Cafés philosophiques interculturels de Formidec


Saison 2009-2010

Le clip, place Gabriel Péri, près du café philosophique

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Carte

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Troisième samedi du mois à 15 heures

Centre social, 5, rue Bonnefoi

(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière )

Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

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Samedi 17 octobre 2009 à 15 heures

Le voyage de Ghânim à Baghdad

Le voyage de Ghânim à Baghdad (Texte complet)

Il était une fois, dans la ville de Damas, un négociant du nom de Abou'l-Hawl, autrement dit " le père de la Tornade ". Il était pieux : aussi le dieu Très-Haut lui accorda-t-il la grâce d'avoir deux enfants, un garçon et une fille, qu'il appela, lui, Ghânim, et surnomma " Emir-de-l'Amour " en raison de ses formes séduisantes, elle " Nourriture-des-Cœurs ". Pour cette dernière, elle n'avait pas sa pareille en beauté. …

Ghânim, de son côté, devenait un expert en sciences, un philosophe et un poète accompli. Son père, lui-même un lettré dont les études avaient été fort poussées, prenait un soin particulier à la formation de son fils, veillant en personne à le voir développer ses acquisitions dans tous les domaines de la pensée abstraite ou concrète, voire dans la rédaction et la calligraphie. C'est que Abou'l-Hawl, la fameux père La-Tornade, avait une grande intelligence des choses de la vie, qui venait principalement du profit qu'il avait coutume de tirer de ses expériences, surtout celles que lui dictait son activité de grand négociant : ainsi, son métier le menait fréquemment en Inde, au Sind, à Bagdad et dans bien d'autres pays encore, aussi riches que lointains. Aussi sa fortune s'était-elle arrondie, à effectuer ses voyages. Mais quand vint le trouver Celle qui ruine les plaisirs et sépare ceux qui sont réunis, le dernier de ses déplacements le mena vers la demeure des fins éternelles, où l'on n'emporte jamais aucun de ses biens ; mais, aimé de tous, il laissa un souvenir vivace dans la mémoire des habitants de Damas, alors gouvernée sous l'autorité suprême du khalife Haroûn al-Rachîd, l'Émir des Croyants, par son cousin, un cousin du côté de son père plus précisément, un dénommé Mouhammad al-Zaynabî.

A la mort de son père, Ghânim inventoria la patrimoine : il se composait de biens matériels de valeur, étoffes surtout et marchandises diverses remplissant des entrepôts entiers, sans compter, en espèces, des capitaux impossibles à estimer. Dans les stocks, Ghânim trouva notamment des ballots de tissus de grand prix, tout pliés et sanglés, au nombre de trois cents, qui n'attendaient qu'à être expédiés au loin. Du reste, ils portaient l'inscription suivante : " Destination Baghdad, pour le compte de père La-Tornade ". Ghânim se renseigna auprès de sa mère sur la raison d'être de telles dispositions et reçut d'elle cette explication : " Mon fils, ton pauvre père - que Dieu lui fasse miséricorde - n'entreprenait aucun voyage sans se munir de marchandises, surtout s'il partait pour Baghdad. On le connaissait bien là-bas : il avait dans cette ville des correspondants ; ils échangeaient des ordres de négoce et donc des produits. Les trois cents ballots d'étoffe en question, il les tenait tout prêts pour son prochain déplacement à Baghdad, comme d'habitude.

Ghânim eut alors cette idée qu'il exposa à sa mère : " Du moment que le destin a empêché mon père de mettre à exécution son projet de voyage à Baghdad avec ses tissus en ballots, c'est moi qui prendrai sa place et qui acoompagnerai ces marchandises jusqu'en cette ville ". Mais ce plan n'était pas du tout du goût de sa mère ; en guise de réponse, elle ne put que pleurer, se lamenter et se plaindre de sa mauvaise étoile. Finalement, elle s'expliqua : " Mon fils, vois ton âge : tu n'as pas encore atteint ta dix-huitième année. Crois-tu que tu peux envisager de voyager si loin, quand les forces te manquent encore pour tenir la route et endurer la fatigue qu'elle coûte ?... ".

Ces arguments n'emportèrent nullement l'adhésion de Ghânim, qui persista dans son dessein : oui, ce voyage était absolument nécessaire. Sa mère, alors, s'abandonna au désespoir et renonça à le dissuader en lui prodiguant des conseils qui eussent pu le détourner de ce projet. Décidément, son fils était sourd à toute tentative pour le ramener à la raison, mais se contentait de répondre inlassablement : " Il faut que je m'en aille ". Il prépara donc ses bagages, tout en se demandant avec qui il allait faire équipe pour le voyage. Il apprit justement qu'un groupe de marchands était là, en ville, qui s'apprêtait à partir pour Baghdad. Il prit rendez-vous avec eux et l'on s'entendit pour faire route de compagnie. Le nouveau marchand fit alors ses adieux à sa mère et à sa sœur, chargea les marchandises sur les bêtes et prit sa place dans la caravane.

Baghdad, le but du voyage, accueillit bientôt les marchands. Aux yeux de Ghânim, ce fut une révélation, avec ses superbes maisons, ses jardins dispensant une fraîcheur ombreuse, ses rivières et ses sources. ..

Une fois entré en ville, Ghânim commença par faire décharger les ballots, puis il loua un logis dans le caravansérail des marchands, contigu aux entrepôts. Ainsi ce qu'il avait emporté avec lui serait bien à l'abri ; il pouvait dormir tranquille. Au matin, il s'habilla et se rendit aux bains publics, suivi de deux serviteurs, chacun avec son bagage : le premier avait un costume propre, enveloppé dans une housse, le second, le tapis, le coussin, et tous les menus accessoires qui vous accompagnent au bain. D'ailleurs, après s'être lavé, Ghânim trouva, à peine sorti de la chambre de vapeur, l'encens et l'infusion rafraîchissante qui l'attendaient, préparés par les deux esclaves, décidés à suivre ou à prévenir ses ordres. Tel quel, notre héros avait tout de l'émir, ou encore, si l'on préfère de la lune en sa splendeur. …

Maintenant, Ghânim avait bu sa boisson sucrée à l'eau de rose et, parfumé, habillé de neuf, il sortait des bains pour regagner sa chambre. Les cuisines lui avaient préparé un potage à la viande hachée. Il prit donc son repas, but un peu et alla se livrer à une sieste réparatrice, qui le mena jusqu'à l'heure, où, le soleil déclinant, on appelle à la prière. Là, il prit une collation de l'après-midi, mangea et but jusqu'à être rassasié, et finit par du vin vieux. Tout en le sirotant, il se disait que la vie n'était pas si mauvaise.

Ce train agréable dura trois ou quatre jours, tous coulés sur le même moule : bain le matin, déjeuner puis repos à l'auberge en retour. Ce programme devait ramener en Ghânim les forces que le voyage avait entamées.

Le vendredi, le jeune homme se vêtit d'un riche costume, ou la fleur de son âge ne gagnait que du lustre, et qui était d'une étoffe des Indes, mouchetée et garnie de broderies d'or. L'habit allait à merveille à cet adolescent de dix-huit ans seulement, et qui rappelait la lune en son plein. Ainsi vêtu, il se rendit à la mosquée, participa à la prière solennelle du vendredi, et, en sortant, lia connaissance avec des marchands de la ville qu'il aborda en les saluant. Dès qu'on sut qu'on avait affaire au fils de La-Tornade Abou'l-Hawl, un homme qui avait laissé sur la place de Baghdad ce souvenir dans les cœurs, on fit la fête au jeune homme, et chez les marchands, on se le disputa pour l'inviter dans les grands banquets.

Après cette période, Ghânim se mit à fréquenter le marché : se rendant quotidiennement aux lieux où se réunissaient les marchands, il apprit à les connaître ainsi que leurs boutiques, et fut même présenté à leur syndic. En mémoire de son père, ce responsable des affaires le traita avec de grands honneurs. Ghânim alors lui présenta l'inventaire des biens qu'il avait apportés avec lui à Baghdad, et le syndic, avec quelques autres commerçants, lui prit le tout contre une certains somme. Cette somme Ghânim la remit dans le commerce, opération qui lui laissa de gros bénéfices.

A la fin de cette transaction, le jeune homme, au lieu de regagner directement Damas, préféra rester un peu à visiter Baghdad : il était tenté par les promenades en ville, avec ses bons restaurants et les spectacles curieux que l'on trouve à chaque coin de rue, et aussi par les alentours de la ville, qui promettaient de belles excursions. De plus, il souhaitait mieux connaître le milieu de la capitale, et s'y faire des relations. Par des amis de son père, des marchands, il obtint de louer une grande maison, avec des jardins où couraient des ruisseaux et qui présentait de gros avantages : il put ainsi quitter le caravansérail, et même débarrasser l'entrepôt pour ramener chez lui tout ce qui restait d'affaires. Dès qu'il fut installé, ce fut la bonne vie : nourriture et promenade dans les vergers, qui longeaient les sources d'eau irriguant la capitale entière. Et cette vie semblait devoir durer…

Un beau jour Ghânim sortit de chez lui pour se rendre à la rue marchande de Baghdad. La rue était déserte, les entrepôts de marchandises avaient le rideau baissé, et seuls quelques gardiens restaient, au lieu des patrons qu'il avait compté voir. Il demanda donc à l'un des domestiques la raison pour laquelle les maîtres avaient ainsi disparu, et s'entendit répondre : " Aujourd'hui est mort un des marchands, Untel, de telle famille, et tous ses confrères sont allés à l'enterrement, afin d'accompagner son corps à la dernière demeure ". Mais l'homme en question était l'un de ceux pour lesquels Ghânim éprouvait le plus d'affection ; de plus, il avait déjà été l'ami de son père. Aussitôt le jeune homme demanda dans quelle mosquée devait se faire la prière des obsèques ; on la lui indiqua et Ghânim s'y dirigea.

Là-bas étaient réunis tous les marchands. A ceux-ci, Ghânim adressa ses condoléances, et à la famille du défunt quelques mots de consolation. On se rendit ensuite auprès du corps, dont il fallait faire la toilette funèbre ; les cheikhs et l'imam récitèrent des passages du Qoran pour honorer le disparu, puis procédèrent à la liturgie funéraire. Mais comme le soir s'avançait et que le cimetière était éloigné, on se dépêcha de former le cortège pour aller porter le corps en terre : derrière le brancard mortuaire allaient tous les marchands, et Ghânim estima de son devoir de prendre sa place dans ce groupe, à la fois par égard pour ses nouveaux amis et par sympathie pour la famille éprouvée. ..
Là-dessus, notre homme prit aussitôt le chemin qui le ramenait à la ville, se pressant d'arriver à la porte de Baghdad avant sa fermeture pour la nuit. Mais, étant étranger, et peu au courant des itinéraires, il se fourvoya et prit le chemin le plus long : naturellement, la Porte Nouvelle était verrouillée de l'intérieur. Il était dans le désarroi total, et en proie à la fois à la crainte et à la tristesse : où aller désormais dans cette nuit noire ? Il se força à reprendre courage : " Ô Ghânim, se dit-il, ce n'est pas le moment de te laisser aller à la peur. Au contraire, ramasse tes énergies : c'est dans les occasions les plus critiques qu'on connaît les âmes trempées. Au diable la poltronnerie ! " La première des choses était de chercher un abri jusqu'au lendemain matin, et d'y attendre le lever du jour. Ghânim trouva dans les alentours un cimetière encore ouvert, tout entouré à l'intérieur d'une haie haute et fournie. " Mon meilleur parti, réfléchit-il, serait de passer la nuit, ici même. " Il entra donc et prit refuge sur un des côtés du cimetière où, une fois étendu à même le sol, il s'efforça de s'endormir. Mais le sommeil ne venait pas : le garçon était trop anxieux, trop effrayé. Il ne lui restait qu'à déambuler le long de la ligne des arbres, tourmenté par ses sinistres préoccupations et par une vague angoisse du danger.

Dans sa marche, Ghânim aperçut au loin une lumière qui semblait venir vers lui. A l'examen, il se rendit compte qu'il s'agissait de trois serviteurs : celui qui allait en tête tenait une lanterne, et ceux qui marchaient derrière portaient une caisse. Et tout ce petit monde se dirigeait vers le cimetière. C'en était trop pour Ghânim, qui grimpa au premier palmier venu, et se lova dans sa cime, d'où il pouvait observer le manège des trois arrivants : ceux-ci étaient entrés dans le cimetière, et avaient posé la caisse précisément au pied de l'arbre où s'était perché notre héros tremblant, qui ne cessait de demander refuge à Dieu contre Satan et prononçait cette formule : " Puissent mon père et ma mère intercéder ensemble pour que je sois, cette nuit, délivré de ces persécuteurs là ! " Mais que pouvait-il y avoir dans cette caisse, posée par terre, et pour laquelle, visiblement, deux des serviteurs se mettaient à creuser un trou, tandis que le troisième à mesure écartait au loin la terre qu'ils en retiraient. Finalement, une véritable fosse fut creusée, aux dimensions exactes de la caisse, c'est-à-dire que, pour la profondeur, elle équivalait à la moitié de la taille d'un homme. La caisse fut descendue puis recouverte de la terre des déblais, et c'est seulement cette opération une fois menée à bien que les trois hommes quittèrent d'un pas rapide le cimetière après l'avoir refermé derrière eux. Mais Ghânim avait saisi ces paroles au passage : " Mieux vaut, disait l'un d'eux, que nous ne lambinions pas, nous n'avons nulle envie de rencontrer qui que ce soit… " ( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, p. 277-288)

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Analyse du voyage de Ghânim à Baghdad

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Samedi 21 novembre 2009 à 15 heures

La rencontre de Séduction enterrée vivante

La rencontre de Séduction enterrée vivante (texte complet)


La lumière déclina et, à un moment donné, disparut complètement aux yeux de Ghânim, qui avait attendu jusque là pour descendre de son observatoire. Notre homme se persuada alors d'une chose : " Je dois absolument voir ce que contient cette caisse ; je soupçonne qu'elle est pleine d'argent. Et qui sait ? Ces hommes n'auront pas commis d'effraction ailleurs que dans ma propre maison, ils m'auront volé… Oui, c'est ma fortune qui est dans cette caisse ! " Dès cet instant, il se précipita sur le sol, afin de le gratter et de mettre à découvert la fameuse caisse : il déploya tant d'efforts qu'il parvint à la dégager de son logement souterrain. En l'examinant de plus près, il s'aperçut qu'une solide serrure de fer la maintenait fermée ; non sans s'y être repris à plusieurs fois, et à force de la brutaliser en tous sens, il parvint à la briser. Mais la caisse une fois ouverte livra son contenu ; ce n'était ni de l'argent ni des objets de valeur, mais… le corps d'une jeune fille. Gloire à Dieu qui l'avait créée aussi belle. Elle eût pu faire rougir de confusion le soleil à son lever. Quel émerveillement pour Ghânim ! Mais un examen attentif le remplit de stupéfaction : elle n'était pas morte, non simplement endormie. Son vêtement signalait de quelle extraction elle était ; sans aucun doute, elle appartenait au milieu le plus huppé de l'élite de la capitale. La robe qu'elle portait, par exemple : que de pierres précieuses et de perles serties dans son étoffe ! " Si mes soupçons se vérifient, se disait Ghânim, cette fille est une proche de ceux qui vivent au palais du khalife. Elle aura été victime d'un malheureux incident. "

Il continuait son enquête, et, de plus en plus émerveillé devant ce qu'il voyait, cette beauté des formes et des traits, ce luxe de la toilette, il se disait : " Voilà qui est étonnant ! J'ai frappé comme un sourd sur cette serrure pour la briser, sans parvenir à éveiller cette jeune fille. Mais laissons cela, ce n'est pas le plus urgent ". La première précaution qu'il prit fut d'aller fermer à clef la porte du cimetière, après quoi il revint vers la jeune fille qu'il tira de sa caisse et étendit sur le sol. Il alla ensuite ramasser quelques fleurs qui ornaient les alentours des tombes et, les pressant ensemble, il en fit sentir à la jeune fille l'odeur qui s'exhalait. Comme cela ne suffisait pas, il malaxa une motte de terre avec de l'eau et, de la boulette obtenue, lui fit une compresse sur le nez. La belle éternua mais ne se réveilla point pour autant ; Ghânim lui ouvrit la bouche, y versant une gorgée d'eau dans laquelle il avait dilué un peu de rouge argile, et quand elle eut avalé cette mixture, elle vomit aussitôt, ce qui rendit ses sens. Elle inspira profondément et put ainsi parler. Parler ou plus exactement crier, car elle appelait ses servantes à tue-tête en leur donnant leurs nomes : " Etoile-du-matin ! Soleil-du-Jour, malheur à toi ! Canne-à-Sucre ! ", et autres sobriquets coutumiers pour des servantes.

