis y souscrire. Je ne veux pas leur ressembler ". Et je lui narrai mon histoire et la leur depuis les premiers jours jusqu'aux derniers… ce qui ne fit que redoubler sa colère à leur encontre. " A l'instant même, s'écria-t-elle, je vais voler vers tes frères, faire sombrer leur bateau et provoquer leur perte sans rémission. - Par Dieu ! protestai-je, n'agis pas ainsi. Le proverbe ne dit-il pas : " Ô bienfaiteur, ce sont les procédés envers celui qui t'a offensé qui montreront qu'on peut te donner ce nom ". Quoi qu'il arrive, ce sont mes frères ".

Je m'approchai d'elle et calmai son courroux. Alors elle me prit dans ses bras et s'envola avec moi dans les airs, m'emportant à une telle hauteur que mon œil ne pouvait pas distinguer le moindre objet à l'horizon… Et c'est ainsi que je me retrouvai peu après sur la terrasse de ma propre maison ! Je n'avais plus qu'à me dresser sur mes deux pieds et à pousser ma porte : j'étais chez moi ! Je m'empressai d'aller déterrer mon or et, après avoir salué les vendeurs du marché, je m'employai à dégager l'accès de ma boutique. Comme je regagnais ma demeure, les bras chargés de provisions destinées à notre dîner, je remarquai deux chiens qui se trouvaient attachés dans la cour. Dès qu'ils m'aperçurent, ils se levèrent et se mirent à geindre en cherchant à s'agripper à moi. Je n'étais pas encore remis de la surprise où me plongeait leur comportement, que mon épouse apparut et me dit : " Seigneur, les animaux que tu vois là, ce sont tes frères. - Qui dont leur a donné cette apparence ? m'étonnai-je. - J'ai envoyé un message à ma sœur : c'est elle qui leur a imposé cette forme. Ils n'en seront délivrés que lorsque dix années seront écoulées ". Sur quoi elle prit congé de moi, non sans m'avoir fait connaître le lieu secret de sa résidence.

Dix ans ont passé sur ces incidents. Voilà que je me dirigeais justement vers cet endroit où je suis convié à rejoindre ma femme du peuple des djinns, car l'heure est venue de délivrer mes frères. Et c'est sur ces entrefaites que j'ai fait la rencontre de cet homme et de ce vieillard à la gazelle. Comme je m'informais auprès du premier, il me conta son aventure avec toi… et je n'ai pas voulu quitter ce lieu sans en avoir l'issue. Voilà mon histoire. N'est-elle pas étonnante elle aussi ?

Le djinn en convint volontiers et s'exclama : " Par Dieu oui, elle est décidément étonnante et étrange ! A toi aussi, j'accorderai donc gracieusement le tiers de la peine encourue par cet homme. Sur ce, le troisième vieillard demanda : " Ô djinn ne m'humilie pas en rejetant ma requête. Si je te raconte à mon tour une histoire étrange et surprenante… plus étrange encore et plus surprenante que ces deux histoires que tu viens d'entendre, me feras-tu aussi grâce, par faveur, du tiers du châtiment de cet homme ? - J'y consens, déclara le djinn. - Dans ce cas, écoute ce que je m'en vais te conter ". (Les Mille et Une Nuits, René R. Khawam, Phébus Libretto, tome 1)

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Analyse de coeurs ingrats

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Samedi 17 janvier 2009 à 15 heures


Cœur gourmand

 

Apprends, ô sultan, ô roi suprême des djinns, que cette mule que tu vois là était ma femme. Je l'avais prise vierge et j'avais obtenu d'elle, par un bienfait de Dieu, seize enfants, garçons et filles. Cependant aucun de ses enfants ne resta en vie. Et voilà que Dieu décréta - qu'Il soit exalté et glorifié ! - qu'il me fallait partir en voyage. Je parcourus ainsi villages et bourgs, et demeurai absent deux années complètes. Sur le chemin du retour, j'eus soin d'acheter pour l'offrir à ma femme tout ce que je pus trouver de plus coûteux - pourvu que ce ne fût pas trop difficile à transporter. - Et je me retrouvai, un soir, à la nuit tombée, de retour dans ma ville. J'avais encore le temps d'écouler quelques-unes des marchandises que je rapportais, avant de regagner ma demeure.

Comme j'allais frapper à ma porte, je constatais qu'elle n'était pas fermée - ainsi en avait décidé un décret du Dieu Très-Haut. J'entrai donc et montai aussitôt à l'étage… où je découvris mon épouse au lit avec un serviteur noir hideux à faire peur, tous deux fort occupés à jouer, à rire, à minauder, à s'embrasser et à s'exciter mutuellement au plaisir. Lorsque ma femme me vit et comprit que c'était bien moi qui me tenais là, elle se dressa d'un bond et se précipita sur moi en poussant un cri terrible tout contre mon visage. J'en fus si effrayé que, saisi soudain de stupeur, je perdis à demi le sens des choses, tout prêt à croire que le spectacle que j'avais sous les yeux se déroulait dans un autre monde. Ma femme en effet, profitant de mon hébétude, s'était saisie d'un cruchon d'eau et bredouillait dessus des paroles incompréhensibles. Puis prenant un peu d'eau de ce vase, elle m'en aspergea en hurlant : " Sors de cette forme humaine, et prends donc la forme d'un chien ! " Et je pris aussitôt la forme d'un chien, après quoi elle me chassa en vociférant : " Quitte ces lieux, toi qui apportes le mauvais sort ! " Je franchis la porte et me mis à errer dans la ville. Chaque fois que les chiens me voyaient, ils aboyaient contre moi, ils hurlaient, m'assaillaient férocement et me mordaient. Les gens les chassaient et j'avais toutes les peines du monde à leur échapper. Je fus ainsi en proie à la peine la plus cruelle, aux épreuves les plus pénibles, et ne cessai de me trouver dans cette situation, livré aux tourments de la faim et de la soif, ne buvant que dans les écuelles, jusqu'à ce que je fusse parvenu, un jour, devant la boutique d'un boucher.

J'eux l'idée d'y entrer. Les chiens qui me poursuivaient sans relâche faillirent en faire autant. Mais le propriétaire de la boutique les éloigna de moi et me jeta quelques os. Je les rongeai consciencieusement, et fus admis par la suite à me nourrir des restes de ses repas. Puis je pris l'habitude de l'accompagner dans ses sorties, veillant à lui faire escorte jusqu'à ce qu'il fût de retour en sa boutique. Quand il me vit agir ainsi, il me prit en affection et se mit à me donner lui-même à manger et à boire. Et chaque fois qu'il me laissait pour regagner son logis, je restais à l'intérieur de l'échoppe où je m'installais pour dormir.