Lorsque Ghânim entendit cette voix et ces mots, son cœur faillit s'envoler de joie. Elle était vivante ! Mais la jeune fille se rendit compte que ses appels restaient vains : pas la moindre servante auprès d'elle. Elle n'avait d'autre ressource que d'ouvrir les yeux, et alors, elle se vit dans un cimetière. Elle en fut fort perplexe… " Où suis-je ? Et que se passe-t-il ? Que m'est-il arrivé ? Comment s'explique un tel changement ? Passer d'un lieu à l'autre en si peu de temps ! Dire que cette nuit je me trouvais dans le palais du khalife, prenant dans mes appartements mon repas du soir ! Gloire à Celui qui fait changer toute chose en étant Lui-même immuable ! Toute à ses réflexions, elle regardait à droite et à gauche, quand ses yeux lui montrèrent un quidam debout devant elle. C'était Ghânim qui tenta de la rassurer : "Ô dame mienne, n'éprouve aucune crainte. C'est à croire que le Dieu Très-Haut - que Sa puissance soit glorifiée ! - m'a fait venir exprès de Damas à Baghdad, qu'il a permis au destin de me pousser cette nuit en ces lieux, qui ne montrent aux regards que des morts, mais en m'investissant d'une mission bien précise : te conserver la vie, te délivrer du danger dans lequel tu étais tombée, te sauver d'une situation si critique pour toi qu'elle n'avait d'autre issue de le trépas… ". Là-dessus, il entreprit de lui raconter toutes les péripéties de cette aventure, du commencement jusqu'à la fin : d'où lui-même venait, quel pays l'avait vu naître, de qui il était le fils, et comment il se trouvait en ce lieu. Nul doute, le destin l'avait amené ici. Il avait vu, ajouta-t-il, toute la scène des hommes à la caisse, et l'ensevelissement de l'objet dans la fosse. Il avait forcé une maudite serrure et il avait tiré la jeune fille hors de la caisse, lui précisa-t-il pour finir.

Ce discours de Ghânim amena la jeune fille à dévoiler légèrement son visage, car elle l'avait dissimulé en s'apercevant qu'elle parlait à un homme, pour le remercier : " Voilà la très grand bienfait du Créateur, qui a chargé un garçon de ton espèce, sur qui l'on peut compter, et de condition libre, de me délivrer de la mort. Si je vis maintenant c'est grâce à toi. Mais, par Dieu au-dessus de toi, ô mon frère, mène à son terme le service que tu m'as rendu et la bonté dont tu as fait preuve envers moi : remets-moi de nouveau à l'intérieur de la caisse et referme la serrure sur moi. Va louer les services d'un conducteur de mule et fais-moi mener dans ta maison, toujours enfermée dans ma caisse, car sans cela, avec mes vêtements, toute le monde me reconnaîtrait, et je ne puis affronter le regard des passants pour entrer habillée comme je le suis, dans ta ville. Tu imagines le scandale ! Mais, dès que tu m'auras conduite chez toi, je te parlerai de moi : qui je suis, quel est mon état. Je demande seulement à Dieu de me rendre capable de rétribuer un jour dignement le service dont tu t'es fait un mérite envers moi. " Ô dame mienne, lui répondit Ghânim, ton esclave est à ta disposition, tout dévoué à tes ordres. Je donnerais ma vie pour racheter la tienne. Tu n'as qu'à commander. Ordonne selon ton bon plaisir. Car c'est le Dieu Très-Haut qui m'a placé à ton service en me permettant de t'arracher à la mort. " En réponse, la jeune fille, émue de ces sentiments, loua le Dieu Très-Haut de lui avoir permis de rencontrer un homme de cette valeur.

Ghânim fit droit à sa demande : il la replaça dans la caisse, comme elle était, mais en y pratiquant une fente, afin de lui faciliter la respiration ; il regagna seul la ville, dont il atteignit la porte juste au moment où la garde l'ouvrait, et où il entra afin de se procurer un mulet. Repassant par chez lui, il ramena l'un de ses serviteurs et enfin il revint au cimetière charger la caisse sur la bête.

Quand la caisse fut arrivée à bon port, il la fit décharger dans sa propre chambre, congédia les serviteurs et s'enferma à clef. Il aida la jeune fille à sortir de sa cachette, et aussitôt, elle s'installa sur le divan, laissant admirer ses nobles formes. Ce fut aussi bien pour elle que pour lui un moment de grande joie : la jeune fille se rendait compte qu'elle était une rescapée de l'au-delà, Ghânim, lui, pouvait contempler, assise dans sa chambre, la beauté en personne, un quartier de lune en son plein, un être qui lui devait la vie. Il s'excusa ainsi auprès d'elle : " Ô dame mienne, ne fais pas attention à la simplicité de ce lieu où je te reçois et qui messied à ton rang. " Ô mon maître, répondit-elle, à supposer que ce lieu manque de beauté, laisse-moi te dire que son ornement et son charme résident en ta personne : tant que tu y es, l'endroit ressemble à l'un des jardins du paradis. - Je te prie de ne pas m'en vouloir, ô dame mienne. De toute façon, je compte sur ton indulgence ".

Cet échange de paroles, et le reste, enfonça plus avant la flèche de l'amour dans le cœur de Ghânim : il éprouva des émotions nouvelles pour lui, car il n'avait pas beaucoup d'usage du monde. De sa vie entière, il n'avait affronté une situation comparable, et, ne connaissant pas l'amour, il n'avait jamais réfléchi aux moyens de le satisfaire. En ce moment, la jeune fille qui avait pris possession d'un divan dont la garniture était de soie indienne brochée d'or et les coussins d'un satin unique à Baghdad, se dévoilait complètement la face et appelait son hôte : " Ô mon maître, l'invitait-elle, fais-moi l'honneur de te rapprocher de moi. Assieds-toi ici, tout près et n'écoute que ton désir ". Ghânim s'exécuta, en montrant tout le respect et toute la civilité dont il était capable. Elle, se mit à contempler son visage : le jeune homme l'émerveillait, et par ses formes et par ses traits ; décidément, il était admirable en tout point. Elle resta silencieuse, un moment, puis s'exprima ainsi : " Ô mon maître Ghânim, je ne puis te récompenser à la mesure du service que tu m'as rendu. Mais il suffit sur ce sujet, je pense ". Ghânim était tout yeux pour elle depuis qu'elle avait enlevé sa voilette de visage, et sa voix douce, son style élégant quand elle prononçait ses paroles, tout cela le transportait : il crut que son âme allait quitter son corps, tant l'amour avait envahi son être, mais quel amour ! La joie qu'il ressentait était à la mesure de cette passion, et il était convaincu de représenter l'homme le plus riche du monde, le plus heureux des gens de son époque. Il avait beau être son bienfaiteur, il ne doutait pas un instant que ce fût à elle qu'il était redevable car elle avait daigné lui parler. D'ailleurs la jeune fille savait fort bien que le cœur de son compagnon avait été blessé par la flèche de l'amour qu'elle lui inspirait. Mais elle s'abandonnait totalement, pleine de confiance, car elle avait toutes les preuves que son compagnon était de condition noble, faisait montre de maturité et de sagesse. Simplement à le voir, on devinait qu'il était d'une grande famille. A un moment donné Ghânim demanda : " Ô dame mienne, tes ordres et tes désirs sont-ils que je sorte acheter les provisions qui nous sont nécessaires ? - Pourquoi ferais-tu toi-même les emplettes ; quand tu as la domesticité pour cet usage ? - C'est vrai, ô dame mienne, mais je voudrais acheter en personne ce qu'il nous faut. - Ah bien, à ta guise, convint la jeune fille ".

Ghânim quitta la chambre et, accompagné d'un serviteur, se rendit au marché. Il entra chez l'un des meilleurs traiteurs de Baghdad, et lui remit vingt pièces d'or avec cette commande : " Je voudrais que chaque jour tu prépares un repas comme pour un roi, et que tu l'envoies à mon adresse que voici. - Ton désir m'est plus cher que ma tête et mes yeux lui répondit le traiteur ". Ghânim reprit son chemin pour finir de s'approvisionner car il lui fallait d'autres denrées, et c'est ainsi qu'il passa chez le marchand de fruits ; il en acheta et des meilleurs, qu'il donna à porter à son serviteur, puis prit également pain, vin, fleurs et parfums, avant de rentrer chez lui. Il dressa les fruits dans des porcelaines de Chine dorées, avant de les présenter à la jeune fille avec ces mots : " Ô dame mienne, serait-il de ton bon gré de nous faire l'honneur de t'approcher, afin que ces fruits puissent t'aider à attendre l'heure du repas ? - Oreille attentive et bon vouloir ! répondit-elle, mais à une condition, c'est que tu t'assoies près de moi ". Ghânim fit selon son vœu. Il lui passa des fruits, qu'elle savoura, et à son tour, elle lui en offrit d'autres de sa propre main, qu'il prit en la remerciant.

Puis le jeune homme se mit à examiner la toilette de la jeune fille : quelles belles étoffes, et quelle belle façon ! Il vit ce mot brodé sur le voile de tête : " Je suis à toi et tu es à moi ". En le voyant qui déchiffrait parfaitement l'inscription, la jeune fille s'étonna : " Tu connais donc l'écriture, ô Ghanim ? - Ô dame mienne, répondit celui-ci, tu te moques ! Comment un marchand pourrait-il exercer son métier s'il ne lit pas ce qui est écrit ? - Lis tout lui intima-t-elle en lui remettant le voile ". Il put déchiffrer la broderie dans sa totalité : " Je suis à toi et tu es à moi, ô toi, le descendant du cousin de l'envoyé de Dieu et son successeur ". Ghânim se rappela que nul n'avait droit au titre de " descendant de l'envoyé de Dieu ", sinon Haroûn al-Rachid, dont l'ancêtre était al-Abbâs. Alors Ghânim poussa un cri de détresse : " Hélas ! Quel malheur pour moi ! Je t'ai, moi, délivrée de la mort, et maintenant, c'est toi qui est la cause de ma perte ! " Il prenait conscience que dans l'amour profond qu'il éprouvait pour elle, tout espoir lui était ôté de pouvoir s'unir à elle. …

La joie des deux compagnons était à son comble. Dans leur euphorie, ils croyaient planer au-dessus des contingences terrestres. Cet état dura pour eux jusqu'au moment où il fallut aller dormir ; Ghânim quitta la pièce pour aller se coucher dans d'autres appartements, non sans être passé par les pièces des servantes auxquelles il ne manqua pas de donner des ordres ; elles s'occuperaient de Séduction, qui avait à prendre des dispositions pour la nuit. Elles attendirent donc pour quitter le service de leur maîtresse que celle-ci en eut fini avec ses préparatifs et qu'elle fût convenablement installée dans son lit.

Le lendemain fut, pour les deux compagnons, depuis leur lever jusqu'au coucher, tout pareil à la journée de la veille, et, pendant une certaine période, les jours suivants s'écoulèrent semblables, à cette différence près pourtant que chaque jour qui passait voyait croître l'amour mutuel que se portaient le jeune homme et la jeune femme. Cela ne les empêcha pas de respecter le pacte qu'ils avaient passé avec la tierce personne et de garder sain et sauf l'honneur du khalife : ils se comportaient comme frère et sœur, tout entiers à la joie d'être ensemble et de s'adonner à la bonne chère. ( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, p. 288-310)

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Analyse de La rencontre de Séduction enterrée vivante

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Le samedi 19 décembre 2009 à 15 heures

Les ruses de Zoubayda

Les ruses de Zoubayda (texte complet)

Du côté de dame Zoubayda, il faut savoir que celle-ci était revenue de sa crise de jalousie avec des sentiments qui la poussaient à réfléchir : quand elle se demanda ce qu'elle allait bien pouvoir répondre au khalife quand il reparaîtrait et ne manquerait pas de s'enquérir de sa concubine Séduction, l'inquiétude la prit. Son anxiété devint si grande qu'elle en perdit le sommeil, le boire et le manger. Bref, son état, en peu de temps, tourna au pitoyable. Il lui suffisait d'imaginer un moyen de ruser pour qu'il lui apparût complètement dérisoire et vain. Dans cet embarras, l'idée lui vint d'aller prendre conseil auprès de la nourrice qui l'avait élevée, une de ces vieilles pleines d'expérience et à l'imagination féconde en expédients, quand elles savent tirer parti de ce que leur a appris une vie riche en années et en enseignements de tout genre.

La vieille fut convoquée au palais et dame Zoubayda lui exposa son cas : " Ô vieille, ma mère, autre fois tu ne me marchandais pas les avis en toutes circonstances, et tu m'enseignais comment contourner les difficultés. Toi qui m'as élevée comme ton propre enfant, tu sais que je n'ai pas changé dans les sentiments que je te voue, t'entourant toujours du même respect et de la même affection, et j'ai toujours en moi, comme tu le sais, le désir de te faire du bien. Voici, ô ma mère, que je me trouve dans un mauvais pas, et je ne sais comment faire pour en sortir. Dans les ennuis qui sont les miens, je voudrais que tu agisses, ou au moins que tu m'aides et m'indiques ce qu'il y a à faire. - Ma fille, tu n'as qu'à parler pour être obéie de moi, répondit la vieille. Je souhaite que tu ne connaisses plus ni difficulté ni désagrément. Tu sais que je suis ta servante toujours prête à te servir : il suffit que tu me mettes au courant, et je donnerai mon âme pour racheter ta vie. - Mais puis-je au moins compter sur ta discrétion ? Nul ne doit savoir le secret que je vais te confier. - Ma fille, assura la vieille, ton secret restera aussi enfoui que dans un puits. N'aie aucune crainte là-dessus, et si je te dis que tu peux être tranquille, c'est que chez moi le secret est serré au fond d'un placard fermé par un verrou dont la clef s'est perdue ".

Alors dame Zoubayda lui raconta comment elle avait agi avec Séduction, la bien-aimée du khalife. La vieille s'attrista à ce récit, et se lança dans des reproches. " Ma fille ta conduite a été méchante, et inusitée dans sa méchanceté. Mais il suffit que le destin prononce son arrêt pour que les yeux ne voient plus clair. Cet acte est irréparable, le passé ne se refait pas, et le voudrait-on que l'on ne pourrait le ravauder. Cela dit, il faut tout de même penser à la réponse qu'il conviendra de donner au khalife, quand il sera de retour. - Ô vieille, ma mère, se plaignit dame Zoubayda, c'est justement la raison pour laquelle je t'ai fait venir : il faut que tu m'indiques comment résoudre ce problème. - Ma fille, tu peux dormir sur tes deux oreilles, car voici mon conseil : envoie chercher dans le plus grand secret un menuisier, auquel tu commanderas une statue de bois et un cercueil, puis tu envelopperas la statue dans un linceul et tu la placeras à l'intérieur du cercueil. Fais construire un mausolée dans le palais du khalife, où tu enterreras le tout. Tu t'emploieras à répandre le bruit parmi les servantes que ce mausolée est la tombe de Séduction, qui sera donc prétendument morte. J'ai un ami menuisier dont je peux te garantir la discrétion ; si tu veux, je m'occuperai de lui passer commande de la statue, qu'il livrera ici dès qu'il l'aura fabriquée, et que nous vêtirons de luxueux habits avant de la glisser dans un linceul. Tu auras, pour ta part, convoqué les eunuques, ainsi que les esclaves mâles et femelles, pour leur annoncer que Séduction est morte et que tu portes son deuil. Tous devront le porter également, voilà ce que tu leur diras. N'oublie pas de veiller à ce que la servante de Séduction, celle qui lui a donné la drogue, accrédite la rumeur que sa maîtresse, la concubine du khalife, est morte. Une fois que tu auras enseveli à l'intérieur du palais khalifal le cercueil contenant la statue, tu feras bâtir par-dessus une magnifique coupole de porphyre et de marbre. Lorsque le khalife sera de retour, il ne manquera pas de demander des nouvelles de Séduction, qu'il aime autant que son âme, et quand il apprendra qu'elle est morte, il ne voudra jamais croire à la réalité de cette disparition, mais soupçonnera une ruse. Il ira donc visiter le tombeau et demandera qu'on l'ouvre afin qu'on lui montre le corps. Quand il apercevra une forme humaine enveloppée dans un linceul, il n'osera pas creuser davantage les choses, et se convaincra parfaitement qu'il y a bel et bien eu décès ; au contraire, il te sera reconnaissant de ton sacrifice financier et te remerciera d'avoir fait ce qu'il faut pour la défunte.