Un jour qu'il s'en était brusquement retourné chez lui pour une affaire qu'il devait régler sur-le-champ, je le suivis jusqu'au seuil de sa demeure et trouvai le moyen de me faufiler à l'intérieur du logis. C'est ainsi que je me retrouvai en présence de son épouse et de sa fille. Cette dernière était dévoilée ; à peine m'eut-elle aperçu qu'elle se cacha le visage avec sa manche. " Père, dit-elle au boucher, ce que tu fais n'est ni juste ni convenable. Depuis quand laisse-t-on entrer chez nous des hommes à l'improviste ? - Et où vois-tu donc des hommes, ma fille ? s'étonna le boucher, son père. - Ce chien qui est entré chez toi, répondit-elle, est en réalité un homme auquel sa femme a jeté un sort, le livrant à mille tourments et l'exposant cruellement aux morsures des autres chiens. Par Dieu, ô mon père, je suis capable de le sauver. Oui, je dois pouvoir le délivrer, par la toute-puissance du Dieu Très-Haut, de cette situation horrible qui est la sienne ! " Lorsque son père entendit ces mots, il abonda généreusement en son sens : " Par Dieu au-dessus de toi, ô ma fille ! par le prix que tu attaches à ma vie, tu ne peux en effet te dispenser de le sauver. Ce sera une aumône dont le mérite ne reviendra qu'à toi. Sois généreuse envers lui, ne serait-ce que pour moi, car, par Dieu, je l'ai pris en affection, pitié et compassion, ayant aussitôt décelé chez lui un caractère enclin à l'amitié. - Avec amour et respect je t'obéirai, répondit-elle ". Et, sans attendre, elle alla chercher un bol en cuivre qu'elle remplit d'eau et prononça dessus des paroles que nous fûmes bien en peine de comprendre, son père, sa mère et moi, tous tant que nous étions. Mais ses bredouillements devaient être des formules de conjuration, car à la fin elle s'écria : " Avec hâte !… avec hâte !... oui, sur l'heure !... sur l'heure !... Et vite !... vite !… Ah !... faites vite !... Et que Dieu vous accorde sa bénédiction ! " Puis elle ajouta en s'adressant à moi : " Si tu es l'objet d'un sort, si tu es en réalité un être issu d'Adam, reviens à ta forme première, par la toute-puissance du Dieu Très-Haut, qui n'a qu'à dire à une chose : " Sois telle " pour qu'aussitôt elle le devienne. " Et dès qu'elle m'eut aspergé d'eau, je revins à ma forme première.

Dans l'instant, je me précipitai vers elle et, lui baisant les mains, le front et les pieds, je m'écriai : " Par Dieu, au-dessus de toi, ô dame ! Il faudrait à présent que tu jettes un sort à ma femme, oui, que tu m'aides à lui faire enfin connaître mon droit ! - Avec amour et respect, je le ferai ! s'écria-t-elle. Par Dieu ! Je la rétribuerai en lui infligeant le même traitement qu'elle t'a infligé. " Et s'approchant d'un cruchon rempli d'eau, elle prononça, à nouveau, force conjurations et paroles confuses, puis, se tournant vers moi, elle me dit : " Pars aujourd'hui même afin d'être auprès de ta femme à la nuit. Tu la trouveras endormie, noyée dans le sommeil. Approche-toi d'elle, asperge-la de cette eau et précise bien, à ce moment-là, la forme que tu souhaites lui voir prendre. Elle se transformera aussitôt selon ta volonté, et prendra l'aspect que tu auras choisi. " Je pris l'eau et me dirigeai donc vers le logis de ma femme, poursuivit le troisième vieillard. J'arrivai à notre porte et la trouvai ouverte. J'entrai et me précipitai jusqu'à la chambre de ma femme. Elle était en effet endormie, semblable à une morte. Je m'approchai d'elle et l'aspergeai avec l'eau en disant : " Sors de cette forme et prends celle d'une mule grise au pas vif ! " Aussitôt elle devint une mule. Je la saisis par la crinière et la fit descendre au bas de la maison où je l'attachai.

Le lendemain, j'achetai pour elle un mors en fer, un bât, une sangle, et pour moi une cravache en lanières de cuir tressées. Je fixai enfin des éperons à mes souliers… et c'est dans cet équipage que je la monte, depuis ce jour, chaque fois que je vaque à mes affaires. C'est d'ailleurs au cours d'un déplacement commandé par mon travail que j'ai fait la connaissance des deux vieillards et du marchand assemblés ici. A mon tour, je leur posai la question : " Qu'attendez-vous donc, assis en ce lieu ? " Et c'est ainsi qu'ils m'ont raconté ton aventure avec ce marchand, ô sultan et roi suprême des djinns ! Puis s'adressant à la mule : " Peux-tu confirmer la véracité de mon récit ? " Elle remua la tête, montrant clairement par ce signe que toute l'histoire était vraie. " Mon discours est terminé, conclut-il. Vous avez entendu ce qui m'est advenu. Mon histoire n'est-elle pas encore plus étonnante, encore plus étrange que les deux précédentes ? " Le djinn, à l'écoute de ce récit, n'avait caché ni sa surprise ni son émerveillement : un frisson de plaisir lui parcourait tout le corps. " Je t'accorde aussi à toi aussi, en don gracieux, le tiers du châtiment de ce marchand, déclara-t-il. " Puis rendant ce dernier à la liberté, il le remit entre les mains des trois vieillards et prit congé d'eaux ? Le marchand se précipita vers ses trois bienfaiteurs et leur offrit ses remerciements. Eux, de leur côté, ne laissèrent pas de le féliciter de s'être tiré sain et sauf d'un tel danger. A la suite de quoi chacun fit aux autres ses adieux et reprit son chemin.

On raconte que le marchand s'en revint bientôt dans son pays. Il y retrouva son épouse, sa famille, ses enfants… et ne les quitta plus avant d'avoir atteint le terme de sa vie. (Les Mille et Une Nuits, René R. Khawam, Phébus Libretto, tome 1)

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Analyse du coeur gourmand

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Samedi 21 février 2009 à 15 heures

Le jaloux et la perruche

Il était une fois un homme extrêmement jaloux, marié à une femme, pourvue de formes délicieuses, qui avait, pour elle, la beauté, l'éclat et mille perfections. Mais ces qualités mêmes, jointes à sa propre jalousie, empêchaient notre homme de partir en voyage comme il l'aurait voulu, tant il craignait de laisser seule son épouse. Un jour que la nécessité l'obligeait absolument à partir, il eut l'idée de se rendre au marché aux oiseaux et d'y acheter une perruche, qu'il chargea d'observer, en son absence, tout ce qui se passerait dans la maison et de lui en tenir la chronique fidèle à son retour. Or la perruche en question se trouvait être intelligente et fort instruite, douée de sagacité autant que de vigilance….

L'homme put ainsi s'en aller au loin et mener ses affaires. A son retour, il se ménagea un entretien seul à seule avec la perruche et lui demanda de lui raconter tout ce qu'avait fait sa femme pendant son absence. La perruche lui apprit ainsi à quels jeux se livrait la donzelle avec son ami et ne lui cacha rien du détail des ébats dont ils faisaient leur quotidien en l'absence du maître de maison. Lorsqu'il eut entendu la chose, le mari, au comble de la colère, ne manqua pas d'aller trouver son épouse et de la rassasier de coups. La femme crut d'abord qu'elle avait été la victime de l'indiscrétion d'une des servantes de la maisonnée et se mit en devoir de les confesser l'une après l'autre. Toutes lui jurèrent avoir surpris les confidences de l'oiseau à son mari : c'était la perruche et elle seule, qui avait tout rapporté.

Ayant constaté de diverses sources que c'était bien le volatile qui l'avait trahie, la femme décida alors de recourir à un stratagème. Une nuit que son mari avait dû quitter la maison, elle ordonna à l'une de ses servantes de recouvrir d'une étoffe noire la cage de l'oiseau puis de tourner par là-dessus la manivelle d'une meule à bras, cependant qu'une autre servante aspergeait d'eau la cage, qu'une autre s'employait à renverser bruyamment divers objets en fer, et qu'une autre s'occupait de manœuvrer un miroir devant la lampe.