Pour l'instant, ma fille, ordonne à ta complice, la servante de Séduction, d'aller trouver ses camarades et de leur annoncer que sa maîtresse est trépassée. Elle n'aura qu'à inventer quelque chose comme : " En entrant chez elle, je l'ai vue qui était étendue sur son lit, et j'ai attendu toute la journée à mon poste son réveil, mais aucun appel n'est venu, si bien que je suis retournée dans sa chambre et là, je me suis approchée du lit, j'ai mieux regardé, et j'ai constaté qu'elle était morte ".

Pour remercier la vieille de son plan, dame Zoubayda ôta de son doigt un anneau d'une pierre précieuse de grande valeur, qu'elle lui donna avec ces mots : " A présent, ô vieille, ma mère, mon esprit retrouve la sérénité qu'il avait perdue ". En l'embrassant, en la serrant contre elle, elle continuait de lui exprimer sa reconnaissance : " Comme aurais-je pu trouver seule une solution aussi élégante à mes difficultés ? Jamais je ne te remercierai assez du service dont je te suis redevable ". Enfin, lui ayant passé l'anneau au doigt, elle conclut ainsi l'entretien : " Je vais faire venir la servante de Séduction et lui faire propager la nouvelle du décès de sa maîtresse, auprès de toute la domesticité, pendant que tu t'occupes de la statue de bois auprès de ton ami, le menuisier ".

La vieille prit congé et se rendit sans tarder chez l'artisan, auquel elle commanda les deux objets qui furent, sitôt terminés, livrés chez dame Zoubayda. L'épouse du khalife s'arrangea pour les faire déposer secrètement dans les appartements de la favorite et, secondée de la vieille, elle entreprit de revêtir la statue d'ornements de toilette parmi les plus somptueux, puis de l'envelopper d'une étoffe de soie avant de la déposer dans le cercueil. La jeune complice, de son côté, avait appris son rôle : elle se mit à pleurer, à se frapper le visage de ses mains et à courir au milieu des autres servantes en criant : " Ma Maîtresse ! Ma Maîtresse est morte ! " Masrour, le chef des eunuques, reçut ensuite l'ordre, de dame Zoubayda elle-même, de prendre des vêtements de deuil et de faire en sorte que tout le personnel du palais l'imitât : ses eunuques et tous les domestiques, les hommes comme les femmes. Ainsi fut fait : chacun pleura et se mit à se lamenter, persuadé qu'il en était ainsi, oui, que Séduction avait passé de vie à trépas. Enfin, comme dernière étape de sa machination, dame Zoubayda fit creuser la fosse auprès de laquelle on transporta le cercueil pour l'y faire ensuite descendre, et quand on l'eut recouvert de terre, on convoqua les architectes : " J'attends de vous, intima dame Zoubayda, que vous me construisiez sans tarder au-dessus de cette tombe une coupole abritant une grande esplanade, le tout en porphyre et en marbre. Je veux, au centre de l'esplanade un bassin avec sept jets d'eau. Les travaux commencèrent aussitôt, pour s'achever dans les meilleurs délais. Le deuil était porté par tout le palais, dame Zoubayda en tête : ces vêtements funèbres donnaient à la résidence khalifale l'apparence de la profonde nuit. La ville entière eut bientôt appris la nouvelle que Séduction avait passé de vie à trépas.

C'est ainsi que le bruit parvint aux oreilles de Ghânim : la concubine du khalife disparue, disait-on dans la rue, le palais a pris le grand deuil en son honneur… Ce fut la première chose que, de retour chez lui, le jeune homme s'empressa d'annoncer à Séduction : " Ô dame mienne, tu vas être bien étonnée : imagine-toi que dame Zoubayda a mis le comble à sa perfidie en exigeant de toute la cour le grand deuil pour toi, et toute la ville répand la rumeur de ta mort ". Après un instant de silence, il s'écria : " Ô quelle joie, quelle joie ! Et quelle chance j'ai en partage ! Rends-toi compte : j'ai pu être cause que ta vie soit sauve, toi à qui je voue un amour qui a pris possession de mon être ! " Certes elle l'aimait plus qu'il ne l'aimait encore… Mais, échaudée par les malheurs qu'elle avait endurés, elle s'efforçait à la patience, et tâchait, devant Ghânim, de garder la tête froide. Elle se contenta de lui déclarer : " Ô mon bien-aimé, si dame Zoubayda, dans sa vilenie a ourdi une ruse de plus afin de cacher sa précédente action venimeuse, laissons passer la nuit, comme on dit, car le jour qui se lève démasque les visages et la torche de la lumière sépare le vrai du faux. Je crains fort que le mal qu'elle a commis ne se retourne contre elle, au moment où reviendra l'Émir des Croyants. Pour moi, j'ai à présent tout ce qu'il me faut : il ne m'est pas difficile d'avertir le khalife que je suis en vie et de lui apprendre qui est mon sauveur, qui m'a tirée de la mort où voulait me précipiter dame Zoubayda. Mais, ô mon bien-aimé, prends garde, prends bien garde que cette rusée, qui est féconde en artifices, ait vent de la retraite que tu m'as offerte… - Ô dame mienne, de ce côté-là, tu peux être tranquille. A part le Dieu Très-Haut, personne ne te sait en ces lieux ".

Cependant, le khalife Haroûn al-Rachîd revenait. Il avait mis une fin triomphale à une expédition menée contre un certain roi ennemi. Joyeux, victorieux, détendu, il rentrait dans Baghdad. Son premier soin, une fois dans la capitale, fut de regagner son palais, pressé de retrouver la bien-aimée de son cœur, la servante Séduction. Mais les bâtiments eux-mêmes transpiraient la mélancolie : ces vêtements funèbres sur chaque habitant du palais sans exception en étaient la cause. Personne n'en était exempt : serviteurs, servantes, tout le personnel. Et dame Zoubayda elle-même ! Assise en train de pleurer ! C'en était trop ! Que signifiait pareille situation ? Mais elle s'expliquait déjà, au milieu de ces larmes : " Hélas ! Ô Émir des Croyants ! Que te dirai-je sinon que je souhaite voir le nombre des ans de Séduction grossir les tiens, dans la bonne santé, ô mon maître… Oui, Séduction est morte et nous tous pleurons sa disparition, dans les tenues de deuil où tu nous vois. Quant à moi, par ta vie, ô Émir des Croyants, je n'ai pas ménagé ma peine pour lui rendre avec toute la somptuosité requise les honneurs qui lui étaient dus quand je l'ai fait porter en terre et ensevelir ; sur sa tombe s'élève une coupole recouvrant une esplanade de porphyre et de marbre, et j'en ai pris l'initiative… ".

A la nouvelle que sa bien-aimée Séduction était décédée, le khalife tomba en pâmoison aux pieds de son vizir Dja'far ; quand on lui eut fait respirer des sels, il revint à lui, mais ce fut pour sombrer dans les pleurs et les lamentations : " Hélas ! S'écriait-il, où est sa tombe ? Hélas ! Ô sang de mon cœur ! Ô ma Séduction !... " Il s'en alla visiter la tombe. De nouveau, il eut un évanouissement, dès qu'il fut en présence du monument funéraire. Revenu à lui, il se prit à l'examiner : ce mausolée, cette esplanade, ce bassin avec ses jets d'eau qui jaillissaient vers le ciel, cette coupole majestueuse, ces matériaux précieux, certes, tout cela était splendide, mais s'il s'était agi pour dame Zoubayda, derrière tant de merveilles, de masquer une ruse meurtrière qui eût abouti à supprimer Séduction… ? L'esprit du khalife était maintenant envahi par un doute, et le soupçon s'insinuait en lui. Mais ce sentiment ne dura pas, et le khalife réfléchit : " Voyons, je connais ma dame Zoubayda ! Elle n'est pas méchante au point de perpétrer un crime contre quelqu'un que mon cœur affectionne au plus haut point ". A l'instant même, il voulut qu'on ouvrît la tombe : il désirait voir le cercueil. On s'empressa de faire selon ses ordres et la bière fut placée devant lui. Tendant la main, le khalife alla jusqu'à écarter les draps mortuaires qui recouvraient la statue de bois enveloppée dans son linceul, mais il s'abstint de chercher au-delà, renonçant à soulever celui-ci afin de jeter un dernier regard au corps dont il apercevait seulement la forme. D'ailleurs, il s'agissait d'une femme, et même un khalife devait observer certaines règles de discrétion. …

La khalife, harassé, était rentré comme les autres et, une fois dans ses appartements, il se jeta sur la première banquette afin d'y prendre quelque repos. A la tête s'installèrent immédiatement deux servantes agitant des chasse-mouches pour préserver son sommeil : elles avaient nom, la première, " Lumière-du-Jour ", l'autre " Etoile-de-l'Aube ". Une fois le khalife endormi, elles se mirent à converser à voix basse… " Sais-tu une chose ? dit Etoile-de-l'Aube à Lumière-du-Jour, notre maîtresse Séduction, la concubine chérie de notre maître l'Émir des Croyants, n'est pas morte, mais alors pas du tout… - Que dis-tu là, ô Etoile-de-l'Aube ? s'étonna sa compagne. - Par Dieu, ma sœur, répondit la première, par la vie de la tête de notre maître l'Émir des Croyants, j'affirme que notre maîtresse Séduction n'est pas morte ". Ces paroles, quoique chuchotées, éveillèrent le khalife qui se dressa sur son séant et s'exclama : " Qu'est-ce-que j'entends, mes filles ? - Ô Émir des Croyants, déclara de nouveau Etoile-de-l'Aube, la concubine de ta Félicité, notre maîtresse est en bonne santé, pas plus morte que nous… Toutes ces lamentations, tous ces pleurs ne tiennent pas debout. - Et comment sais-tu cela ? demanda le khalife. - Ô maître, pas plus tard qu'aujourd'hui, un homme est venu me trouver et m'a remis une lettre. Je ne le connaissais pas, et la lettre qu'il m'a remise n'était pas signée. Mais je connais l'écriture de notre maîtresse Séduction ta concubine. Elle me recommande de présenter ce document à ton Excellence, qui y lira toute l'histoire ". Le khalife ne se tenait plus d'impatience : " Où est cette lettre, vite ? " Etoile-de-l'Aube la lui remit et il la déplia : Séduction lui racontait toute sa mésaventure, mais elle en profitait pour lui vanter les qualités de Ghânim, auquel elle décernait plus d'éloges qu'au khalife en personne. Celui-ci en fut éprouvé, et comme terrassé ; le monde se mit à chanceler autour de lui, tandis qu'il se livrait à d'amères réflexions : " Et voilà ! Aimer Séduction comme je l'ai aimée, et me voir exposé à la trahison ! Je passe le jour et la nuit à pleurer sa perte et à me lamenter sur elle, et, pendant ce temps, elle se donne du bon temps avec un ver de terre. Un mois que cela dure ! Et, moi qui suis là à Baghdad, depuis trente jours et trente nuits à me morfondre, moi qui ai attendu un mois complet un mot me donnant de ses nouvelles ou une explication quelconque ! Rien ! " . ( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, p. 310-320)

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Analyse des ruses de Zoubayda

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Samedi 16 janvier 2010 à 15 heures

La recherche vaine de Ghânim

La recherche vaine de Ghânim (texte complet)

La veine de la colère gonflant son front, le khalife se leva de sa couche de repos, appela l'eunuque de service et lui dit : " Va immédiatement le chercher Dja'far le vizir ! Je le veux tout de suite !

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le vizir était là, avait présenté ses respects, baisé le sol et fait ses invocations à Dieu en faveur de son maître, afin qu'il lui fît la grâce de le combler de bienfaits et d'honneurs.

" Dja'far, ordonna alors le khalife, mets-toi en route sur l'heure, accompagné de quarante experts au sabre, et demande où habite un vaurien nommé Ghânim, fils du père La-Tornade, originaire de Damas ; Tu prendras aussi avec toi des ouvriers du bâtiment. Dès que tu auras trouvé ce chenapan, tu me l'amèneras ainsi que Séduction, qui vit pour lors avec lui. Oui, cette Séduction, pendant que, depuis un mois, je ne fais qu'alterner les lamentations avec les lamentations, et que sa mort me transperce, elle, bien vivante, passe son temps avec cet individu. Tu me la ramèneras elle aussi, je veux la châtier, ou plutôt non, enferme-la chez toi, que je ne voie plus sa face. Quant aux ouvriers du bâtiment, je ne veux pas qu'ils laissent pierre sur pierre de la maison. "

Dja'far baisa aussitôt le sol devant le khalife et obtempéra : " Oreille attentive et bon vouloir, ô Émir des croyants ! "

Il prit avec lui les quatre cents ferrailleurs d'élite plus les terrassiers et partit pour sa mission. S'étant enquis de l'endroit où habitait Ghânim, le fils du père La-Tornade, de Damas, et ayant obtenu le renseignement par les gens de trottoir, il y mena sa troupe, cernant les lieux pour couper toute retraite à son assiégé. Mais Séduction se tenait à sa fenêtre et à peine vit-elle Dja'far et son escouade entreprendre un siège en règle, qu'elle comprit tout : le khalife s'était courroucé, et il la tenait désormais en piètre estime, n'ayant rien compris aux explications qu'elle lui fournissait dans sa lettre. La crainte la saisit, et elle fut effrayée surtout pour Ghânim, auprès duquel elle bondit pour l'avertir : " Mon bien-aimé, ô Ghânim ! l'affaire a tourné autrement que je ne le pensais. Le khalife s'est laissé abuser par de faux indices et il a mal interprété les choses, ce qui l'a empêché de lire ma lettre comme il le fallait. Mais toi, ne perds pas de temps, ne te mets pas à discuter et prends tes dispositions.

Ghânim se pencha, à son tour, à la fenêtre ; il vit que des soldats entouraient de tous côtés la maison. La crainte le saisit et il fut effrayé surtout pour Séduction. " Fais vite, lui répétait celle-ci. Prends la suie qui recouvre le chaudron, noircis-en ton visage et tes mains. Place ensuite une pile d'assiettes dans un panier, mets-le sur la tête, et quitte la maison avant que n'y entre le vizir Dja'far.

- Ghânim, en guise de réponse, ne put que s'écrier : " Mais non ! Où m'en irais-je ma bien-aimée, en te laissant derrière moi seule et menacée ? Je préfère mourir pour payer ton rachat, ô mon âme ! Pense que le khalife, s'il a envoyé des soldats, ne nous a pas visés tous les deux, mais moi seul. Si je m'enfuis, on te prendra toi ; tu seras amenée au khalife sous le chef d'inculpation de complicité, et pour avoir organisé ma fuite, tu perdras la vie. Tu vois, il n'est pas possible que les choses se passent ainsi. Si, au contraire, je ne m'enfuis pas mais que je me laisse prendre, la colère du khalife tombera, crois-moi, dès qu'il m'aura tué, et ainsi toi, ma bien-aimée, tu échapperas à la mort. - Mon chéri, répliqua-t-elle, crois-tu que ce soit le moment d'échanger des arguments et de discuter sur la conduite à suivre ? Modifie, je te prie, ta manière de voir et songe à sauver ta vie, car en ce qui me concerne, le khalife ne me fera jamais de mal ".

Elle courut elle-même au chaudron, en essuya la suie qui le recouvrait et en frotta le visage et les mains du jeune homme ; puis elle lui mit sur la tête le panier contenant des assiettes et le poussa dehors.

Ghânim tomba nez à nez avec Dja'far, dès qu'il fut dans la rue. Le vizir, qui entrait dans la maison, s'arrêta à la vue de ce garçon noir, auquel il demanda : " D'où sors-tu esclave ? Et ton maître est-il céans ? - Seigneur, répondit Ghânim, je suis l'aide du cuisinier. Quant à mon maître, qui habite dans la maison et qui s'appelle Ghânim, il est assis chez lui, dans ses appartements particuliers ".

La ruse lui permit de se faufiler dans les rangs des soldats et s'en aller librement ; tout le monde avait cru à son histoire de marmiton. Il hâta donc le pas et franchit le portail… Voilà pour Ghânim.

Du côté de Séduction, que se passait-il ? Lorsque le vizir Dja'far fut entré dans la maison, il la vit assise sur une banquette de ses appartements, mais elle se leva aussitôt, mue par les sentiments que lui imposaient son devoir et l'étiquette. Après avoir salué le ministre, elle lui déclara : " Ô Dja'far, je sais pourquoi tu es venu ici, et quelle mission tu accomplis pour le compte de l'Emir des Croyants. Pour moi, je me tiens prête à obéir à ce qu'a commandé la khalife.

Là-dessus, elle s'agenouilla mais Dja'far, la relevant, la rassura : " Pardonne-moi Séduction, ô dame mienne. Personne n'aura l'audace de poser la main sur toi. Si je suis là, c'est à seule fin de te conduire chez moi, dans mes appartements du palais khalifal. Mais je dois aussi me saisir de Ghânim, le maître de cette maison. - Je m'emploierai à te faciliter la tâche que t'a prescrite l'Émir des Croyants, répondit Séduction. Mais, pour Ghânim, tu sauras qu'il est parti pour Damas, sa ville d'origine, car il avait quelques affaires urgentes à y régler. Il a laissé à ma bonne garde, dans mes appartements, ses meubles, son argent, bref tout ce qu'il possède ici. Cela fait un bon mois qu'il a quitté Baghdad. Ô Dja'far, je te connais et je sais à quel point tu te fais un devoir de répandre le bien pour mériter la rétribution promise par le Dieu Très-Haut : aussi puis-je te demander de placer toutes ces richesses sous ta garantie, de prendre tous ces coffres et ces biens pour les mettre chez toi, sous la protection du Dieu Très-Haut ? Ne laisse personne y toucher, car en dernier recours, c'est moi qui en répondrai. Ce jeune homme dont tu parles m'a sauvée de la mort et je ne tiens pas à ce que le service qu'il m'a rendu soit payé de la perte de ses biens.

Ce discours convainquit Dja'far : " Ô dame mienne, lui promit-il, sois tranquille pour le dépôt que tu me confies. Personne au monde ne s'approchera des biens de Ghânim, ce jeune homme : ils seront en ton nom chez moi et je veillerai à leur sécurité. " Il envoya chercher des porteurs et fit charger sur leurs épaules l'ensemble du mobilier et des richesses qu'il trouva dans la maison de Ghânim. Les esclaves reçurent l'ordre de déposer le tout chez le vizir, dans son pavillon du palais khalifal : Masrour les mènerait, et, pendant le transport, il devait personnellement veiller à la sécurité de ce précieux fonds qu'on lui confiait sous la protection de Dieu.

Masrour, une fois parti avec ses porteurs, les démolisseurs se mirent à leur besogne, et, en un tournemain, la maison fut transformée en un tas de poussière. Dja'far chercha partout Ghânim, mais en vain. N'ayant pour toute prise à présenter au khalife que sa concubine, il rentra au palais, où il la laissa à la porte de chez l'Émir des Croyants, auquel il présenta ses respects dans les formules habituelles. " As-tu accompli ce que je t'avais envoyé faire ? demanda le khalife. - Ô Émir des Croyants, répondit le ministre, j'ai démoli la maison : elle est méconnaissable. Pour ce qui est de la servante Séduction, elle se tient à ta disposition à la porte de tes appartements ; enfin le jeune Ghânim est parti depuis un mois bien compté pour Damas, comme on me l'a dit. "

Cette nouvelle, selon laquelle Ghânim s'était enfui hors de sa portée, mit le khalife hors de lui. Il jeta à Masrour : " Cette servante Séduction, que tu trouveras à ma porte, va la prendre et emprisonne-la dans la Tour des Ténèbres ". Masrour en pleurait, et c'est un homme vaincu par le chagrin qui aborda Séduction : " Hélas ! ô dame mienne. Vois comme je souhaite te voir sortir indemne de cette humiliation, toi la fidèle et la généreuse ; mais ô ma maîtresse, que faire devant un ordre du Khalife ? On ne peut le discuter, et c'est une loi que d'y obéir sans formuler à son encontre la moindre réserve.

Masrour redoublait de larmes, car il aimait Séduction plus que quiconque. Mais celle-ci lui répondit : " Ô Masrour, moi aussi un commandement du khalife m'est plus cher que ma tête et mes yeux. Fais ce qu'il t'a commandé de faire ". Le serviteur du khalife emmena la concubine dans la Tour des Ténèbres et l'y enferma : c'était un bâtiment auquel on pouvait accéder, entre autres, par une porte aménagée dans un mur des propres appartements du khalife, et qui servait au souverain de cachot pour y enfermer telle de ses servantes ou de ses femmes, si d'aventure elle le mettait de mauvaise humeur. De son côté, le khalife ne décolérait pas, en pensant à ce Ghânim qui lui avait échappé. Il écrivit une lettre à son cousin, le sultan qui gouvernait Damas et le représentait en cette ville. En voici la teneur : " Ce ordre est à exécuter sans délai. Un marchand originaire de Damas, du nom de Ghânim, fils du père La-Tornade, un individu de mœurs méchantes, a ravi l'une de mes servantes les plus chères à mon cœur de toutes celles de mon harem. J'attends qu'à la lecture de ces mots , tu te saisisses de lui, que tu lui fasses administrer, chaque jour, cent coups de cravache, de celle qui est en nerf de taureau, et cela pendant une période de trois jours. Ensuite de quoi tu le feras placer nu sur un chameau et l'exhiberas à travers la ville en faisant crier devant lui par un héraut : " Voici le châtiment, et le moindre, qui attend quiconque sera pris de l'envie d'agir avec l'audace de cet homme ". Tu le renverras ensuite à Baghdad, lié et chargé de fers. "

Il y avait un complément à cette lettre, ainsi rédigé : " Il ne sera pas le seul avec lequel tu agiras de la sorte : s'il a un frère, une mère, une sœur ou d'autres parents proches, qu'ils subissent le même traitement. Leur maison sera rasée ; il n'en restera pas pierre sur pierre et on en brûlera les emplacements, puis on jettera les décombres en dehors de la ville. Pour la promenade infamante à dos de chameau, que la famille subira également, inutile de dénuder les gens, il suffira de les déchausser, et crieur publiera devant eux le même message. La population saura aussi que quiconque leur fera l'aumône de nourriture ou de boisson, les admettra dans sa maison, leur adressera seulement la parole, subira le même châtiment ".

La lettre terminée, le khalife demanda un messager monté, qui assurait le service de la poste, et auquel il remit la lettre avec ces mots : " Ce message est pour mon représentant à Damas. Porte-le lui et reviens rapidement avec le détail de l'exécution des ordres qu'il contient ". Le messager, la lettre à la main, prit ses dispositions pour partir immédiatement et se mit en route sous la protection du Maître de miséricorde. Trois jours après, il entrait à Damas, se présentait au palais du gouverneur, où il précisait la nature de sa mission : on l'introduisit aussitôt auprès du gouverneur de la ville, le dénommé Mouhammad al-Zaynabî, le propre cousin du khalife Haroûn al-Rachîd, auquel il remit la lettre. Le représentant du souverain à Damas, ayant pris en main le pli, le baisa puis le porta sur sa tête et seulement alors l'ouvrit pour en déchiffrer le contenu. Dès qu'il eut terminé sa lecture, il s'écria : " Oreille attentive et bon vouloir devant l'ordre de l'Émir des Croyants ! Préparez-moi un cheval, ajouta-t-il à l'adresse de ses serviteurs. "

Quand on lui eut avancé sa monture, le gouverneur l'enfourcha et, à la tête d'un détachement de trois cents experts au sabre, il gagna la maison de Ghânim, le fils du père La-Tornade. Mais laissons là les événements qui s'ensuivirent - Gloire à Dieu qui arrange à Sa guise le sort des créatures et pourvoit à les aider dans toute épreuves qu'elles affrontent !...

Le sultan entra, tandis que les soldats s'égaillaient pour essayer de mettre la main sur Ghânim. Mais leurs recherches restèrent vaines. Lorsque Mouhammad al-Zaynabî arriva près du cénotaphe que la mère avait fait construire, il n'eut pas de mal à constater l'état pitoyable dans lequel elle se trouvait, tout comme sa fille d'ailleurs.

La mère de Ghânim reconnut immédiatement son sultan : se levant avec promptitude, elle alla baiser le sol à des pieds en signe de respect, puis entendit son visiteur lui expliquer sa mission : " Je suis venu chercher ton fils Ghânim ". La femme hurla de douleur : " Hélas, ô sultan fortuné, quelle souffrance aiguë tu éveilles en moi en prononçant ce nom ! Comme je serais heureuse de voir mon fils en vie ! Ah ! que n'est-il vivant ! Crois-tu que tu m'aurais vue me déchirer le visage de mes mains, crois-tu que tu m'aurais entendue me lamenter s'il était de ce monde ! Pourquoi n'ai-je pu moi-même envelopper son malheureux corps dans le linceul ? Pourquoi n'ai-je pu recueillir ses cendres ?... " …

( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, p. 321-331)

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Analyse de la recherche vaine de Ghânim

 

 

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Samedi 20 février 2010 à 15 heures

Le châtiment de la mère et de la soeur de Ghânim

Le châtiment de la mère et de la sœur de Ghânim (texte complet)

Il était tout entier à ses pensées quand les soldats vinrent lui rendre compte de l'échec de leurs recherches : " Ô dispensateur de bienfaits ! nous avons fouillé la maison sans trouver personne. " Ce rapport confirma Mouhammad al-Zaynabî dans son idée : il fallait croire la mère de Ghânim, elle ne mentait pas. Sa miséricorde n'en fit que grandir, et les larmes lui vinrent aux yeux à la pensée du sort qu'elles allaient subir, elle et sa fille.

" Que faire ? se disait-il. Et quelles tragiques conséquences peut avoir l'injustice du khalife ! Comment pourrais-je humilier ces malheureuses, et charger ma conscience de ce péché horrible devant Dieu - qu'Il soit exalté ! - et devant les hommes ? Il n'y a de puissance et de force qu'en Dieu le Très-Haut, le Très-Grand ! Est-ce parce que le khalife viole le droit que je dois l'imiter ? " S'adressant à la dame, il la prévint : " Ô ma mère, accompagnez-moi, ta fille et toi, car l'ordre du khalife vous concerne aussi toutes les deux ".

Dès qu'il les eut fait sortir, les soldats du sultan entamèrent le pillage de leurs biens et le vol de leur argent. Les femmes regardaient sans comprendre ce vandalisme, qui les angoissait et les affligeait d'autant plus qu'elles ne voyaient pas la raison de cette ruine, de ces démolitions entreprises par une soldatesque en furie. Dès que l'on s'attroupait, attendant la réaction de ces femmes seules dont on faisait des victimes : chacun savait que Ghânim était mort…

Mais Mouhammad al-Zaynabî entraînait déjà les malheureuses vers son palais. Quand on fut arrivé, il les introduisit dans son cabinet, où il leur fit savoir officiellement les dispositions du khalife : " Vous devez, par ordre du souverain, quitter ces vêtements que vous portez et passer des tuniques de crin, après quoi vous serez promenées par la ville en cet état ". Les esclaves reçurent les consignes qu'il fallait, et bientôt, on put entendre le crieur proclamer devant la mère et la fille : " Voici le châtiment et le moindre de quiconque encourt la colère de l'Émir des Croyants Haroun al-Rachîd ".

Il y avait de quoi s'affliger au spectacle de ces deux femmes humiliées, en chemise, la tête découverte. Et, de fait, tout Damas, en les voyant passer, avait le cœur serré ; il n'y avait pas beaucoup d'hommes, de femmes, de tous âges et de toutes conditions, pour retenir leurs larmes devant ce cortège d'infamie. Jusqu'aux pierres de Damas qui semblaient pleurer de chagrin ! Au reste, on préférait s'enfermer chez soi plutôt que de regarder cette piteuse exhibition.

La flétrissante cérémonie prit fin, et l'ordonnateur du supplice ramena les femmes au palais du sultan gouverneur. Mais elles n'y avaient pas plus tôt pénétré qu'elles tombèrent sur le sol, évanouies, recrues de fatigue, épuisées par la honte et aussi par la faim. Le sang coulait à leurs pieds, et leurs cheveux dénoués flottaient sur leurs épaules. La sultane, émue de leur triste état, leur envoya aussitôt des personnes de sa suite pour leur apporter de la consolation et leur présenter de quoi boire et de quoi manger décemment, en dépit des ordres du khalife qui avait prescrit, comme on s'en souvient, une totale quarantaine : il était allé jusqu'à interdire toute nourriture, à l'exception d'un seul pain rond, et encore de seigle.

Les servantes, chargées de venir apaiser leur douleur trouvèrent les deux femmes sans connaissance. Elles leur appliquèrent de l'eau de rose et leur firent respirer des sels, pour tenter de les ranimer. Quand les pauvres femmes eurent repris leurs sens, les servantes leur parlèrent, surtout l'une d'elles, qui se signalait par ses talents d'éloquence : " Son Excellence notre maîtresse, l'épouse de notre maître le sultan nous a chargées de venir vous consoler : elle-même éprouve beaucoup de tristesse et son chagrin est immense de vous savoir en cet état, au point qu'elle n'a pris ni nourriture ni boisson de tout le jour. Et je ne parle pas de son Excellence notre maître le sultan, qui lui aussi est affligé de ce qui vous arrive. Mais c'est l'ordre du khalife, et il n'y a pas moyen d'y contrevenir. Tout le monde se désole de cet ordre inique, et de la sévérité avec laquelle vous êtes traitées. Tenez, votre maître lui-même a dit : " Mon cœur se lacère de voir le sort de ces malheureuses ". Ce sont ses propres termes. Mais il ne peut faire autrement que d'obéir au khalife, car la peur de son suzerain le contraint à s'exécuter ".

La mère de Ghânim lui répondit en la priant de transmettre à la sultane ses remerciements pour son méritant bienfait, et de lui dire, en son nom et celui de sa fille " Nourriture-des-Coeurs ", à quel point toutes deux lui étaient reconnaissantes. " Par votre vie, ajouta-t-elle, faites-nous savoir le crime dont nous nous sommes rendues coupables pour mériter ce châtiment du khalife. Par Dieu, au-dessus de vous, veuillez nous révéler notre faute. " Ton fils Ghânim, que tu crois mort, répondit la servante, n'a pas du tout atteint le terme assigné à ses jours. C'est à cause de lui si vous subissez ce que vous subissez car il a enlevé Séduction, la concubine du khalife. Le khalife n'aime personne au-delà de cette Séduction : c'est son âme et sa vie. Or, ton fils a ravi cette femme et vous a de ce coup exposées à la colère du khalife. "

Mais la mère du jeune homme s'écria : " Hélas, mon fils Ghânim ! Tu es innocent de ce crime qu'on t'impute à tort. Je te connais, mon fils, et je sais ton naturel. Que m'importe de subir à cause de toi cette humiliation, que dis-je, elle me remplit de la plus pure joie, du moment, ô mon fils, que tu es encore en vie. Rien ne vient contrarier à cet instant présent mon bonheur, ô mon fils, si ce n'est ta pauvre sœur et l'état où je la vois. Mais autant elle que moi, nous nous abandonnons à la joie, même du fond de l'abîme, et sache que nous éprouvons le plus grand bonheur, à entendre que tu vis, ô mon fils. La joie que nous ressentons efface tout, jusqu'à la trace du plus cruel des tourments. Et toi, ma fille, console-toi puisque ton frère vit ! " Nourriture-des-Cœurs, de son côté, s'exclamait : " Hélas ! mon frère, mon bien-aimé, serait-il vrai que tu vives ? Puisse Dieu m'accorder, ô mon frère, pour toute faveur, celle de te voir un jour ! " Après ce cri d'amour, elle tomba en pâmoison, et ne revint à elle que quand les servantes lui eurent aspergé le visage d'eau de rose. Celles-ci, au reste, commençaient à voir les deux femmes se consoler grâce à la conversation distrayante qu'elles leur faisaient. Bientôt, une table fut disposée, où s'assirent la mère et la fille : une fois la collation terminée, ce fut, pour elles, l'heure de s'endormir, et leur sommeil dura jusqu'au lendemain matin.

On vint alors les chercher pour leur infliger de nouveau la promenade de la veille à travers la ville. Cette fois, les gens restèrent dans leur ensemble enfermés chez eux, préférant s'abstenir de ce spectacle odieux, imputable à la seule cruauté du khalife qui, dans sa sauvage sévérité, disqualifiait son pouvoir. La ville se transforma en un désert. On ne vit pas la moindre tête se pencher à une fenêtre ou à une lucarne. Tout Damas resta reclus, ce jour-là et le lendemain encore, jusqu'au matin, moment où le crieur public descendit du palais pour faire cette proclamation dans les rues : " Celui qui parlerait à la mère ou à la sœur de Ghânim, qui leur ferait l'aumône, qui les recevrait dans sa maison, s'exposerait au même châtiment qu'elles, et tout ce qui lui est arrivé lui arriverait, à lui et à ceux de sa famille. Prenez garde, prenez bien garde à ces ordres ! "

A son corps défendant, le gouverneur fit chasser les victimes de chez lui : quelles que fussent sa tristesse et ses larmes, le khalife l'avait enjoint, il ne pouvait se rebeller.