De retour, au lever du jour, le mari interrogea la perruche et lui demanda ce qui s'était passé en son absence cette nuit-là. " Maître, répondit l'oiseau, reçois mes excuses car je ne puis rien te dire. De toute la nuit, en effet, je n'ai rien pu voir ni entendre, tant j'étais aveuglée par l'épaisseur des ténèbres et abasourdie par la violence de la pluie et par l'insistance des coups de tonnerre mêlés d'éclairs qui se sont succédé sans relâche jusqu'au matin. " Or on était au mois le plus sec de l'année, au cœur même de l'été… " Malheur à toi s'irrita l'homme. Ignores-tu que nous ne sommes pas encore à la saison où il pleut ! - Par Dieu ! tout ce que je t'ai rapporté, je l'ai pourtant vu et entendu cette nuit, insista l'oiseau. Ce qu'entendant, le mari fut persuadé que la perruche avait l'habitude de mentir et qu'elle n'avait fait que l'abuser en lui rapportant les prétendues aventures de sa femme. Fort en colère contre l'oiseau, il introduisit sa main dans la cage, s'empara de celui-ci et le jeta par terre avec la dernière violence. Ainsi mourut la perruche. Pus tard, l'homme apprit par des voisins que ce que lui avait dévoilé l'oiseau était vrai. Comprenant enfin à quel stratagème avait eu recours son épouse, il se repentit - mais trop tard - d'avoir fait disparaître un informateur si précieux.

Le roi reprit : " Je suis dans le même cas, ô vizir. La jalousie s'est insinuée en toi et te fait médire de cet homme. Voudrais-tu que je le fasse mettre à mort et qu'après cela je sois pris de repentir, comme s'est repenti le possesseur de la perruche ? A ces paroles du roi des Grecs, le vizir répliqua : " O roi de rang élevé ! ce médecin ne m'a rien fait de mal ; je n'ai éprouvé personnellement aucun dommage de son fait. Non, je ne te parle ainsi que poussé par la sollicitude que j'éprouve pour ta personne et par peur de te voir aller à ta perte. Si tu constates la fausseté de ce que je te dis, fais-moi mourir comme on fit jadis mourir ce vizir qui s'était servi d'une ruse pour provoquer la perte d'un certain fils de roi… " Et que lui arriva-t-il donc ? s'enquit le roi des Grecs. - Il lui arriva ceci… "
(Les Mille et Une Nuits, René R. Khawam, Phébus Libretto, tome 1)

Le texte du café est sur deux sites internet :

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Analyse de Jaloux et la perruche

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Samedi 21 mars 2009 à 15 heures


Histoire de la pomme


Sache, ô Émir des croyants, que cette jeune femme assassinée est mon épouse, la mère de mes enfants. C'est ma cousine du côté paternel, la fille de mon oncle, ce vieillard que tu vois à mes côtés. Il me la donna en mariage, à peine nubile, et je vécus avec elle durant onze années consécutives. Épouse bénie, elle m'apporta trois enfants mâles que je reçus comme un don de Dieu. Elle avait une conduite exemplaire à mon égard et me servit de la meilleure manière. De mon côté, je l'aimais intensément, mais, un jour, dans le courant de ce mois, survint l'événement que je vais raconter.

Elle fut atteinte d'une maladie de langueur et devint d'une maigreur extrême. Je m'empressai auprès d'elle et la vis revenir peu à peu à une santé meilleure, après un mois complet d'incertitude. Un jour, elle me dit, avant d'entrer au bain : " Cousin, je voudrais de toi que tu me donnes l'occasion de contenter une envie. - Oreille attentive et bon vouloir, lui répondis-je. Parle, même si tu es sujette à mille envies. - Je désire une pomme dont je puisse respirer l'odeur et mordre la chair, dussé-je mourir après cela. - Que Dieu te conserve en bonne santé, m'empressai-je de répondre. " Je cherchai par toute la ville des pommes, sans pouvoir en trouver une seule. Je le jure, sur mon honneur, si j'en avais trouvé une, rien qu'une, je l'aurais achetée à n'importe quel prix. Rentrer bredouille me mortifia. Ne trouvant pas le fruit qui aurait pu contenter son envie, je revins à la maison et lui dis : " Cousine, par Dieu, je n'ai pas trouvé ce que tu demandes ". Cela la mit dans une agitation fébrile et, faible comme elle était déjà, elle le devint davantage et de façon plus préoccupante encore cette nuit-là. Aussi, de bon matin, me mis-je à courir les jardins des alentours et à visiter tous les vallons fertiles, sans en oublier. Je n'y trouvais pas ce que je désirais. Mais un vieux jardinier me donna cet avis : " Mon enfant, tu ne découvriras de pommes que dans le jardin de l'Émir des Croyants, dans la ville d'Al-Basra. La récolte est conservée dans les celliers sous la garde de l'intendant royal ".

Je revins aussitôt chez moi, fis mes préparatifs et partis en expédition, soutenu par mon amour pour ma femme comme par mon courage à vaincre les difficultés de la vie. Je ne mis que la moitié d'un mois, ô Émir des croyants, à me procurer trois pommes : il faut dire que je m'étais employé, jours et nuits, en démarches réitérées et en va-et-vient continuels ; j'ajoute que je les payai à l'intendant trois pièces d'or. Je les rapportai sans tarder à la maison et les présentai à ma femme. Elle les reçut d'un air distrait et les posa à côté d'elle. Sa langueur augmenta. Je m'inquiétai beaucoup à son sujet, ne sachant trop comment remédier à cette faiblesse.

Dix autres jours s'écoulèrent, sans changement notable. Le dixième jour, j'étais assis dans ma boutique à vendre les étoffes dont je fais commerce, lorsque je vis soudain entrer dans la halle des marchands de drap une espèce de nègre aussi long qu'un roseau, qui avait la largeur d'un banc public, et offrait un visage d'une laideur repoussante. Il tenait dans sa main une des trois pommes pour lesquelles j'avais battu buissons et forêts pendant toute la moitié d'un bon mois. Je le hélai : " Ô bon nègre, mon ami, cette pomme, d'où la tiens-tu ? - Je l'ai reçue de ma belle, répondit-il. Je suis allé la visiter aujourd'hui et l'ai trouvée atteinte d'une maladie de langueur. J'ai vu trois pommes auprès d'elle. Elle m'a dit que son barbeau de mari, le maquereau, les lui avait rapportées de voyage, un voyage d'un demi-mois fait tout exprès et qu'il a passé en recherches continuelles pour les lui obtenir. J'ai pris du bon temps avec elle, mangeant et buvant tout mon soûl, et pour finir j'ai pris une des pommes qui se trouvaient là, n'écoutant que mon caprice. Et me voici en ces lieux… ".

A ces mots, ô Émir des Croyants, le monde s'assombrit à mes yeux. Je me levai sur-le-champ, fermai mon échoppe et regagnai ma maison. Je montai dans la chambre haute, n'ayant plus mes sens, tant la fureur m'avait mis hors de moi. J'entrai dans la pièce où se tenait ma femme et regardai vers les pommes ; il n'y en avait plus que deux. " Cousine, demandai-je, où se trouve la troisième pomme ? " Elle tourna distraitement les yeux dans la même direction et dit : " Par Dieu ! mon cousin, je ne sais pas. " L'histoire que le nègre m'avait faite me parut alors être la pure vérité. J'avisai un couteau effilé, m'en saisis et vins me placer derrière mon épouse. Je ne prononçai aucun mot, jusqu'au moment où je me jetai sur ma victime, armé de ma lame que j'enfonçai dans sa gorge. Je lui tranchai la tête et découpant son corps, en plaçai hâtivement les morceaux dans un panier, non sans les avoir enveloppés dans son propre voile à elle. Je mis par-dessus une tenture, et le tout dans une malle que je transportai sur ma tête, jusqu'au fleuve, où je la jetai. Par Dieu, ô Émir des Croyants, venge-la sur moi et fais-moi pendre le plus vite possible, sinon je te demanderai compte de son sang devant le Dieu Très-Haut.