Une fois dehors, les deux malheureuses virent leurs amis et leurs connaissances sans exception leur tourner le dos. Ne sachant pas que le héraut avait crié partout ce dernier message, elles ne comprenaient rien à leur isolement : quand elles se rendirent en visite auprès des plus chères de leurs relations, elles ne trouvèrent que des visages sévères qui se fermaient, que des personnes empressées à prendre leurs distances. La mère et la fille se mirent à pleurer et ce fut la plus âgée des deux qui tira la leçon des événements : " Ô Nourriture-des-Cœurs, ma fille, il ne nous est plus possible de rester dans cette ville, dont tous les habitants nous repoussent comme un objet de honte. Nous n'arrivons à obtenir de personne un simple regard, pas même de nos amis les plus chers. Il nous faut quitter ces lieux ". Elles prirent la direction de la porte de la ville, qu'elles passèrent, pressées de se retrouver en des climats plus hospitaliers. Mais le soir arriva vite, et les obligea à s'arrêter ; elles se réfugièrent dans une maison en ruine dans les proches faubourgs : " Nous allons passer la nuit ici, proposa la mère ".

Or un habitant de Damas de loin les vit s'installer et s'empressa de leur apporter de quoi manger et boire, au-delà même de ce qui leur était simplement nécessaire, sans compter l'argent dont il leur fit don, mais en prenant bien soin de se cacher de tout le monde, tant la démarche devait rester clandestine. Pendant ce temps, le sultan qui gouvernait Damas, Mouhammad al-Zaynabî, avait écrit au khalife, pour lui annoncer que ses ordres avaient été suivis en tout point ; la lettre fut remise à un cavalier de la poste, tout à fait prompt à porter les messages. Par retour, le khalife répondit par un arrêté d'expulsion visant les deux femmes, au motif que l'on n'avait point retrouvé Ghânim à Damas : en conséquence, elles y seraient interdites de séjour. A peine avait-il reçu cette nouvelle missive du khalife que le sultan fit rechercher partout les deux femmes dans la ville. On les retrouva dans la maison en ruine de la proche banlieue de Damas, où elles se reposaient de leurs fatigues et de leurs soucis. Elles en furent délogées par les troupes du sultan gouverneur, mais les soldats ne se livraient pas de bon cœur à cette besogne et la pitié les conduisait à leur faire don, qui d'une pièce de monnaie, qui d'un morceau d'étoffe, bref de quelque viatique. Après quoi la troupe revint en ville.

Les femmes, elles, reprirent leur marche, toujours en tunique de crin, et arrivèrent à un village, où elles ne manquèrent pas de porter à son comble l'étonnement des habitants. Ces dames, dont tout montrait à l'évidence qu'elles avaient vécu dans la prospérité et le bien-être, ne porter que ces tuniques de crin ! Ils voulaient savoir pourquoi ; mais elles n'étaient capables que de pleurer et de se lamenter, ce qui piqua encore davantage la curiosité des paysans. Ils insistèrent, mais quand la mère de Ghânim eut fait le récit des funestes conséquences qu'avaient entraînées les ordonnances du khalife, la pitié gagna les bonnes gens qui, émus, les emmenèrent pour les loger, les nourrir, leur procurer des habits décents en lieu et place de ces misérables tuniques et enfin de les chausser. On leur proposa de rester là, deux ou trois jours, mais elles refusèrent en remerciant, alléguant qu'il ne leur était pas possible de passer au village plus qu'une nuit. Et, en effet, elles se remettaient en route dès le lendemain matin, cheminant à travers les vastes étendues que Dieu a créées. Elles se retrouvèrent à Alep, où elles entrèrent pour passer la nuit dans une des mosquées de cette ville. Un lieu d'accueil pour étrangers, qui distribuait gratuitement de la nourriture, leur servait de quoi manger, si bien que leur séjour dura un couples de journées, le temps de prendre leur repos à la suite de ce voyage. Mais le but de leur marche restait Baghdad, poussées qu'elles étaient par l'espoir ardent d'y retrouver Ghânim, leur seul bien en ce monde. Voilà pour la mère de Ghânim et sa fille Nourriture-des-Cœurs.
( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 331-338)

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Analyse du châtiment de la mère et de la soeur de Ghânim

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Samedi 20 mars 2010 à 15 heures

Le retour en grâce de Séduction et Ghânim

Le retour en grâce de Séduction et Ghânim (texte complet)

Pendant tout ce temps, la servante et concubine Séduction, l'origine de tous ces troubles, passait ses jours et ses nuits dans la geôle où le khalife la tenait enfermée. Masrour venait la voir afin de lui apporter quelque apaisement et l'encourager à la patience. Mais elle était inconsolable. Non qu'elle songeât à ses malheurs et à cet enfermement déplorable où la confinait un étroit cachot, loin de là ; toutes ses pensées mélancoliques tournaient autour de Ghânim, et elle s'adressait sans cesse le même reproche : " Hélas ! Ô Ghânim, mon bien-aimé, tu m'as tirée de la mort et c'est à la mort que je t'expose ! " Cette phrase revenait sans cesse à ses lèvres, la plongeant dans de tels pleurs et de tels sanglots que les larmes en avaient ulcéré ses paupières. Son deuil ne venait que de Ghânim, lui qui l'avait sauvée…

Une nuit que le khalife profitait du clair de lune pour faire les cent pas sur la terrasse de son palais et que sa promenade, par instant, le reprochait du cabinet noir où était enfermée Séduction, il l'entendit qui se lamentait et exprimait à voix haute ses sentiments. Il colla l'oreille à la porte de sa geôle, et, au milieu des sanglots qu'il perçut, voici ce qu'il entendit : " Hélas, ô Ghânim ! Ô malheureuse victime de l'injustice ! Comment un tel bienfaiteur peut-il être exposé au malheur ? Puisse périr le siècle qui t'a trahi, ô Ghânim ! Où es-tu maintenant, malheureux ? C'est toi qui as sauvé ma vie et le khalife, au lieu de te récompenser à la mesure de ton mérite, t'a traité avec une folle indignité. Hélas ! Comme il est pénible de voir le khalife s'être engagé avec sévérité dans une conduite aussi contraire au sens de l'équité ! Comment, ô despote, répondras-tu quand t'interrogera Dieu, le Juste des Justes - qu'il soit glorifié, magnifié, exalté ! -, toi l'Emir des Croyants, celui qui est censé enseigner la justice à ses sujets ? Même si les hommes et les djinns te craignent, la main de Dieu ne te laissera pas indemne et tu ne sauras lui échapper. L'homme qui a veillé sur l'intégrité de ta concubine, celui qui l'a fidèlement gardée, pourquoi lui rendre le mal pour le bien ? Hélas, ô Ghânim ! Ô mon bien-aimé ! Toi, mon solide et ferme appui ! Te rappelles-tu que tu me disais : " Ô dame mienne, ce qui appartient au maître, le serviteur ne peut y porter la main " ? Et quelles conséquences ont-elles eues, ces pensées pures ? Hélas, ô Ghânim ! Quels pays l'injustice du khalife t'a-t-elle contraint de gagner ? Mais tu peux avoir confiance : un jour tu triompheras et du khalife et de sa cousine Zoubayda ; oui, sois tranquille, et pense à Joseph séjournant en Egypte. Comme lui, tu es innocent et le Dieu Très-Haut est juste. Lui ? Ta pureté finira par éclater au grand jour, confondant la noirceur du khalife, qui s'est si mal comporté… "

La khalife entendait toute cette plainte, qui eût pu réduire en miettes des roches, et il était ébranlé : " Comment ? se disait-il, tu es khalife et tu reçois une bonne leçon de justice ! Et de qui ? d'une jeune fille ! " Il s'en voulait fortement de sa conduite envers Ghânim et sa famille : enfin il comprit que Séduction et le jeune homme n'avaient rien à se reprocher. Il regagna ses appartements et ordonna à Masrour de rendre Séduction à la liberté : toutefois, il souhaitait la voir d'abord. Masrour, en entendant cet ordre, volait de joie : il courut au cachot annoncer la bonne nouvelle à la prisonnière qu'on élargissait. Mais, il n'était pas même à la porte, prêt à l'ouvrir, que le khalife, qui, ayant changé d'avis, avait choisi de se rendre personnellement à la prison, marchait sur ses talons. Il entra donc dans le réduit et saisissant la jeune fille par la main, la tira au-dehors pour l'emmener avec lui, les yeux pleins de larmes. Quand tous deux furent dans les appartements du souverain, celui-ci fit asseoir sa concubine à ses côtés afin de lui parler en ces termes : " Ô Séduction, fais-moi savoir pourquoi tu prétends que je suis injuste et sévère et que j'ai rétribué en mal ceux qui auraient pu s'attendre à une tout autre rémunération de la part du khalife. Dis-moi tout, sans éprouver la moindre crainte. Si tu me convaincs, je n'hésiterai pas à te dédommager des méfaits que j'aurais pu causer ".

Séduction se rendait compte que sa disgrâce était terminée et que si le khalife lui avait tenu ce discours, c'est qu'il avait entendu les phrases qu'elle avait prononcées dans les pleurs, à l'instant, dans sa cellule. Aussi fit-elle cette réponse : " Ô Émir des Croyants, je demande à ton cœur plein de miséricorde de pardonner à ton esclave et de lui tenir en aucun cas rancune des paroles prononcées : ce que j'ai dit n'était pas convenable. Mais sache bien, ô Émir des Croyants, que plus je pensais à ce malheureux Ghânim et à ses souffrances, plus ma souffrance à moi était aiguë, car il m'a délivrée de la mort en me tirant de ce cercueil où l'on m'avait enfermée vive. Alors, elle déroula à l'intention du khalife toute la série de faits qui prouvaient les bienfaits de Ghânim envers elle. Ne l'avait-il pas, après l'avoir extirpée de sa fosse, reçue dans sa propre demeure ? Puis elle ajouta : " Oui, il s'est porté mon chevalier servant, et m'a procuré tout ce qui m'était nécessaire ; moi je n'avais plus rien à demander ou à craindre. Oui, c'est vrai, dès notre première rencontre, il a senti son cœur s'accrocher à l'amour de ma personne et il aurait bien voulu me prendre pour épouse. Mais à peine avait-il appris qu'il avait affaire à la servante de l'Émir des Croyants, que ces mots d'un preux venaient à ses lèvres : " Hélas ! Ô dame mienne, ce qui appartient au maître, le serviteur ne peut y porter la main ". Ensuite, baisant le sol, devant moi, il ajouta : " Ô dame mienne, je te demande pardon ". De nouveau, il baisa le sol et se repentit : " Je te demande pardon, ô successeur du Prophète, pour les sentiments que j'ai eus. En réalité, je devrais bénir ma chance, qui m'a permis de me transcender en honorant ta concubine ". Enfin, il a détourné mes yeux de ma face et ne s'est jamais autorisé à me regarder, de ce jour. Juge, ô Émir des Croyants, de l'ampleur du mérite de ce jeune homme, et vois comme il est généreux et de bonne foi… "

Ce récit développa chez le khalife des sentiments de terreur religieuse : le Dieu Très-Haut ne le punirait-il pas de cette injustice qu'il avait commise ? Il se mit à verser des larmes, et demanda à sa compagne : " Ô Séduction, a-t-il au cœur, ce jeune homme que tu décris, un aussi fort sentiment de l'honneur ? - Par la vie de ta tête, ô Émir des Croyants, répondit Séduction, au-delà de ce que tu peux imaginer ! S'agissant de toi, son allégeance est totale et ne souffre aucune limite. Mais je dirais bien à ta Félicité d'autres traits de sa grandeur d'âme et de son respect pour son souverain, si j'étais sûre d'obtenir d'elle la sécurité et le pardon. - Parle, ô Séduction, s'écria le khalife ; sois sans crainte. - Eh bien, ô Émir des Croyants, c'est un jeune homme dont le caractère s'orne de délicatesse et de grâce. Physiquement, sa beauté, ses formes sont accomplies. Je me rendis bien vite compte de ces qualités en lui, et je vis aussi toute la vénération qu'il me vouait ; dès lors, mon cœur malgré moi s'enflammait pour lui, le désir s'emparait de tout mon être avec d'autant plus de force que lui-même brûlait de passion pour moi. Lorsqu'il s'aperçut que nos cœurs étaient à l'unisson, il s'éloigna davantage encore de moi et m'évita délibérément. Loin de chercher à me séduire, il m'encourageait toujours plus à résister à mon inclination, il m'exhortait à la patience en ces termes : " Ô dame mienne, considère-moi comme le serviteur de l'Émir des Croyants, et rappelle-toi que ce qui appartient au maître, le serviteur ne peut y porter la main ".

Toute cette relation, faite de la bouche de la servante, rassura le khalife : décidément, aussi bien elle que le jeune homme étaient innocents de ce dont il les avait soupçonnés. A elle, il demanda qu'elle ne lui gardât point davantage rancune, et du coup, il la traita avec bienveillance et tendresse. " Il te reste maintenant, lui dit-il, à me raconter ta propre mésaventure. " Séduction fit alors le récit de ce qu'elle avait subi de la part de dame Zoubayda, avant que Ghânim ne la sauvât, ce même Ghânim qui l'avait servie et honorée et dont, elle pouvait bien l'avouer maintenant, elle avait organisé la fuite. " Je te crois, en tout point, ô Séduction, admit le khalife. Je suis sûr désormais que tu dis la vérité. Mais, pourquoi, lors de mon retour de voyage, quand je suis rentré à Baghdad, avoir attendu un mois pour m'écrire ? Je n'ai pas compris la cause de ce retard. - Ô Émir des Croyants, répondit Séduction, Ghânim, en apprenant que j'étais la servante du khalife, décida de ne pas quitter la maison et ne mit pas le pied dehors, de peur qu'un événement imprévu ne nous surprît en son absence. De plus, nous ne recevions personne, et la porte de chez lui était toujours fermée à clef. Il passait le plus clair de son temps à me tenir compagnie, à m'exhorter à la patience et à prononcer pour moi des paroles d'apaisement. Ce n'est qu'un mois après le retour de voyage de ta Félicité que j'ai appris qu'elle était de nouveau à Baghdad, à la faveur d'une course que Ghânim avait faite en ville : la rumeur publique le lui avait fait savoir, il a couru m'en avertir.

C'est immédiatement après que j'ai alors écrit à ta Félicité, et que j'ai confié la lettre à Ghânim, avec mission de la remettre soit à Lumière-du-Jour, soit à Etoile-de-l'Aube. Il avait beau venir chaque jour au palais, il ne rencontrait jamais ni l'une ni l'autre de ces servantes, ne connaissant pas, en étranger qu'il était, le sérail. Et, comme il ne tenait pas à voir tomber la lettre entre les mains de dame Zoubayda, il ne voulait la remettre à personne d'autre. Enfin, Dieu lui permit, mais au bout d'un certain temps seulement, de pouvoir accéder à l'une des deux servantes à laquelle il donna le message. Voila comment s'explique, ô Émir des Croyants, le retard que ce pli a mis à te parvenir. "

Alors, le khalife déclara : " Ô Séduction, le dommage que je t'ai causé, et celui dont a souffert Ghânim, j'ai l'intention de les réparer, en vous offrant des dons. J'ai beaucoup de raisons à cela : ce jeune homme t'a sauvée, il a fait montre du plus grand respect envers ta personne, et, dans l'honneur pour son souverain, t'a fidèlement protégée. J'ai donc une dette envers lui pour ce service qu'il m'a rendu, et qui appelle ma reconnaissance. Mais ce n'est pas tout : je lui ai fait du tort, à lui et à sa famille et ce tort demande réparation. Exprime tes vœux, Séduction : tout ce tu souhaiteras et tout ce qui te paraîtra bon pour lui, j'en fais mon affaire, et vous l'aurez sur l'heure ".