Apprends enfin qu'après avoir noyé le corps, je revins à la maison et j'aperçus l'aîné de mes garçons assis par terre, qui pleurait à chaudes larmes. Je lui demandai pourquoi. " Ô mon père, me dit-il, aujourd'hui, de grand matin, j'ai pris en cachette à ma mère l'une des trois pommes que tu lui as apportées. Je l'ai emportée avec moi au marché et j'étais là avec mes frères, quand soudain un grand escogriffe d'esclave noir s'est approché et me l'a arrachée des mains. J'ai couru après en disant : " Par Dieu ! Ô bon nègre, mon ami, mon père a passé la moitié d'un mois à parcourir la ville d'Al-Basra pour trouver cette pomme. Il en a rapporté trois seulement de ce voyage pour les offrir à ma mère qui souffre d'une maladie de langueur. Rends-moi cette pomme afin que je la remette à sa place et qu'on ne sache pas la mauvaise action que j'ai commise en la dérobant… ". Il restait sourd à mes paroles. J'ai eu beau les lui répéter, une seconde fois et une troisième, rien n'y a fait : il m'a frappé et a continué son chemin. Alors, mes frères et moi, nous sommes sortis de la ville avec l'idée de nous cacher dans les environs, par crainte du châtiment que nous méritions de recevoir, et puis nous avons changé d'avis, et décidé de revenir à la maison dès qu'il ferait nuit. Je crains tant de causer du chagrin à notre mère ! Par Dieu ! Je te supplie de ne rien lui dire, car cela pourrait augmenter sa faiblesse… "

Ces paroles de mon fils, ô Émir des Croyants, sa frayeur et ses sanglots me dessillèrent : je sus que j'avais agi injustement en tuant la jeune femme et qu'elle avait péri victime d'une calomnie. Le funeste esclave l'avait, lui, injustement accusée en débitant un conte, forgé de toutes pièces, à partir du récit de mon fils, qui lui avait tout dit des pommes. Je pleurai sur mon malheur, avec mes enfants, jusqu'à en perdre le souffle. Ce vieillard ici présent, le père de la malheureuse, qui venait nous faire visite, apprit de ma bouche la triste aventure. Il joignit ses larmes aux nôtres et nous demeurâmes dans ces lamentations jusqu'au milieu de la nuit. Trois jours durant, nous ne quittâmes notre maison, en proie à l'affliction la plus profonde, lui pour avoir perdu sa fille, et moi pour avoir causé la mort d'une épouse innocente. Tout cela pour avoir ajouté foi aux fantaisies d'un esclave calomniateur. Voilà ce que j'avais à dire sur moi et sur cette femme assassinée. Ô Émir des croyants, sur la mémoire de ton père, sur celle de tes ancêtres, je te supplie de me faire mourir. Après la disparition de ma femme, je ne puis trouver aucun plaisir à vivre. Prends de moi le prix de son sang, parce que c'est moi qui l'ai mal jugée en ne regardant pas plus loin que des propos diffamants et faux.

Le récit du jeune homme avait plongé le khalife dans un étonnement extrême. " Par Dieu, s'écria-t-il, le premier homme que j'enverrai à la potence sera cet esclave de malheur. Je ferai le nécessaire pour venger cette femme et contenter le Roi de miséricorde. " Puis, se tournant vers Dja'far, il ajouta : " Descends en ville et trouve-moi cet esclave, sinon je te ferai couper la tête ". Le vizir sortit du palais en pleurant et regagna la ville. " Le moment de mourir est arrivé pour moi, disait-il. La même cruche ne saurait indéfiniment recevoir des coups sans casser. Pour sûr, je ne peux compter cette fois sur le secours d'aucune ruse. Seul le Dieu Tout-Puissant et Redoutable qui m'a sauvé du premier péril me sauvera du suivant. Par Dieu, je ne bougerai pas de ma maison jusqu'au terme des trois jours que l'on m'a donnés pour délai, m'en remettant à Dieu pour l'issue de cette affaire à laquelle je ne trouverai pas moi-même aucune solution. Dja'far demeura donc chez lui, le premier jour, le deuxième et le troisième jusqu'à midi. Tout espoir de conserver la vie l'avait quitté : il avait mandé hommes de loi et témoins pour faire son testament, et appelé ses filles auxquelles il fit ses adieux, les yeux remplis de larmes, quand un messager du khalife vint le trouver et lui dit : " L'Émir des Croyants est dans une violente colère. Il a juré que demain le jour ne se lèvera pas avant qu'il ne te voie attaché au gibet ". Dja'far redoubla de larmes, les fraîches jeunes filles redoublèrent de larmes, et redoublèrent aussi de larmes ceux qui se trouvaient dans la maison.

Bientôt le vizir dit adieu à ses filles et à toute la famille, mais il lui restait encore à presser la plus jeune sur son sein : elle avait un visage resplendissant et son père l'aimait plus que toutes les autres. Il la serra contre lui et l'embrassa, tout à sa peine de quitter ainsi sa famille et ses enfants. Comme il la serrait très fort en raison de l'attachement mutuel qu'ils éprouvaient, il sentit un objet rond qu'elle dissimulait dans le pli de sa robe. " Ma fille, demanda-t-il, qu'y a-t-il là ? Montre, ma fille. - C'est une pomme qui porte le cachet de notre maître le khalife, répondit la petite fille. C'est Brinde-Myrte, notre esclave, qui l'a rapportée. Il n'a voulu me la donner qu'après avoir reçu en échange deux pièces d'or. " Dja'far, entendant prononcer les mots " pomme du khalife " et " esclave ", poussa un grand cri et fouilla aussitôt dans la robe de la fillette. Il en sortit la pomme et la reconnut. " Ô toi qui accordes promptement la délivrance à tes serviteurs, c'est avec raison que nous T'invoquons ! clama-t-il "

Il fit venir l'esclave noir, et lorsque ce dernier parut devant lui : " Malheur à toi, Brin-de-Myrte ! s'écria-t-il. Révèle-moi d'où vient cette pomme. - Par Dieu ! répondit le Noir, si le mensonge peut quelque fois procurer le salut, à plus forte raison la sincérité le fera-t-elle. Cette pomme, ce n'est pas le fruit d'un larcin commis dans ton palais, dans celui d'un grand personnage, ou dans le jardin de l'Émir des Croyants. Il y a quatre jours de cela, je marchais dans une des rues de la ville, lorsque j'aperçus des enfants qui jouaient. Cette pomme tomba de la main du plus jeune d'entre eux. Je le frappai et la lui pris. Il pleura en disant : " Ami, sache que cette pomme appartient à ma mère qui est malade. Elle a eu envie d'en avoir de semblables et les a demandées à mon père qui est parti en voyage et en a rapporté trois. Je pris l'une de ces pommes en cachette. Rends-la moi. Je n'en fis rien, mais l'apportai ici… et la vendis à ma petite maîtresse pour deux pièces d'or. Voilà toute l'histoire de la pomme ". A ces mots, Dja'far fut stupéfait de constater que cette malheureuse affaire n'avait en réalité pour origine que la malhonnêteté de l'un de ses esclaves. Il se leva tout content, prit le nègre par la main et l'entraîna devant l'Émir des Croyants, auquel il raconta cette histoire par le menu. Le khalife fut au comble de l'ébahissement et rit jusqu'à en tomber à la renverse. " Ainsi donc la cause du malheur est ton propre esclave ! - Je l'avoue, ô Émir des Croyants. " Le khalife donna alors au jeune homme une de ses concubines à la cour, lui assigna une rente pour vivre convenablement et l'admit parmi ses familiers. Mais il continuait à s'émerveiller de cette suite de coïncidences. " Il n'y a pas lieu, dit Dja'far le vizir à l'Émir des Croyants, le hasard fait des choses plus merveilleuses encore… - Lesquelles ?... Si tu me racontes une histoire plus étonnante que celle-ci, je pardonnerai à ton esclave. Sinon, j'ordonnerai qu'il soit tué. Mon histoire, la voici. Tu en jugeras toi-même, ô Émir des croyants… " (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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Analyse de l'histoire de la pomme

 

 

Samedi 25 avril (au lieu du 18 !) 2009 à 15 heures


Le premier frère du barbier


L'aîné de mes frères exerçait le métier de tailleur à Bagdad, dans une boutique qu'il avait louée. En contrebas, se trouvait un moulin. En face de chez lui, habitait un gros riche. Un jour, tandis qu'il était assis à coudre dans la boutique, mon frère leva les yeux vers la demeure de ce voisin et vit par la lucarne une femme aussi belle que la lune à son lever et qui regardait passer les gens. Mon frère l'eut à peine vue que le feu de la passion s'alluma dans son cœur, et il resta ainsi, toute la journée, la tête levée. Le soir venu, il se leva, désespéré, et s'en fut tristement chez lui. Le lendemain matin, il regagna sa boutique à la pointe du jour, s'assit à sa place habituelle et leva la tête. La femme parut au bout d'une heure et s'accouda, comme la veille, au rebord de la lucarne. Lorsque le regard de mon frère tomba sur elle, l'émotion en lui fut telle qu'il perdit connaissance. Puis il sortit de son évanouissement et rentra chez lui dans un état inquiétant.

Le troisième jour, la femme jeta les yeux sur lui, alors que, de sa place, il ne cessait de la contempler. Elle lui sourit. Mon frère répondit à ce sourire par un sourire. Alors elle quitta sa lucarne et lui dépêcha sa servante qui portait une pièce d'étoffe enveloppée dans un tissu. " Ma maîtresse te présente ses salutations, lui dit la servante, et te demande, au nom du désir que tu nourris de la voir en bonne santé, de lui couper une robe dans cette étoffe et de la coudre. " Oreille attentive et bon vouloir ! s'écria mon frère. " Il coupa une robe à l'intention de la belle et s'efforça de la coudre en une seule journée. La lendemain, la servante arrive de grand matin et lui dit : " Ma maîtresse te salue et te prie de lui donner des nouvelles de ta nuit. En ce qui la concerne, elle n'a pas pu trouver le sommeil, tellement son cœur était occupé de toi. Elle te demande aussi de lui couper des pantalons et une chemise pour les porter sous la robe. - " Oreille attentive et bon vouloir ! s'écria mon frère ". Il se mit au travail aussitôt, coupa les sous-vêtements demandés et s'empressa de les coudre. Une heure plus tard, la femme jeta un coup d'œil par sa lucarne, lui adressa un salut et ne cessa de le regarder jusqu'à ce qu'il eut fini de confectionner ses dessous. Il les lui envoya et revint chez lui, égaré, incapable de prendre la moindre parcelle de nourriture. Il dut emprunter pour faire ses courses de l'argent à l'un de ses voisins. Puis, à peine revenu à la boutique, il trouva la servante qui lui donna ce message : " Mon maître désire te voir ". Il en fut rempli d'épouvante, se disant qu'il était fort possible que le mari eût eu vent de l'idylle. " N'aie crainte, reprit la servante. Rien ne s'est passé qui puisse tourner un jour à ta déconfiture. Simplement, ma maîtresse lui a parlé de toi, dans l'idée que vous pourriez lier connaissance. "

Il se leva, tout heureux de l'aubaine, entra chez l'homme, le salua fort civilement. Le mari lui rendit son salut et présenta à son hôte un grand nombre d'étoffes et de différentes espèces. " Coupe-moi des chemises là-dedans, lui demanda-t-il. " Mon frère se mit au travail sur-le- champ et ne s'arrêta qu'après avoir cousu vingt chemises et les culottes assorties. Le soir vint, mon frère cousait toujours, sans avoir pris aucune nourriture. " Que faut-il te donner pour ton salaire, interrogea le mari ? - Vingt pièces d'argent de bon poids, répondit mon frère. " L'homme dit à la servante d'apporter la balance, et c'est alors que la jeune femme parut devant mon frère, le visage courroucé parce qu'il réclamait de l'argent. Mon frère, aussitôt, s'en rendit compte et se reprit : " Par Dieu, je ne prendrai rien du tout… ". Il emporta le reste des étoffes pour les coudre chez lui et sortit sans un rouge liard dans sa poche. Il demeura trois jours entiers sans nourriture ou presque, ne prenant en tout et pour tout que deux galettes de pain.

C'est presque un mort d'inanition que la servante vint trouver : " Où en es-tu ? - J'ai fini ". Il emporta les chemises et suivit la servante qui l'amena au mari ; celui-ci manifesta le désir de payer son salaire au tailleur, mais mon frère protestait toujours, gêné de ce que penserait la jeune femme. " Je ne prendrai rien du tout… " Il rentra mais ne dormit pas de la nuit, tellement la faim le tenaillait. Il arriva le lendemain à la boutique, où le rejoignit la servante : " Viens parler à mon maître ". Il y alla sans tarder : " Je voudrais que tu me confectionnes un manteau… Il lui en confectionna cinq, tout en restant dans le plus triste des états, affamé, criblé de dettes. Puis il les livra. Le mari loua en termes fort élogieux la façon et se fit apporter une bourse remplie de pièces d'argent. Il introduisit la main dans la bourse, quand la jeune femme, qui se tenait derrière son époux, fit des signes à mon frère pour l'empêcher d'accepter. " Maître, dit mon frère, ne sois pas si pressé de me payer, le temps y pourvoira. " Et il sortit sans avoir pu tirer le moindre profit ni de son travail ni de la jeune femme. Cinq calamités s'abattaient désormais sur lui : l'amour, la pénurie d'argent, la faim, le froid, la fatigue. Mais lui s'efforçait, malgré tout, de se ressaisir.

En réalité, la femme avait mis son mari au courant des sentiments que le tailleur nourrissait pour elle ; il savait que mon frère l'aimait, mais mon frère ne savait pas qu'il savait. Le malheureux était exploité par le couple à confectionner gratuitement des habits. Lorsque toutes les commandes furent honorées, la femme se mit à surveiller étroitement le tailleur. Chaque fois qu'un client se préparait à lui payer son salaire, elle intervenait pour l'obliger à refuser. En fin de compte, le mari et la femme s'arrangèrent pour lui faire épouser la servante. La nuit même où ils devaient l'introduire dans sa couche, ils dirent à mon frère : " Va dormir au moulin jusqu'à demain matin. C'est à ce moment-là qu'aura lieu la noce ". Il s'en alla passer la nuit tout seul au moulin. Le mari alla trouver le meunier et ils manigancèrent un coup contre mon frère : le meunier, au milieu de la nuit, entra au moulin et cria, de manière à être bien entendu du tailleur : " Qu'est-il donc arrivé à ce mulet de malheur ? Pourquoi s'est-il arrêté à tourner la meule ? Je ne l'entends plus marcher, avec tout ce grain que nous avons à moudre ! " Il descendit dans la pièce où se trouvait la meule, remplit de blé le seau puis se dirigea vers mon frère, une attelle à la main. Il la lui passa autour du cou, et se mit à frapper l'homme sur les jambes pour l'obliger à courir dans le circuit en ornière d'où l'on faisait tourner la meule. Mon frère trotta et le blé se déversa dans l'auge pour être moulu. Le meunier faisait semblant de ne pas se rendre compte qu'il y avait un être humain à la place de la bête. Chaque fois que mon frère s'arrêtait pour se reposer, il le fouettait en disant : " Hé ! mulet vicieux, on dirait que tu as trop mangé, tourne !... ".