Séduction se leva, baisa le sol en signe de respect, et remercia le khalife de sa bonté. Mais le khalife ajoutait déjà : " De plus, ô Séduction, j'entends que tu sois, toi, sa nouvelle épouse ". Cette décision du khalife portait la joie de Séduction à son comble ; elle en oubliait presque les autres promesses : " Ô maître, demanda-t-elle, je sollicite une chose de ta bienveillance, c'est que tu fasses proclamer dans tout le royaume par des crieurs publics que tu as pardonné à Ghânim, que sa faute est oubliée, et que tes ordres sont qu'il se présente devant toi, afin que tu lui offres tes dons. C'est seulement alors qu'il se sentira en sécurité et qu'il comparaîtra devant ta Félicité ". Immédiatement et sans délai, le khalife fit passer l'ordre et le message au crieur public. Après quoi Séduction prit congé et se retira dans ses appartements.

Masrour, le chef des eunuques, qui, comme nous le savons, avait une affection particulière pour Séduction, sentit croître sa joie dès qu'il apprit de la bouche même du khalife les dispositions qu'il avait prises. . Il ne fut pas le seul à se réjouir : toute la domesticité et tout le personnel du palais éprouvaient pour Séduction les mêmes sentiments amicaux, car elle avait toujours des bonnes manières avec chacun et montrait envers tout le monde une grande générosité. Masrour, du reste, l'avait précédée dans ses appartements, et il l'y attendait pour être le premier à lui présenter ses félicitations. A peine y entra-t-elle qu'il allait à sa rencontre pour lui baiser la main. " Par Dieu, ô dame mienne, c'est aujourd'hui, le jour le plus fortuné pour moi. Quelle joie ! ô dame mienne, que tu aies ainsi sauvé ta vie. Par le Dieu Très-Grand, ô dame mienne, les murs mêmes du palais semblaient s'attrister de ton sort et déplorer tes malheurs. " ( Les Mille et Une Nuits, Traduction R. Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 338-346)

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Analyse du retour en grâce de Séduction et Ghânim

 

Samedi 17 avril 2010 à 15 heures

Séduction à la recherche de Ghânim

Séduction à la recherche de Ghânim (texte complet)

Séduction passa la nuit dans sa chambre. Le lendemain matin, elle demanda audience au khalife : elle voulait la permission de partir en personne à la recherche de Ghânim. Elle prit avec elle un sac contenant mille pièces d'or et monta sur une des mules de l'écurie du khalife, qu'on avait harnachée en l'ornant de plaques dorées sur la selle. Accompagnée de deux eunuques, elle entreprit de visiter toutes les mosquées l'une après l'autre, les dervicheries l'une après l'autre et dans chaque établissement prélevait sur son sac de pièces de quoi faire des dons aux étrangers, aux pauvres, aux clercs et aux derviches, dans l'espoir que leurs pièces l'aideraient à obtenir la seule grâce qu'elle demandait : trouver enfin le bien-aimé de son cœur, le jeune Ghânim.

Le soir, elle retourna au palais. Chaque jour, elle fit la même sortie, et quotidiennement, elle distribua les mille pièces d'or que contenait son sac. Dans ses tournées, elle entendit parler du syndic des joailliers, un homme de bien, disait-on, très riche, et qui dépensait toute sa fortune à aider les étrangers, les pauvres et les malades. La lendemain, matin, précédée des deux eunuques qui portaient chacun à la main une canne dorée, elle enfourcha la mule et se rendit au caravansérail de la corporation, où elle demanda à voir le syndic en question. L'homme vint à elle et la salua ; il avait appris qu'elle vivait au palais dans l'entourage du khalife. " Je suis ton esclave, attentif à tes ordres et tout prêt à les exécuter, commença-t-il. Commande et j'obéirai ". Lui remettant un sac de cinq mille pièces d'or, Séduction lui dit : " J'ai entendu parler de ta générosité proverbiale envers les malades et les étrangers. Prends ce sac et distribues-en aussi le contenu à tes protégés. - Oreille attentive et bon vouloir, ô dame mienne ! répondit-il. Mais daignerais-tu venir jusqu'à ma demeure, et de plus assez vite, même si cela te dérange un peu, car je vois que tu aimes avec dévotion les pauvres et les déshérités. Là, je te montrerai, ô dame mienne, deux femmes étrangères que j'ai trouvées sur la route, hier au soir. Leur état fait pitié : elles mériteraient que tu les aides et leur octroies quelque secours. . Je n'ai rien pu obtenir d'elles, ni qu'elles me disent leur pays d'origine, ni qu'elles me racontent leurs souffrances, mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elles sont dénuées de tout, et pourtant elles semblent issues d'un milieu aisé. Pour leur apparence, elle est maintenant effrayante : le soleil leur a brûlé tout le corps et aussi le visage. Je n'ai pas eu le temps de leur demander des détails sur elles, car ma femme s'est hâtée de leur laver la face, les pieds et les mains, et de leur donner des effets propres, puis elles se sont endormies sur de vrais matelas, comme il convient pour des femmes de qualité, ce qui transparaît de leurs manières. Par ta vie, ô dame mienne, quand je pense à elles, mon âme se déchire. Jamais, au grand jamais, je n'ai pu apprécier chez personne comme chez ces deux-là un tel bouquet de qualités réunies : bonne éducation, distinction, éloquence et instruction. "

Séduction s'empressa de répondre favorablement à cette invitation et se rendit à la maison du syndic, dont la femme qui l'avait reconnue, au premier regard, la reçut avec les honneurs dus à son rang. La visiteuse demanda alors à la maîtresse de maison quelques renseignements complémentaires sur les malheureuses étrangères. " Ô dame mienne, répondit la femme du syndic, elles dorment encore, elles étaient dans un tel état de fatigue ! Je leur prépare une soupe qu'elles prendront dès leur réveil. - Où couchent-elles ? continua Séduction. " La femme du syndic la mena dans la chambre qu'elle leur avait donnée. Le visage de la mère de Ghânim et celui de sa Nourriture-des-Cœurs frappaient Séduction qui les contempla et finit par s'écrier : " Gloire au Créateur Très-Grand ! Tout brûlés qu'ils sont par le soleil, ces visages sont beaux ! Mais les deux pauvres femmes s'étaient réveillées ; Séduction alla vers la plus âgée des deux, et lui parla ainsi : " Ô ma mère, je suis venue à seule fin de t'aider. Je voudrais que tu te procures ce qu'il faut pour vivre et puisses t'adapter ainsi à ton nouveau pays. Vois-tu, je suis du palais khalifal : en ville, je n'ai qu'à parler pour qu'on m'obéisse. - Louanges à Dieu - qu'Il soit exalté ! -, répondit la mère de Ghânim : Il ne nous a pas laissées seules, Il ne nous a pas oubliées après tout ce que nous avons dû essuyer de honte, de souffrances et d'humiliations ! " Elle pleurait et sa fille aussi ; Séduction et la femme du syndic mêlèrent leurs larmes à ce triste concert, car toutes ressentaient la même émotion. Séduction, au bout d'un moment, continua : " Ô ma mère, voudrais-tu nous raconter ce qui t'est arrivé ? - Ô dame mienne, répondit la mère, tout notre malheur, toutes nos tribulations ont pour origine une seule personne, l'une des concubines du khalife. On dit qu'elle s'appelle Séduction. Moi, je suis la femme du père La-Tornade, et la mère de Ghânim ; nous sommes originaires de Damas ".

L'effet de ces paroles sur Séduction fut si fort, ce discours lui causa une telle peine, qu'elle en tomba évanouie. Quand on lui eut aspergé le visage d'eau de rose et qu'elle fut revenue à elle, ce fut pour demander à la mère de Ghânim de poursuivre. L'autre reprit : " J'ai donc un fils, ô dame mienne, dont le nom est Ghânim. Ses affaires l'ont amené à Baghdad, et on l'a accusé d'avoir enlevé du palais khalifal la fameuse Séduction. Quand le khalife l'a fait rechercher pour le punir, il a pu s'échapper et s'éviter ainsi d'avoir la tête tranchée. Mais le souverain a écrit une lettre au gouverneur de Damas, son représentant, le sultan Mouhammad al-Zaynabî, par laquelle il lui intimait d'avoir à piller nos biens et nos richesses, de faire main basse sur tout ce que contenait notre maison avant de la transformer en un tas de ruines. Ensuite, toujours aux termes de ce rescrit, nous devions être promenées dans la ville pour être humiliées aux yeux de la population, et au bout de trois jours de ce traitement, nous serions bannies. En tout point le sultan se conforma aux instructions du khalife, et son dernier acte fut de nous expulser de Damas. C'est alors que nous sommes venues ici même, dans l'espoir que le destin nous permettrait de retrouver mon fils Ghânim. Le rencontrer nous consolerait de tous nos malheurs : nous en oublierions les biens perdus, la honte bue, la pauvreté et la faim qui nous tenaille. Le rencontrer nous ferait plus riches à nos yeux que n'importe quel mortel et effacerait de notre mémoire tous les malheurs qui nous ont frappées.

Hélas, mon fils Ghânim ! Par Dieu, tu es innocent de ce dont t'accuse le khalife. Hélas, ô mon bien-aimé, ô mon unique ! Tu n'es pas plus perpétré de crime contre le khalife que moi je n'ai attenté à son honneur ou à sa sécurité… - Tu as raison, ô ma mère. Par Dieu, je peux affirmer que ton fils est innocent des accusations portées contre lui par le khalife. Et pour preuve, il n'est que d'écouter ce que j'ai à te dire sur lui. - Ô dame mienne, s'écria la vieille, si je t'interromps, ce n'est qu'avec une pensée pure de toute mauvaise intention, mais dis-moi, tu connais donc mon fils Ghânim ? Comment cela se peut-il ? - Hélas, ô ma mère, convint Séduction, je le connais et mieux encore que l'on ne peut penser… " Elle s'arrêta malgré elle, car un cri venait éclore sur ses lèvres, qui se transforma en un sanglot, mais elle reprit d'une voix haletante : " Hélas ! Ô Ghânim ! Ô mon bien-aimé ! Toi qui es plus beau que la lumière du soleil et plus parfait que le clair de la lune ! Viens vite ! Rejoins celle qui fut la cause de tout ce que tu as enduré, vers celle que tu as tirée de la mort ! " Elle alla se presser contre la poitrine de la mère de Ghânim et la serra dans ses bras avec ces mots : " Hélas ! Ô ma mère, cette Séduction, cette femme dont tu te plains avec la plus juste des raisons du monde, elle n'est autre que moi. Je suis ta servante, je suis ton esclave ". Elle embrassait aussi la sœur de Ghânim, la jeune Nourriture-des-Cœurs, qu'elle serrait également contre elle, et elle continuait : " Oui, c'est moi Séduction, je suis Séduction, la cause de tous les malheurs qui ont fondu sur vous, c'est moi. Mais je demande à Dieu - qu'Il soit exalté ! - de nous réunir, Ghânim et moi, car le khalife a désormais manifesté sa mansuétude et envers lui et envers moi. Il s'est aperçu que Ghânim était innocent et il a reconnu en lui un homme de haut parage et un loyal sujet, contre lequel il avait commis un déni de justice. Il vient d'envoyer un héraut qui annoncera par tout le royaume qu'il n'a désormais d'autre but que de lui octroyer ses dons et qu'il considère que le banni peut se tenir pour rentré en grâce. Cette proclamation vise à faire venir Ghânim auprès de lui, dès qu'il l'entendra, quel que soit l'endroit du pays où il se cache. Pendant ce temps, ô dame mienne, je le cherche aussi, mettant tout en œuvre pour le retrouver. Pour te donner la preuve de la mansuétude du khalife envers nous deux, apprends que le souverain me destine pour épouse à ton fils. J'ai dû mettre le khalife au courant de ce que je dois à Ghânim, qui m'a honorée et servie avec autant de dévouement que de fidélité, et dès que je l'ai fait, alors il s'est repenti : il compte bien nous dédommager tous les deux et accorder ses dons à chacun de nous. Cela devrait nous rassurer, et j'espère, avec l'aide du Dieu Très-Haut, pouvoir retrouver Ghânim comme je vous ai trouvées. Pour les biens qu'il avait, là encore vous pouvez être tranquilles, car ils sont provisoirement chez moi, confiés à ma bonne garde, et rien jusqu'ici n'en a été retranché. Certes, je sais que vous ne songez en ce moment ni à l'argent ni aux autres biens matériels, et que vous vous souciez uniquement de votre garçon unique, car tout l'or du monde est encore inférieur à un seul regard de Ghânim. Je mets mon espoir en Dieu et souhaite qu'il nous mette toutes trois sous peu en sa présence. Ne vous découragez pas : si Dieu le permet, ce jour que nous vivons marquera la fin de nos chagrins et le commencement de notre bonheur, car Ghânim sera parmi nous. Et songez que le khalife a l'intention de vous couvrir de bienfaits pour que vous puissiez oublier le tort qu'il vous a causé. "

La mère de Ghânim allait d'émerveillement en émerveillement, à entendre de telles paroles. Mais la conversation en était là, quand le syndic des joailliers, le maître de la maison où se déroulait cet échange, amena avec lui un jeune homme, un malheureux voyageur dont la santé était chancelante, qu'il ne tardait pas à installer dans une des chambres de sa demeure et pour lequel il donna à la domesticité ordre de se mettre à son service et de lui apporter tout ce qu'il lui fallait. Après quoi il revint vers Séduction avec ces mots : " Ô dame mienne, je viens de croiser sur ma route un chamelier ; sur sa bête il transportait un jeune homme dont l'état m'a paru désespéré. Simplement à la voir, il m'a l'air d'appartenir à un excellent milieu, mais quand je lui ai demandé d'où il était, quels étaient son nom et sa région d'origine, il ne m'a fait aucune réponse. Il s'est contenté de me regarder et les larmes ont jailli de ses yeux. J'ai trouvé préférable de demander au chamelier de renoncer à son idée : plutôt que de le conduire à l'endroit où l'on soigne une population mélangée, il le mènerait ici même, chez moi, où il pourrait retrouver quelque chose des conditions et de l'aisance dans lesquelles il a vécu jusqu'ici. ". Séduction sentit immédiatement son cœur faire des bonds dans sa poitrine : " Marche devant moi, souffla-t-elle au joaillier, et montre-moi ce jeune homme. Il faut que je voie ses traits… ". …

Séduction, qui avait marché sur les pas du syndic, était pour lors dans la chambre de l'étranger, qu'elle dévisagea ; en effet, son état n'était pas encourageant, avec son visage hâve, ses yeux clos et son cœur qui ne battait plus que comme l'aile de l'oiseau dans son vol plané. Mais, pour elle, quelle bizarre sensation : elle était incapable de savoir si ce corps moribond était ou non celui de Ghânim ! Elle lui demanda, dans le creux de l'oreille : " Ghânim ! ô Ghânim ! Est-ce toi ? " Mais le jeune homme ne donnait aucune réponse. Alors, elle reprit : " Hélas ! ô Ghânim ! Le Seigneur mien m'accordera-t-il si peu que ce soit un bienfait, et permettra-t-il pour que je me réunisse à toi ne serai-ce que quelques instants, que je te voie une fois, une seule ? Ô Seigneur mien, est-ce Ghânim ou non ? "

Elle reprit son examen et, à chaque place de son corps qu'elle scrutait, son cœur lui dictait : " Oui c'est Ghânim ". Elle revenait sur sa première opinion, fondée sur le silence qu'avait rencontré son appel, mais elle hésitait encore : " Je me suis trompée : cet étranger n'est pas Ghânim, sans quoi il aurait entendu la voix de Séduction. A moins que sa maladie et sa fatigue ne l'aient rendu sourd… Hélas ! ô Ghânim, par la vie de Séduction qui t'est chère, réponds-moi, ô mon âme, si tu es Ghânim ". Ces mots firent ouvrir les yeux du jeune homme, qui reconnut tant bien que mal les traits de la personne à son chevet ; pas de doute c'était Séduction…Et elle, qui attendait d'être reconnue pour être sûre de son fait, sut alors que c'était bien Ghânim. Dans souffle, qui semblait résumer ses dernières forces, le faible garçon laissa échapper ces mots : C'est donc toi, ô dame mienne, ô Séduction, ô mon âme ? " Son murmure laissa place à un léger cri, puis il reprit : " Quel est ce prodige ? Est-ce un rêve ou suis-je bien éveillé ? " Mais l'effort et la joie lui ravirent le peu de sens qui lui restaient. Séduction se précipita pour le serrer dans ses bras, tandis que le maître de maison courrait chercher de l'eau de rose additionnée de musc. Et quand, le visage, aspergé de ce liquide, Ghânim finit par reprendre connaissance, il remua la tête en tous sens, pour essayer d'apercevoir de nouveau Séduction ; quand il la vit, il n'en crut pas ses yeux : …