A l'aube, le meunier rentra chez lui, laissant mon frère accroché à l'attelle, presque mort de fatigue. La servante vint le trouver de grand matin : " Ma maîtresse et moi, fit-elle, il nous a été très pénible d'apprendre ce qui t'est arrivé et nous sommes fait beaucoup de mauvais sang pour toi ". Mon frère n'avait pas la force d'articuler un seul mot de réponse, tellement la fatigue et les coups l'avaient épuisé. Il regagna son logis. A peine y arrivait-il que surgit le scribe qui avait rédigé le contrat de mariage : " Que Dieu te garde en bonne santé ! Voici qu'aujourd'hui commence pour toi une vie de bien-être, de tendresse et d'accolement. - Frère, répondit le tailleur, Dieu veuille ne pas conserver indemne le menteur ! Mille suppôts de Satan ! Par Dieu j'ai passé à moudre le blé à la place du mulet ". Il lui raconta son histoire et la mésaventure qu'il avait subie. " Alors, c'est que ton signe astral n'est pas accordé avec celui de ton épouse, lui répondit le visiteur. " Puis mon frère s'en alla à sa boutique, espérant une commande qui lui permettrait de gagner quelque argent qu'il put dépenser pour vivre. La servante l'y rejoignit : elle venait l'inviter à parler à sa maîtresse. A quoi mon frère répliqua sans ambages : " Toute relation est rompue entre vous et moi ". ! La servante retourna mettre sa maîtresse au courant de ce refus. Mais, à peine mon frère s'était-il installé à sa place que la femme se montra par la lucarne et se mit à pleurer en lui jetant ces mots : " Ô toi, fraîcheur de mes prunelles, comment me trouves-tu ? " Il s'abstint de répondre. Elle jura qu'elle n'était pour rien dans ses difficultés. Lorsque mon frère vit sa beauté et la perfection de ses formes, tous ses griefs s'envolèrent. Il accepta les excuses de la dame et prit plaisir à la regarder. Quelques jours plus tard, il reçut la visite de la servante : " Ma maîtresse te salue, lui dit-elle, et te donne avis que son époux se prépare à passer la nuit chez un de ses amis. Lorsque tu le verras sortir du logis, tu y viendras, toi, et tu dormiras avec ma maîtresse ".

Or, il s'était passé ceci, entre temps : le mari avait dit à la femme que le tailleur semblait renoncer à son idylle, et elle avait répondu : " Laisse-moi ourdir une autre intrigue qui le rendra célèbre dans toute la ville ". Mon frère ignorait ce qu'on lui préparait en cachette. Quand arriva le soir, la servante vint le prendre et l'introduisit chez elle, où la donzelle l'accueillit avec force souhaits de bienvenue. " Maître, lui disait-elle, Dieu sait comment j'étais remplie de désir de te rencontrer ! - Ô ma maîtresse, s'écria, mon frère, vite un baiser, de grâce. " A peine avait-il prononcé ce mot que le mari surgit d'une pièce contiguë. " Arrive un peu, ici, lui cria-t-il. Par Dieu, je ne te laisserai pas filer sans te déférer au tribunal du gouverneur. " Mon frère ne cessa de le supplier de renoncer à son projet, l'autre de refuser, et pour finir, le tailleur fut conduit devant le gouverneur, qui le condamna à recevoir cent coups de fouet. La sentence ajoutait qu'on le promènerait juché sur un chameau dans toutes les rues de la ville, derrière un héraut qui crierait : " Voici le châtiment, et le moindre, de ceux qui se précipitent sur les femmes des autres ". A la suite de cette promenade d'infamie, il fut exilé de la ville. Une fois dehors, il ne sut où aller, lors je le rejoignis sur la route et le munis de provisions pour son voyage.

Le khalife se divertit beaucoup de ce récit, et même il en rit. Puis il me dit : " Ô taciturne, toi qui ne parles guère, tu as bien conduit ton histoire, et tu n'as rien épargné pour son succès ". Il voulut me faire donner une récompense, avant de me remettre en liberté. " Non, par Dieu, m'écriai-je. Il n'est pas question pour moi d'accepter quoi que ce soit, ô Émir des Croyants, avant que je ne t'aie raconté les aventures de mes autres frères. " (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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Analyse du premier frère du barbier

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Samedi 23 mai ( au lieu du 16) 2009 à 15 heures


Le deuxième frère du barbier


" Glouglou ", tel est le surnom de mon frère puîné, celui qui a eu une attaque de paralysie. Un jour qu'il s'en allait en ville pour quelque commission, une vieille femme l'aborda en ces termes : " Hé ! l'homme, arrête un instant que je te présente une requête. Si l'affaire te va, tu pourras demander au Dieu Très-Haut de choisir le meilleur des biens qui te seront offerts ". Mon frère s'arrêta pour lui prêter l'oreille. " Je vais te révéler quelque chose, reprit la vieille. Je connais un endroit agréable où tu pourras t'introduire, à condition que tu saches tenir ta langue… " Elle se tut un moment puis elle ajouta : " Que dirais-tu d'une maison bien bâtie, d'un jardin, d'un ruisseau d'eau vive, d'un amoncellement de fruits, d'un vin clairet et d'un visage à baiser qui serait aussi beau que la lune en son plein ?... ". A cette énumération, mon frère s'écria : " Une telle profusion existe-t-elle sur cette terre ? - Et tout cela est à toi si tu t'avères un homme intelligent, qui évites d'être indiscret et demeure silencieux. - Je suis ton homme ". La vieille poursuivit son chemin et mon frère lui emboîta le pas, déjà attentif à se conformer point par point à ses conseils. " Tu vas voir une adolescente, l'avertit la vieille, qui aime qu'on obéisse en tout à ses ordres. Elle ne supporte pas l'opposition, ne serait-ce que sur un détail. Si tu acceptes cette règle, tu régneras en maître sur son cœur. - Je suis prêt à ne pas lui apporter la moindre contradiction, répondit mon frère. "

Et il continua à suivre la vieille femme, qui l'amena à une vaste demeure, où elle le fit entrer : de nombreux domestiques la gardaient, qui ne manquèrent pas de lui demander ce qu'il faisait là. - Taisez-vous, leur dit la vieille, et laissez-le tranquille. C'est un joaillier et nous avons besoin de ses services. " Mon frère pénétra dans une vaste cour, au milieu de laquelle avait été aménagé un jardin si beau que nul œil d'homme n'en avait jamais vu de pareil. La femme le fit asseoir sur un banc de pierre, lui aussi magnifique. Il n'attendit là qu'une heure, au bout de laquelle il perçut un grand tumulte de voix. C'était une compagnie de femmes, qui entouraient une adolescente toute pareille au disque brillant de la lune en son plein. Mon frère vit mieux la jeune fille quand elle fut plus près ; alors il se leva en face d'elle et lui fit ses hommages. Elle lui répondit par ses meilleurs souhaits de bienvenue et l'invita poliment à se rasseoir.

Elle se mit près de lui et lui adressa ce discours : " Que Dieu t'accorde la puissance. Y a-t-il en toi du bien ? - Ô dame, répondit mon frère, tout le bien imaginable ! ". Elle donna l'ordre de présenter les mets. De fort bons furent offerts et ils mangèrent. L'adolescente, cependant, n'avait cessé de rire, et lorsque mon frère la regardait, elle faisait semblant de se cacher de ses compagnes, comme si elle se moquait d'elles. Enfin et surtout, elle manifestait une certaine tendresse pour mon frère et plaisantait avec lui, tandis qu'il se voyait vaincu par le désir, ne doutant pas qu'elle-même fût amoureuse de lui et prête à lui accorder les satisfactions que demandait son état. Lorsqu'ils en eurent fini avec le repas, la boisson fut apportée. Puis dix servantes, telles des lunes en leur plein, se présentèrent, tenant des luths, et se mirent à chanter tous les airs langoureux de leur répertoire, à la grande émotion de mon frère. La jeune fille remplit son verre, le but, en remplit un autre et le présenta à mon frère qui s'était levé pour le recevoir de ses mains. Il lui fit des compliments, la remercia de ses bontés à son égard et but en son honneur. C'est alors qu'elle se rapprocha de lui et se mit à le frapper sur la nuque. Mon frère n'apprécia pas ce procédé insolite et tordit quelque peu le nez, pendant que la vieille lui faisait un signe de l'œil pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas à s'offusquer de cette familiarité. Il retrouva donc son air habituel et se rassit, comme la jouvencelle l'y engageait. Cette fois, non seulement il reçut d'elle le même coup sur la nuque, mais la bande des dames de compagnie fut invitée à lui faire subir le même traitement, pendant que la fille confiait à la vieille : " Je n'ai jamais rien vu de plus délicieux . - Oui, par Dieu ! ô ma maîtresse, approuvait la vieille ".
Après quoi, la jouvencelle enjoignit à ses compagnes de parfumer l'homme avec de l'encens et de l'asperger d'eau de rose. A lui, elle vint dire : " Que Dieu t'accorde la puissance ! Tu es entré dans ma maison en promettant de respecter les clauses prescrites, n'est-ce pas ? Eh bien, sache que celui qui refuse d'obéir, je le chasse de chez moi, mais celui qui se laisse faire, celui-là arrive à son but. - Mais, maîtresse, protesta mon frère, je suis ton esclave ". Elle ordonna au chœur des servantes de chanter à pleine voix, ce qu'elles firent. Puis elle appela l'une d'entre elles, à laquelle elle donna cet ordre : " Emmène cet homme qui est la fraîcheur de mes prunelles. Veille soigneusement sur lui, fais-lui son affaire et ramène-le-moi aussitôt ". Mon frère suivit la servante, ne sachant pas du tout ce que l'on voulait de lui. La vieille femme s'étant levée en même temps que lui, il lui demanda : " Dis-moi ce qu'elle attend de moi. Et que signifie cette servante qui prend en charge ? - N'aie pas d'inquiétude, rien de mauvais ne t'arrivera : il s'agit simplement de teindre les sourcils et de t'épiler la moustache. - Pour ce qui est de la teinture, passe encore, car elle se lave. Mais la moustache, non, c'est trop douloureux ! - Garde-toi de contrarier la jeune fille ! Son cœur s'est accroché à toi ". Mon frère prit son mal en patience et accepta les deux opérations prévues. Le travail terminé, la servante rejoignit sa maîtresse, qui lui déclara : " Il te reste une autre tâche, lui raser la barbe : je veux qu'il se présente à nous comme un adolescent aux joues privées de tout poil ! " La barbe fut rasée. " Réjouis-toi, glissa la vieille à mon frère. Si elle a voulu te traiter de la sorte, il n'y a qu'une raison à cela : elle t'aime d'un grand amour, voilà le fin mot. Patience, tu touches au but ! Mon frère endura stoïquement le traitement. Quand il reparut devant la jeune fille, elle se réjouit fort de la voir comme il était et rit tellement qu'elle en tomba à la renverse. " Seigneur, déclara-t-elle, la douceur de ton caractère t'a rendu maître de mon cœur. Puis il dut jurer, par le prix de sa vie à elle, qu'il ne dirait pas non si on le forçait à danser devant toute la compagnie. Il se leva et dansa. Il ne se trouva aucun objet à portée de main qui ne fût lancé sur lui par la jeune fille et ses compagnons. Il reçut une telle pluie de horions qu'il tomba à terre évanoui, épuisé par les projectiles reçus et les soufflets.

Quand il revint à lui, ce fut pour entendre la vieille lui dire : " C'est à présent que tu atteins au but. Sache qu'il ne te reste qu'une épreuve, pas plus. Voilà : la jeune fille a pour habitude, lorsqu'elle est soûle, de ne jamais se donner à aucun homme, qu'elle ne l'ait auparavant obligé à mettre bas tous ses vêtements, y compris sa culotte, puis, dans cet état, à courir après elle pour l'attraper. C'est bon pour le membre, qui, dans l'opération, se dresse et prend la position la plus favorable pour accomplir sa besogne. Alors, au bon moment, la jeune fille s'arrête dans sa course et se donne à son amant. Allez, enlève tes vêtements ". Mon frère fut bientôt dans le plus simple appareil. La fille lui dit, tout en se déshabillant elle aussi, mais en gardant ses pantalons : " Vas-y, prends ton élan. Et, si tu veux l'étreinte, cours pour m'avoir ". Elle se mit à entrer dans une pièce et à sortir par l'autre, poursuivie par mon frère, que le désir avait vaincu à un point tel qu'il se trouvait sans armes en avant, comme un fou. La fille entra soudain dans une chambre obscure. Lui entra derrière elle, marcha sur une trappe qui y était aménagée et que l'on avait recouverte d'une légère planche qui s'effondra sous ses pieds.

Il s'était à peine rendu compte de ce qui lui arrivait qu'il se vit en plein centre de la Halle aux Cuirs, au milieu des corroyeurs, qui criaient leur marchandise, achetant et vendant selon leur besoin. En apercevant mon frère en cet état, nu, la barbe rasée, les sourcils teints, les marchands l'entourèrent à grands renforts de cris et de vociférations, et se mirent à lui donner de leurs courroies su son cuir nu, jusqu'à ce qu'il perdît connaissance. Ils le placèrent alors sur le dos d'un âne, et le conduisirent au tribunal du gouverneur, devant la porte de la ville. Le gouverneur, arrivant sur les lieux, leur demanda qui était cet homme. "Ô notre maître, répondirent-ils, cet individu est tombé en cet état de la maison du vizir. " Mon frère fut condamné à ses cent coups de fouet et à l'exil. Je le rejoignis aussitôt hors de Bagdad, ô Émir des Croyants, et je lui fis repasser la porte de la ville, le temps de le munir du nécessaire pour son voyage. Si je n'avais pas été plein de courage, me serais-je conduit de cette manière avec cet infortuné, à demi brisé, qui risquait de mourir de faim sans mon secours ? " (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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Analyse du deuxième frère du barbier

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Samedi 20 juin 2009 à 15 heures


Le troisième frère du barbier


Quant à mon troisième frère, l'aveugle, le destin l'amena, ô Émir des Croyants, à frapper à la porte d'une vaste maison, dans l'espoir de parler directement au maître des lieux et de lui demander l'aumône. En effet, c'est le maître de céans qui répondit : " Qui est là ? " Mon frère, sans dire un mot, frappa encore à la porte. L'autre réitéra sa question. Nouveau silence de mon frère, qui entend l'autre à voix plus haute, cette fois : " Mais qui donc cela peut-il être à la fin ? " Et comme mon frère s'abstenait toujours de répondre, un bruit de pas se fit entendre, et quelqu'un alla vers la porte, qui finit par s'ouvrir : " Que veux-tu ? demanda une voix d'homme. - Donne-moi quelque chose pour l'amour du Dieu Très-Haut ! - Hé, l'aveugle… - Oui, quoi ? - Ta main ! " Mon frère tendit la main, croyant que l'autre allait y déposer son aumône. Mais l'autre la lui saisit et la tira pour introduire le mendiant dans la maison, lequel fut guidé par une série d'escaliers, jusqu'au toit de la terrasse. Pendant qu'il montait, l'aveugle, intérieurement, se réjouissait d'être admis, selon la vraisemblance, à partager le repas du maître de maison. Lorsque enfin ils s'arrêtèrent, l'hôte demanda encore une fois : " Que veux-tu, l'aveugle ? - Que tu me donnes quelque chose, pour l'amour du Dieu-Très-Haut ! répéta aussi mon frère. - Que Dieu ouvre à ton intention les portes de la miséricorde ! Je n'ai rien à t'offrir. - Pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt, quand nous étions encore en bas ? - Misérable ! Pourquoi n'avoir pas répondu tout de suite à ma question, celle que je t'ai faite la première fois que tu as heurté à la porte ? - A présent, que veux-tu faire de moi ? - Je n'ai rien pour toi. - Au moins, fais-moi descendre l'escalier. - Le chemin est ouvert devant toi. " Mon frère se mit en état de descendre. A un moment, il n'y avait plus que vingt marches qui le séparaient du rez-de-chaussée, quand, le pied lui glissant, il en manqua une. L'infirme dégringola jusqu'à la porte et s'en tira avec une blessure à la tête. Il quitta la maison, ne sachant plus très bien en quel lieu il se trouvait.