L'hôte des lieux préférait voir Séduction sortir de la chambre, car il souhaitait parler à Ghânim en particulier : " Non, mon fils, lui dit-il, ce n'est pas un songe, c'est vraiment ta bien-aimée, c'est Séduction qui s'est adressée à toi. Il valait mieux, pour ta santé, lui faire quitter la chambre : vois, tu es fatigué, tu es malade. Et il faut trouver, dans le sommeil de quoi refaire tes forces. Après ce somme, mon fils, et quand tu seras plus vigoureux, Séduction reviendra auprès de toi. Console-toi, mon fils, rassemble tes forces, puisque les Justes et les Amis de Dieu ont intercédé en ta faveur. Je le crois, tu es Ghânim, celui dont le nom figurait dans la déclaration que le héraut a criée dans tout le pays, à la demande du khalife, et où il était dit que l'Émir des Croyants, dans sa mansuétude t'accordait le pardon. Le message disait aussi que si le personnage recherché se présentait devant l'Émir des Croyants, il recevrait du souverain les dons et les honneurs promis. Aie donc l'esprit en repos, mon fils et sois rassuré sur ta situation. Ne songe qu'à te rétablir, n'aie en vue que le retour de tes forces ; le reste de l'Aventure, dame Séduction te le racontera. Avec ta permission, je vais donc me retirer, afin de te rapporter bien vite de quoi te revigorer ".
(Les Mille et Une Nuits, Traduction R. Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 346-356)


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Analyse de Séduction à la recherche de Ghânim

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Samedi 15 mai 2010 à 15 heures

Les trois mariages et le pardon à Zoubayda

Les trois mariages et le pardon à Zoubayda (texte complet)

Dès qu'elles virent le khalife, la mère et sa fille se levèrent en son honneur et lui présentèrent leurs respects, demandant à Dieu de lui conserver la puissance et de prolonger sa vie. Le khalife les pria de se rasseoir, ce qu'elles firent, après quoi, il entama une conversation amicale où dominait chez lui le souci de leur apporter des paroles de consolation après les épreuves subies. Se tournant vers Nourriture-des-Cœurs, il lui déclara : " Mon vœu le plus cher est que vous ne vous ressentiez pas plus longtemps des humiliations que vous avez essuyées, ta mère, ton frère et toi. C'est à Zoubayda qu'il faut imputer toutes ces méchancetés ; mais n'ayez crainte, je sais comment la châtier ". Le khalife dévisageait la jeune fille : manifestement, elle lui ravissait l'âme, avec ces traits, avec ce corps qui faisaient d'elle la perfection même. De nouveau, il s'adressa à elle : " Sais-tu ce que je souhaite, ô Nourriture-des-Cœurs ? Te récompenser pour tes pertes, vois-tu. Exprime un vœu, dis ce que tu convoites, et alors, par la vie de ma tête et par ma fonction de khalife, ton cœur ne désirera rien qui ne se réalise, de quelque nature que soit ta demande.

La jeune femme commença par baiser le sol devant son souverain en signe de respect, puis ajouta ces mots : " Pardonne-moi mais je ne désire rien, sinon que la santé accompagne la durée de tes ans - que Dieu en augmente la quantité ! Il est une autre raison : le serviteur ne peut rien reprocher à son maître de la conduite qu'il croit bon d'adopter envers lui, et nous sommes tes serviteurs, ô Émir des Croyants ? Le serviteur demeure le serviteur et le maître demeure le maître. - Ô Nourriture-des-Cœurs, reprit le khalife, bonne et grande comme tu l'es, tu t'es refusée à exprimer le moindre vœu. Me permettras-tu, moi, de formuler ma demande, incertain que je suis de te voir m'accorder ou non la grâce que je souhaite de toi ? " Cette fois, la jeune fille se jeta à ses pieds et les embrassa : " Pardonne-moi, ô Émir des Croyants. Nous sommes tes serviteurs ". Le khalife la releva, en la prenant par la main. Et comme il avait pensé, au cours de l'entretien, à distraire quelques instants pour donner discrètement l'ordre de faire venir des juges et des témoins, c'est en face de ces personnes autorisées qu'il se montra tenant la main d'une femme à laquelle il faisait justement cette demande : " Mon vœu à moi serait de te prendre pour épouse. Dis ton sentiment ". Puis il la fit asseoir et renouvela sa question : " M'acceptes-tu pour époux ? Parle et songe que c'est au nom de ce que je te dois que j'ai permis à Séduction d'épouser ton frère Ghânim ".

Si le khalife tenait ce langage à Nourriture-des-Cœurs, c'était aussi pour lui apporter la consolation promise après les épreuves qui avaient si durement frappé les siens. Chacun sait, en effet, que Haroûn al-Rachîd - que la miséricorde de Dieu soit sur lui ! - était un souverain qui pratiquait la justice et fuyait l'iniquité ; il n'avait de cesse, s'il s'était d'aventure fourvoyé dans un jugement, comme ce fut le cas, cette fois-là, que confessant sa méprise, il n'allât dédommager la victime de l'erreur judiciaire. Pour lors, son don fut sa personne : il épouserait Nourriture-des-Cœurs, la sœur de Ghânim, comme il avait donné la plus chère de ses concubines à ce dernier. Pour que la mesure fût bonne, il se tourna vers la mère : " Ô toi, la mère de Ghânim, tu es jeune encore. Mon désir est de te voir épouser mon vizir Dja'far ".

Trois contrats à rédiger, telle était la tâche des témoins et des juges : le premier pour marier le khalife et Nourriture-des-Cœurs, le deuxième Ghânim et Séduction, le dernier Dja'far et la mère de Ghânim. Toutes les noces furent célébrées ensemble et le royaume connut une période de grandes réjouissances. Enfin, Ghânim avait pour lui l'objet de sa convoitise, cette Séduction dont il pouvait librement jouir désormais ! Le khalife éprouva un bonheur extrême à honorer en époux la virginité de Nourriture-des-Cœurs, pour laquelle son amour grandit chaque jour ; il déplaça Zoubayda dans d'autres appartements, un logement désaffecté du vieux palais, afin d'y installer, proche de lui, sa nouvelle épousée. …

Sans remettre à plus tard la décision, il manda auprès de lui Ghânim, Séduction, Masrour et les domestiques. Il y avait là aussi Dja'far et la mère de Ghânim, ainsi que Nourriture-des-Cœurs. L'ordre tomba : on ouvrit le mausolée, on en tira le cercueil, dont on fit glisser le couvercle. La forme était là, dans le linceul ; découverte, elle dit son mystère : c'était uns statue de bois. Le khalife ne se préoccupait que d'une chose : qui avait bien pu souffler cette ruse à dame Zoubayda ? Par un curieux arrêt du destin, la vieille qui avait prodigué ses conseils à dame Zoubayda, quand elle se trouvait si embarrassée, était justement pour lors si près du khalife qu'elle l'entendit s'écrier : " Par la vie de ma tête, l'individu qui confessera avoir conseillé dame Zoubayda dans le recours à cette ruse recevra de ma main cent pièces d'or en gratification, sans compter mon pardon. Mais s'il n'avoue pas, un jour viendra où la vérité sera connue, et alors, je l'enterrerai vivant dans ce tombeau ".

Cette terrible menace ne tomba pas dans l'oreille d'une sourde. La vieille s'approchant davantage, vint baiser le sol, aux pieds du khalife et confessa : " J'implore ton pardon, ainsi que l'assurance d'avoir la vie sauve, ô Émir des Croyants. Sois clément en ma faveur. Si tu veux que je te raconte les faits comme ils se sont passés, et sans rien omettre, envoie d'abord chercher dame Zoubayda, nous l'attendrons, et alors seulement je te révélerai tout ". Le khalife dépêcha Masrour auprès de dame Zoubayda, qui la ramena auprès de lui ; elle lui présenta ses respects, s'agenouillant et s'étendant sur le sol, la tête effleurant ses pieds. Elle lui demanda d'oublier ce qui s'était passé et de lui pardonner ; le khalife, qui ne la regardait même pas, feignit de ne pas s'apercevoir de sa présence. Il se contenta de demander à la vieille : " Poursuis, ô vieille ". Cependant dame Zoubayda, toujours prosternée aux pieds du khalife, continuait de les baiser et de les arroser de ses larmes qui ruisselaient littéralement sur son visage. Elle se sentait avilie, et le cœur éprouvait comme du deuil, d'avoir dû ainsi se laisser damer le pion par Séduction, une concubine, elle l'épouse en titre. Et puis, sa vilenie avait éclaté au grand jour, sans compter le dol envers le khalife, un crime de lèse-majesté, déshonorant pour elle.

Mais la vieille continuait : " Par le Dieu Très-Grand qui sait tout, voici ce que j'affirme, ô Émir des Croyants : " Un jour que je me trouvais tranquillement assise à ma place ordinaire, la servante Graine-de-Grenade, entrant chez moi à l'improviste, me déclara tout de go : " Il y a dame Zoubayda, qui désire te parler et qui t'attend ". Et je répondis : " Cet ordre m'est plus précieux que la tête et les yeux ". Une fois reçue auprès de dame Zoubayda, ô Emir des Croyants, je trouvai une femme éplorée, et qui avait déjà tellement versé de larmes que ses habits en étaient tout humides. " Ô voile de protection de Celui qui cache à l'indiscrétion les défauts de Ses créatures, m'écriai-je, que se passe-t-il, ô dame mienne ? Que Dieu te garde du malheur ! - Dieu me protégera-t-Il du malheur, répondit-elle, quand je viens de commettre le pire des péchés ? - Mais que s'est-il passé ? repris-je, Je suis prête à donner ma vie pour le rachat de ton âme… " Dame Zoubayda commença par se plaindre : " Hélas, ô vieille, ô ma mère ! Tu m'as élevée comme si j'étais ton enfant, et depuis, je n'ai pu te demander le moindre conseil sans réussir dans tous mes projets si je suivais à la lettre tes avis. Mais aujourd'hui que j'ai négligé de solliciter ton avis, c'est bien fait pour moi, et le malheur qui est tombé sur moi, je ne sais plus comment m'en délivrer. Aide-moi, ô ma mère, à me tirer de ce pas, car mon âme est à la torture, et mon cœur est plongé dans le deuil. J'ai perdu le sommeil, et plus rien ne me tente, ni nourriture ni boisson ". J'insistai : " Dis-moi donc en quoi consiste ton malheur. Il n'est point de décret du destin que le Créateur, dans Sa générosité, ne puisse aider à contourner ". Elle put enfin me révéler ceci : " C'est le diable qui m'a trompée ; j'ai agi de telle et telle façon avec Séduction, la concubine de mon mari ". Après quoi, elle s'écria : " Hélas, ô Séduction, que n'as-tu gardé la vie sauve, ô ma sœur ! Pourquoi n'ai-je pas connu la mort avant toi ? Comment l'Émir des Croyants va-t-il réagir quand au retour de son voyage il apprendra la mort de sa bien-aimée ? Que de souffrances ne va-t-il pas ressentir ! Et par ma faute, moi qui aurai endeuillé le cœur de l'Émir des Croyants ! "

Après un court silence, tout peuplé de nombreux cris de douleurs, elle reprit : " Hélas ! mon cousin, j'aurais bien voulu ne pas être cause de ton affliction. Il ne te reste plus qu'à verser mon sang, tu en as le droit ". La douleur de dame Zoubayda atteignait maintenant un tel degré d'intensité qu'elle tomba en pâmoison. Je pus la faire revenir à elle en aspergeant son visage d'eau de rose, et lui demandai alors de me préciser les détails de sa forfaiture. En pleurant, en se frappant le visage de ses mains, elle m'en délivra quelques éléments : " Que Dieu répande la malchance sur les femmes qui sont mues par une jalousie malsaine et dont la perversité afflige le mari jusqu'à lui faire perdre la vie . Sache, ô vieille, ô ma mère, que j'ai fait emplir d'une drogue la coupe de Séduction, et qu'une fois qu'elle se fut endormie sous l'effet du pernicieux mélange, j'ai donné des ordres pour que, placée dans une caisse, elle fût enterrée vive ". Cet aveu, de nouveau, lui fit perdre connaissance, ô Émir des Croyants. Je me précipitai derechef sur les sels, et elle finit par retrouver ses sens égarés. J'en profitai pour lui demander qui avait procédé à l'enterrement, et elle m'apprit que c'étaient des serviteurs. Avaient-ils eu connaissance de la personne qu'ils transportaient en terre ? La réponse fut négative. Je demandai alors : " Mais pourquoi avoir conduit pareille opération contre quelqu'un que l'Émir chérit particulièrement ? Peut-être ne le savais-t pas ? - Oh ! que si, hélas, soupira-t-elle. Mais c'est la jalousie qui seule m'animait, la jalousie ordinaire des femmes, que Dieu les rende impuissantes et réserve aux hommes Ses bénédictions ! A présent, celui qui viendrait m'annoncer que Séduction est en vie et qu'elle va revenir me causerait une telle joie que je me déclarerais moi-même interdite de rapports avec le khalife pour la laisser profiter seule de lui… Et puis, tiens, je m'instituerais aussi en servante, par déférence pour l'Émir des Croyants. ". Je conclus : " Ma fille, ce qui s'est passé est définitivement entré dans le domaine de l'immuable. Regardons le présent : comment arranger les choses ? - C'est toi, répondit-elle, qui dois trouver ".

C'est alors que j'allai commander cette statue de bois chez un menuisier, ô Émir des Croyants ? J'enseignai à dame Zoubayda la marche à suivre : d'abord faire construite le mausolée dans le palais khalifal, ensuite envelopper la statue dans le drap mortuaire, enfin procéder à l'ensevelissement. La vieille eut bientôt fini de révéler toutes les dispositions prises par dame Zoubayda dans cette affaire. Le khalife n'eut pas plutôt fini d'entendre ce discours, qui lui apprenait le repentir de dame Zoubayda, qu'il partit d'un grand fou rire. Il interpella Dja'far : " Même quelqu'un qui conduit els affaires du royaume, comme c'est ton métier, ne saurait faire montre, à mon avis, d'un tel sens de l'organisation. - Tu as raison par la vie de ta tête, ô Émir des Croyants, répondit le ministre. Construire d'aussi belles mystifications, j'en suis bien incapable ". Et le khalife de rire : la répartie le fit même tomber à la renverse.