Reprenant son chemin, il rencontra l'un de ses compagnons, qui lui demanda combien il avait fait dans la journée. " Ne m'en parle pas, mon frère, c'est ignoble. " Et il lui raconta son histoire ainsi que les désagréments qu'il avait subis, puis il conclut : " Bon, eh bien maintenant, il ne me reste plus qu'à prendre ma part du pot commun pour acheter de quoi manger ". Il se trouvait que l'homme chez qui il avait frappé l'avait suivi à son insu lors de son départ de chez lui car il voulait entendre ce que mon frère allait dire sur son aventure. Celui-ci entra dans la cahute des aveugles, suivi sans le savoir par son espion. Deux collègues en mendicité étaient là, auxquels mon frère ordonna d'abord : " Fermez la porte et vérifiez qu'il n'y ait pas d'étranger parmi nous dans cette pièce ". Le clandestin, à ces mots, s'accrocha pour ne pas être découvert, à une corde qui pendait au plafond. L'un des aveugles se leva, et fit le tour de la pièce sans rencontrer personne qui ne fût de la compagnie. Alors mon frère fut interrogé sur l'état de ses finances : il dit aux deux autres qu'il avait besoin d'argent. " Donnez-moi, ajouta-t-il, la part qui me revient de la recette commune, j'en ai besoin pour me procurer de quoi manger. Chacun sortit ce qu'il avait en sa possession et le remit entre les mains de mon frère, qui compta la somme : dix mille pièces d'argent. On laissa l'argent dans un coin de la pièce, mon frère en prit sa part et le reste fut enfoui en terre. Ensuite, on alla faire des provisions et l'on prépara un bon repas, puis l'on se mit à table.

A un moment, mon frère perçut près de lui un bruit de mâchoires qui ne lui était pas familier. " Par Dieu ! alerta-t-il ses compagnons, il y a ici quelqu'un qui n'est pas de chez nous. Il tendit la main et rencontra celle de l'homme qu'il saisit. Aussitôt, ce fut un échange de coups et une bagarre d'une heure : mon frère tenait solidement l'homme et ne voulait pas le lâcher. Au bout de ce temps, tous se mirent à crier : " Ô musulmans ! A l'aide, au secours ! Un voleur s'est introduit parmi nous pour s'emparer par ruse de notre argent. Une foule nombreuse se rassembla autour des combattants. Celui qui voyait clair s'avança en même temps que les aveugles et les accusa de ce dont on l'accusait. Il tenait ses yeux fermés et faisait semblant d'être aveugle, lui aussi, de telle sorte que personne ne pouvait deviner la supercherie. " Ô musulmans, je demande le jugement de Dieu et du sultan. Que ce soit le souverain qui partage entre nous ! " Il avait à peine terminé que les auxiliaires de la police se saisirent de la bande, et voilà tout ce petit monde, mon frère y compris, devant le tribunal du gouverneur.

Ils comparurent et le juge leur demanda : " Quelle est votre querelle ? - Que Dieu augmente la puissance du sultan ! dit alors le faux aveugle. Tu sais distinguer le vrai du faux et aucune fraude ne paraît à tes yeux que tu ne fasses agir le bras de la justice pour la faire éclater au grand jour. Tu n'as qu'à commencer par moi ton interrogatoire pour découvrir la vérité, en m'appliquant le premier la question, et puis tu useras de la même méthode envers mon compagnon, celui-là même qui me tient solidement la main pour me traîner ici… ". Il désignait mon frère. On étendit sur le sol le faux aveugle et, ô Émir des Croyants, on lui appliqua sur les fesses quatre cents coups de bâton. Lorsqu'il fut incapable de supporter la douleur, il ouvrit un œil. On continua à le frapper : il ouvrit le second. " Qu'est-ce qui se passe, ô maudit ! lui demanda-t-on. - Accorde-moi de toucher le sceau du pardon, et je te révélerai les ruses que nous employons pour tromper le pauvre monde. " Le gouverneur lui passa son anneau pour le rassurer. " Maître, dit le trompeur, nous sommes tous les quatre de faux aveugles. Nous faisons semblant de ne rien voir devant les gens que nous rencontrons, afin de pénétrer dans leur maison, de voir le visage dévoilé de leurs femmes et de nous livrer à la débauche avec elles. Grâce à cette ruse, nous avons réalisé des gains considérables : dix mille pièces d'argent au total. J'ai dit à mes compagnons que j'avais décidé de prendre ma part, soit deux mille cinq cents pièces d'argent. Ils n'ont rien voulu savoir mais m'ont frappé en me confisquant mon bien. Je me réfugie auprès de Dieu et de toi, car tu es plus fort que n'importe qui pour me faire rentrer dans la somme qui me revient. Si tu veux t'assurer que je ne mens pas, donne l'ordre que chacun de mes compagnons reçoive le double de coups que j'ai reçus, et il ne manquera pas d'ouvrir les yeux. "

Le gouverneur acquiesça, et leur fit appliquer la question. On commença justement par mon frère, qu'on attacha sur un chevalet. " Bande d'impies ! gronda le gouverneur. Vous reniez la grâce que Dieu vous a faite en vous dotant d'une paire d'yeux qui voient clair, et vous avez l'impudence de prétendre que vous êtes aveugles ! - Dieu ! ô Dieu ! ô sultan, aucun de nous ne jouit du sens de la vue, protesta mon frère. " On le battit jusqu'à ce qu'il perdît connaissance. " Éveillez-le, dit le gouverneur, et donnez-lui encore une fois le même nombre de coups, car il a la peau plus épaisse que la nôtre, et elle résiste mieux. " Il ordonna de battre aussi les compagnons de mon frère. Chacun reçut plus de trois cents coups de bâton, pendant que le faux aveugle leur disait : " Ouvrez les yeux, sinon je vous ferai servir une seconde tournée semblable à la première ".

Puis il déclara au gouverneur : " Ô Émir, envoie quelqu'un avec moi pour qu'il vous rapporte la somme d'argent dont je t'ai parlé, car ces gens-là n'accepteront jamais d'ouvrir les yeux, de peur de vendre la mèche auprès de ceux qui les connaissent. Le gouverneur envoya chercher l'argent, qu'il confisqua, après avoir remis à l'homme sa prétendue part, soit deux mille cinq cents pièces. Il prononça pour mon frère l'expulsion de la ville et la relaxe pour les trois autres. Je courus derrière mon frère, ô Émir des Croyants, pour savoir ce qui était arrivé : il me raconta sa mésaventure, que je viens de relater. Alors, je le ramenais dans la ville où je l'introduisis en secret, et lui donnai les vivres dont il avait besoin, nourriture et boisson, tout cela à l'insu de tout le monde.

Le khalife s'amusa fort de cette histoire et donna l'ordre qu'on me fît tenir une récompense et que l'on me renvoyât. " Par Dieu ! Ô Émir des Croyants, je t'assure que je ne suis pas bavard, protestai-je, mais, avant de m'en aller d'ici, je voudrais en finir avec les aventures de mes frères… . " (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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