Séduction et Nourriture-des-Cœurs s'avançaient vers lui : les deux femmes se jetèrent à ses pieds, lui demandant d'oublier tout ce qui s'était passé et l'implorant de pardonner à dame Zoubayda sa cousine. Ghânim et sa mère, de leur côté, baisant le sol devant lui, portèrent à leur bouche la frange de sa tunique et l'y retinrent jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu satisfaction : le khalife, en son for intérieur, avait déjà pardonné à sa cousine, aussi repentante qu'elle était humiliée, mais il éprouvait une grande satisfaction à voir ces quatre-là se transporter de cette façon. Que dame Zoubayda, au reste, reconnût qu'elle avait été inspirée par le diable, et qu'elle en éprouvât du remord, voilà qui suffisait. Enfin, la mère de Ghânim dit à l'Émir des Croyants : " Toi qui es par tempérament un être empreint de démence et de mansuétude, ô Émir des Croyants, pense à la faiblesse de la nature humaine, combien souvent encline à tromper ou à dissimuler ! Et songe comme ces mauvaises dispositions peuvent être accentuées par la jalousie, à laquelle les femmes ne sont que trop exposées… " Le khalife céda à toutes ces prières. Davantage, il ordonna à Masrour d'aller chercher une tenue d'honneur luxueuse, qu'il remit à dame Zoubayda, et celle-ci quitta la position de suppliante où elle était pour baiser le sol devant le khalife et lui embrasser les mains. Ensuite, elle alla vers Séduction, qu'elle sera contre son cœur, qu'elle embrassa et à laquelle en pleurant elle demanda pardon. Elle fit de même avec la sœur et la mère de Ghânim et, en les étreignant, leur fit ce souhait : " Puisse la prospérité désormais vous favoriser, et compenser les humiliations que vous avez subies par ma faute ! " …

Le khalife avait l'âme tranquille, et il trancha le cas de Zoubayda, dont il appréciait le comportement : " Ô dame Zoubayda, ton rang ne se verra affecté d'aucun changement ni pour lors ni dans l'avenir ". Il parcourut la distance qui le séparait d'elle afin de la serrer dans ses bras et de déposer un baiser sur son front, entre les deux yeux. On se rendit alors dans les appartements de dame Zoubayda, mais au moment d'y entrer, la maîtresse des lieux préféra rester dehors, au grand étonnement du khalife, qui lui demanda pourquoi. " Ô Émir des Croyants, répondit-elle, je n'y entrerai avec toi qu'à une condition : que je puisse préparer de mes propres mains la couche que tu partageras avec Nourriture-des-Cœurs. - Soit ! accepta le khalife, puisque tel est ton bon plaisir. Mais elle aussi, la nuit prochaine, viendra préparer ta couche de ses propres mains. - Je ne mérite pas cela, se récriait dame Zoubayda, mais c'est seulement l'honneur que j'en tire qui me dicte l'envie de la servir ". Dès lors, tout le monde au sérail fut porté par une joie qu'on n'avait jamais connue. Dame Zoubayda aimait Nourriture-des-Cœurs comme sa fille : elle ne laissait personne d'autre qu'elle lui servir de dame d'atour, et le khalife lui en était reconnaissant. La haine qui avait régné entre dame Zoubayda et Séduction s'était transformée en une amitié tout aussi vive. Bref, la rentrée en grâce de son épouse auprès du khalife se voyait totalement couronnée de ses bons sentiments.
(Les Mille et Une Nuits, Traduction R. Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 369-380)

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Analyse des trois mariages et du pardon à Zoubayda

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Samedi 19 juin 2010 à 15 heures

Ghânim nommé gouverneur de Damas

Ghânim nommé gouverneur de Damas (texte complet)

Mais revenons un peu en arrière, au moment où l'Émir des Croyants apprenait la mort de son cousin, le gouverneur de Damas. La nuit lui apporta son cortège de soucis : cette perte était grande, et qui remplacerait Mouhammad al-Zaynabî pour gouverner là-bas ? Au conseil du lendemain matin où le khalife, comme d'ordinaire, trônait sur le siège qui lui était réservé, il interpella Dja'far : " Quelles affaires, ô Dja'far, sont appelées aujourd'hui parmi les questions politiques dans le royaume ? " Dja'far, se plaçant devant le khalife, baisa le sol en signe de respect, présenta l'assurance de son dévouement et fit des invocations à Dieu en faveur de son maître qu'il souhaitait voir abreuvé de Ses grâces et pérennisé dans sa puissance. Pour finir, il s'écria : " Longue vie à l'Émir des Croyants ! "

Après quoi, il étala les rôles, qui constituaient l'ordre du jour. Désignant l'une des feuilles , il signala : " Ici est soulevée la question, ô Émir des Croyants, de la succession de Mouhammad al-Zaynabî, émir gouverneur de Damas décédé, qu'il convient que ta Félicité songe à remplacer ". - " Je sais, répliqua le khalife, mais qui avons-nous qui puisse raisonnablement briguer ce poste ? " Justement Ghânim était assis près du khalife, qui se tourna alors dans sa direction et sourit, puis déclara, regardant Dja'far : " Affaire réglée ! Dja'far, celui que nous enverrons pour gouverner Damas et son district se trouve ici présent. Auparavant tu auras à prendre en charge tout ce qu'il faut pour le voyage et son installation ". Il ordonna aussitôt qu'on lui fît tenir, à l'intention de l'intéressé, une tenue d'honneur de grand apparat, et il la remit lui-même à Ghânim. Le nouveau promu se leva et alla baiser le sol devant le khalife. La musique entama une joyeuse fanfare, puis le souverain fit jurer allégeance à Ghânim selon le rite coutumier, sur le sabre et le Qoran. On pavoisa dans tout Baghdad en l'honneur du gouverneur qui partait pour Damas et toute la ville fêta la nomination. Au palais, quand Masrour entra dans les appartements de Séduction, il volait presque de joie, à telle enseigne que la concubine lui en demanda la raison : " Pourquoi te vois-je dans cet état, et quelle est la musique que l'on joue sans raison apparente ? - Ô dame mienne, pour la musique, c'est ce que j'étais venu t'annoncer, et tu vas savoir pour qui elle joue : mon maître Ghânim vient d'être nommé émir de Damas et gouverneur de cette ville, en remplacement de Mouhammad al-Zaynabî, décédé. Tout le sérail est en fête… ".

Cependant, la mère de Ghânim était au palais ; elle y passait le plus clair de son temps, parce que le khalife la voulait auprès de lui, tant il l'affectionnait. Quand on apprit à cette femme que son fils était devenu gouverneur de Damas, elle en conçut une telle joie qu'elle en perdit connaissance, et qu'il fallut la ranimer à l'eau de rose, dont on lui aspergea le visage. Elle revenait à peine à elle que le khalife se présentait en personne dans ses appartements, accompagné du nouvel émir de Damas et du vizir Dja'far, et tout ce monde-là s'adonna ensemble à la fête. Le khalife, pour l'occasion, fit remettre une tenue d'honneur de grand apparat à Séduction, une seconde à la mère de Ghânim, une troisième à sa cousine dame Zoubayda, une autre enfin à Nourriture-des-Cœurs. Ce ne fut pas tout : le personnel du palais eut des cadeaux ; on n'excepta de la distribution ni servantes, ni domestiques, ni esclaves. Il y eut aussi des dons de dame Zoubayda : ainsi elle offrit une tenue d'honneur à Séduction et voulut préparer elle-même ce qu'il fallait pour le voyage du gouverneur et de son épouse. Pour ce faire, elle prenait tout ce qu'il y avait de plus précieux chez elle et elle en prélevait une part, qu'elle allait serrer dans un coffre à l'intention de son ancienne rivale, devenue pour elle l'objet d'une telle amitié que les nuits manquent pour le décrire. Nourriture-des-Cœurs fit comme dame Zoubayda : elle avait une profusion de pierres précieuses et d'objets d'art, elle se défit d'une partie de ces biens pour en faire don à Séduction. …

A Baghdad était venu pour Ghânim et son épouse Séduction le moment de prendre congé du khalife, de dame Zoubayda, de Nourriture-des-Cœurs, après quoi il fallut se mettre en route. Le vizir Dja'far laissa partir son épouse, la mère de Ghânim, car le khalife en avait donné l'ordre : par égard pour le fils, il préférait qu'elle fût avec lui et sa femme.

Quand les voyageurs eurent atteint Damas, il y furent accueillis en grande pompe par un cortège venu à leur rencontre et où figuraient les hauts fonctionnaires, les notables, les clercs et les magistrats, sans compter les gens du peuple venus les accompagner. On escorta ainsi le nouveau gouverneur jusqu'au trône royal de la province, dont Ghânim prit possession, à la grande joie de sa mère. Elle remerciait Dieu, qui lui avait permis de regagner sa ville d'une façon qui ne rappelait en rien la manière dont elle en était sortie. Gloire à Celui qui fait tout changer sans jamais changer Lui-même ! Mais quelle différence entre hier et aujourd'hui, ne pouvait-elle s'empêcher de penser ! …

Ce fut, dans ces années-là, qu'une ligue se fédéra autour de la dynastie persane contre l'Émir des Croyants : elle avait levé une armée forte d'éléments enrôlés également en Inde et dans le Sind, la vallée de l'Indus, et qui finit par porter la guerre contre le khalife. Quand la guerre éclata, Ghânim, malade, était contraint de garder la chambre. A Baghdad, le khalife avait rassemblé des troupes et s'était personnellement mis à la tête de ses cavaliers pour affronter l'ennemi, un ennemi d'ailleurs, qui l'emportait en nombre, comme on le sut bientôt à Damas, où l'on disait dans la population que la terre entière avait fourni des bataillons pour se mobiliser contre le khalife. Et Ghânim, de son lit, apprenait ses rumeurs, impuissant. Il fit part à sa femme de ses regrets : " Ah ! si seulement Beauté-de-la-Religion, notre fils, avait atteint l'âge d'un homme mûr, nous l'aurions envoyé avec un contingent de soldats prêter main-forte au khalife… ".

Mais le fils était là, qui entendait, et faisait semblant de ne pas comprendre de quoi il s'agissait. Il alla au chevet de son père et lui demanda la permission de partir pour la chasse. Il faut savoir que c'était un garçon que, depuis l'âge de quatre ans, on avait poussé dans les études, et qui y avait réussi, car il était expert dans les sciences et dans l'éloquence, même versifiée. Surtout, il s'était fait une réputation méritée dans l'équitation et l'art du combat, au point d'avoir remporté tous les ans la victoire sur ceux qui l'affrontaient à l'hippodrome. Son père l'autorisa donc à aller chasser et lui, qui avait recruté deux mille cavaliers et préparé ce qu'il fallait pour un long voyage, franchit la porte de la ville. Là, il déclara aux soldats qui l'accompagnaient : " Nous prenons route vers Baghdad ".

Le voyage dura quelque temps, de Damas à la capitale, mais quand ils y furent, leur premier soin fut de demander où se trouvait le khalife ; ils s'entendirent répondre : " En campagne contre l'ennemi. Mais, selon nos informations, il est en difficulté, car ses soldats sont moins nombreux que ceux qu'il affronte. - Où a lieu le combat ? - Dans telle et telle région ". L'ordre fut immédiatement donné à la troupe de se diriger vers le champ de bataille. Sur le chemin, d'autres volontaires vinrent grossir les effectifs de la colonne, qui arriva au front forte de six mille hommes. Mais le noyau de cette armée était constitué par les compagnons de Damas, des braves et des délurés, des cavaliers émérites, et de plus, fort dévoués au fils du gouverneur, Beauté-de-la-Religion. Celui-ci, en arrivant sur le théâtre des opérations, ne put que constater la déconfiture de l'armée du khalife, poursuivie par un ennemi plus puissant. Il se lança alors dans l'affrontement, jetant ses cavaliers au-devant des vainqueurs, et déploya une telle vigueur dans l'effort qu'il retourna la situation. A la fin, il put s'emparer de leur équipage, leur prenant armes et bagages, ainsi que leurs bêtes. Les princes royaux de l'adversaire furent faits prisonniers.

La khalife avait d'abord cru à une attaque ennemie, venue l'encercler par derrière et, se jugeant pris en étau, il commençait à céder à la panique, d'autant plus que, pour fuir, ses hommes se rapprochaient du front. Il n'avait nullement reconnu dans les soldats de Beauté-de-la-Religion des alliés, mais les tenait pour une aile que l'adversaire déployait dans son dos. Il dut vite revenir de son erreur, car ceux-là même qui fondaient sur lui et ses troupes, loin de les affronter, les passaient, gagnaient la ligne où l'on se battait, attaquaient l'ennemi, qu'ils enfonçaient et chassaient devant eux. Le khalife mit pied à terre et ses compagnons avec lui : à qui pouvaient bien être ces vaillants et providentiels bataillons ? L'étonnement grandit encore quand on vit leur chef, ce jeune homme d'un âge encore tendre, à qui l'on ne donnait pas même dix-huit ans, et qui avait fait montre d'un tel sens tactique. Beauté-de-la-Religion en effet avait à son actif non cet exploit accompli aux dépens des ennemis du khalife, mais encore la récupération du butin qu'ils avaient saisi, augmenté d'un butin pris sur eux et impossible à évaluer, la libération des prisonniers précédemment abandonnés au vainqueur, et pour finir la capture de deux fils de rois qui s'étaient montrés si vaillants et si fins stratèges que le khalife lui-même les avait admirés.

Celui-ci, encore tout étourdi de son heureuse surprise, voulut savoir à qui il devait la victoire de ses armes. Beauté-de-la-Religion vint donc se présenter à lui, mit pied à terre, mais le khalife, sortant de son pavillon de toile, alla au-devant de ce brave, qu'il serra contre lui et se mit à embrasser : c'était un inconnu à qui il décernait ces marques de gratitude. Mais bientôt, en le regardant mieux, il vit qu'il n'avait pas seulement affaire à un preux, mais à un homme d'une beauté accomplie, que signalaient à l'attention de tous et ses traits et son corps ; le khalife glorifia Dieu d'avoir créé un tel homme, et de fait, Beauté-de-la-Religion portait chacune de ses qualités à la perfection. …

Puis le khalife regagna son pavillon avec lui, sans avoir négligé de régler en sa présence, comme en homme à celui qui les avait capturés, le sort des princes, des prisonniers, qu'il avait fait entraver. Une fois tous deux entrés, la conversation commença : " Apprends-moi, jeune cavalier, commença le khalife, d'où tu viens et qui sont tes soldats. Qui t'a envoyé ici ? - Pardonne-moi, ô Émir des Croyants, personne ne m'a commandé de venir en ce lieu : je m'y suis rendu de mon propre chef. Quant au reste, je suis, si j'en crois ma mère, le fils de Ghânim, celui à qui tu as accordé la grâce de représenter ton sceptre à Damas. Ma mère est Séduction, la femme qui a d'abord été concubine de notre maître l'Émir des Croyants avant que celui-ci ne fît d'elle un don généreux à Ghânim mon père. ". A ces mots, le khalife se reprit à serrer ce jeune homme contre son cœur et à lui décerner de chaudes accolades, tant sa joie à le connaître le faisait exulter. …

Ces cérémonies terminées, les troupes regagnèrent leurs quartiers de Bagdadie ; le khalife, qui avait immédiatement éprouvé pour Beauté-de-la-Religion l'inclination que l'on sait, le garda pendant tout le voyage dans son pavillon de toile et aux étapes ne mangeait et buvait que s'il était avec lui, prouvant ainsi qu'il lui avait délégué l'autorité sur toutes les questions de la guerre.

Mais les troupes furent précédées dans la capitale par la nouvelle de la victoire du khalife : aussitôt l'on pavoisa et l'on y reçut le vainqueur en triomphe. Jamais une telle pompe, jamais un tel luxe de puissance et une telle profusion de richesses n'avaient été déployés. Le jeune général défilait à la droite du souverain, qui l'emmena avec lui jusqu'au palais, où il convoqua Nourriture-des-Cœurs, la tante du garçon et dame Zoubayda. Il demanda aux femmes si elles savaient qui était cet adolescent. Mais, elles, à peine leurs regards étaient-ils tombés sur cet étranger qu'elles abaissèrent précipitamment sur leurs traits leur voile de visage, et même qu'elles assortirent leurs gestes de cette protestation : " Pardonne-nous, ô Emir des Croyants, mais ta conduite mérite quelques explications : Comment ? Voilà qu'arrive au palais un jeune inconnu, dont la beauté fait rougir de confusion la pleine lune quand elle se lève à l'horizon, et ta Félicité nous convoque afin que nous nous présentions devant lui ?... ". Le reproche plongea le khalife dans l'hilarité : " Si je vous ai envoyé chercher, expliqua-t-il, c'est justement que je voulais vous le montrer et vous faire trouver qui c'était, et qui était son père, quelqu'un que vous avez bien connu, oui ! Allez, vous pouvez relever votre voile… ". …

Quant à Ghânim et Séduction, que nous avions laissés à la veille de cette prétendue chasse, ils attendirent le retour de leur fils au bout du temps escompté. Ne le voyant pas revenir, ils ne laissèrent nulle place sans la fouiller, et comme leurs efforts pour le retrouver restaient vains, ils tinrent pour assuré que le jeune homme était mort, peut-être dévoré par un fauve. Ce ne furent que pleurs et gémissements sur sa disparition. Les parents étaient en plein deuil lorsque se présentèrent des messagers, qui avaient emprunté, pour aller plus vite, l'itinéraire de la poste, et qu'on signalait à l'entrée de Damas. L'un d'eux, qui était porteur d'une lettre du khalife, demanda à pénétrer auprès du gouverneur, mais on lui en refusa la permission en ces termes : " L'émir Ghânim est en deuil, son fils ayant disparu, et son affliction est si profonde qu'il s'est enfermé depuis cinq jours, ne s'autorisant à voir personne ". A ces mots, le messager répondit au chef des eunuques : " Entre et avertis l'émir Ghânim que je viens de la part de l'Émir des Croyants, et que, dans le courrier que je transporte, il y a une lettre de son fils Beauté-de-la-Religion ".

Le chef des eunuques ne se le fit pas dire deux fois, et vola transmettre la nouvelle à son maître Ghânim, puis à sa maîtresse Séduction. Le père courut vers le messager, lui prit la lettre des mains, et se précipita dans les appartements de sa femme pour lire le message devant elle. Il racontait les exploits de leur fils Beauté-de-la-Religion, sa victoire sur les ennemis du khalife, dont il était devenu le gendre, ayant épousé Soleil-des-Lunes, sa fille. Les parents ne se tenaient plus de joie. Ils vécurent désormais une vie pleine de satisfactions et de prospérité, jusqu'à ce que vînt à leur rencontre Celle qui ruine les plaisirs et disperse les assemblées.
(Les Mille et Une Nuits, Traduction R. Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 380-393)

 

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Analyse de Ghânim, nommé gouverneur de Damas