Cafés philosophiques interculturels de Formidec

Saison 2013-2014



Le clip, place Gabriel Péri, près du café philosophique

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Carte

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Troisième samedi du mois à 15 heures

Centre social, 5, rue Bonnefoi

(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière )

Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

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Programme du café philosophique 2013-2014

Nous nous consacrerons à l'étude des espaces intermédiaires dans les mythes et les contes.

 

Café philosophique interculturel de Formidec
Samedi 19 octobre 2013 à 15 heures
Centre social, 5, rue Bonnefoi
(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière)
Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

I. Espace intermédiaire de l'élan vital créateur entre la mort et la vie

1. Le conte de l'arbre

Dans un pays aride, fut autrefois un arbre prodigieux. Sur la plaine, on ne voyait que lui, largement déployé entre les blés malingres et le vaste ciel bleu. Personne ne savait son âge. On disait qu'il était aussi vieux que la Terre. Des femmes stériles venaient parfois le supplier de les rendre fécondes, des hommes en secret cherchaient auprès de lui des réponses à des questions inexprimables et les loups lui parlaient, certaines nuits sans lune, mais personne jamais ne goûtait à ses fruits.

Ils étaient pourtant magnifiques, si luisants et dorés, le long de ses branches maîtresses pareilles à deux bras offerts dans le feuillage qu'ils attiraient les mains et les bouches des enfants ignorants. Eux seuls osaient les désirer. On leur apprenait alors l'étrange et vieille vérité. La moitié de ces fruits était empoisonnée. Or, tous, bons ou mauvais, étaient d'aspect semblable. Des deux branches ouvertes en haut du tronc énorme l'une portait la mort, l'autre portait la vie, mais on ne savait laquelle nourrissait et laquelle tuait. Et donc on regardait mais on ne touchait pas.

Vint un été trop chaud, puis un automne sec, puis un hiver glacial. Neige et vent emportèrent les granges et les toits des bergeries. Les givres du printemps brûlèrent les bourgeons, et la famine envahit le pays. Seul, sur la plaine, l'arbre demeura imperturbable. Aucun de ses fruits n'avait péri. Malgré les froidures, ils étaient restés en aussi grand nombre que les étoiles du ciel. Les gens, voyant ce vieux père solitaire miraculeusement rescapé des bourrasques, s'approchèrent de lui, indécis et craintifs. Ils interrogèrent son feuillage. Ils n'en eurent pas de réponse. Ils se dirent alors qu'il leur fallait choisir entre le risque de tomber foudroyés, s'ils goûtaient aux merveilles dorées qui luisaient parmi les feuilles, et la certitude de mourir de faim, s'ils n'y goûtaient pas.

Comme ils se laissaient aller en discussions confuses, un homme dont le fils ne vivait plus qu'à peine osa soudain s'avancer d'un pas ferme. Sous la branche de droite, il fit halte, cueillit un fruit, ferma les yeux, le croqua et resta debout, le souffle bienheureux. Alors tous, à sa suite, se bousculèrent et se gorgèrent délicieusement des fruits sains de la branche de droite, qui repoussèrent aussitôt, à peine cueillis, parmi les verdures bruissantes. Les hommes s'en réjouirent infiniment. Huit jours durant, ils festoyèrent, riant de leurs effrois passés.

Ils savaient désormais où étaient les rejetons malfaisants de cet arbre : sur la branche de gauche. Ils la regardèrent d'abord d'un air de défi, puis leur vint une rancune haineuse. A cause de la peur qu'ils avaient eu d'elle ils avaient failli mourir de faim. Ils la jugèrent bientôt inutile que dangereuse. Un enfant étourdi pouvait, un jour, se prendre à des fruits pervers que rien ne distinguait des bons. Ils décidèrent donc de la couper au ras du tronc, ce qu'ils firent avec une joie vengeresse.

Le lendemain, tous les bons fruits de la branche de droite étaient tombés et pourrissaient dans la poussière. L'arbre amputé de sa moitié empoisonnée n'offrait plus au grand soleil qu'un feuillage racorni. Son écorce avait noirci. Les oiseaux l'avaient fui. Il était mort. (Conte de l'Inde, Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse, Ed. du Seuil)


2. Le trésor du menuisier

François fut sans doute, en son temps, le plus fameux des menuisiers d'Orléans. Il était autant habile et vigoureux que de visage franc : l'oeil rieur, les cheveux bouclés en copeaux de chêne, il avait tout pour séduire les femmes et réjouir les compagnies. Pourtant (par quel diable de mystère ?) il ne plaisait à personne et chômait huit jours par semaine, faute de clients. Il était, heureusement, de coeur vivace, et n'avait point de peine à s'occuper, passionné qu'il était de contes prodigieux et de récits extravagants qu'il déclamait à haute voix, près de la fenêtre poussiéreuse de son atelier, tout au long de ses journées oisives. Ses voisins le prenaient pour un fou à l'entendre parler seul, et parfois rugir quand quelque bouleversante beauté le faisait exulter. D'aigres mégères, sur le pas de leur porte, le soupçonnaient même de blasphémer avec le diable qui, comme chacun sait, déborde d'estime louche pour les jeunes désoeuvrés.

En vérité, les seuls véritables démons avec lesquels François avait quelque commerce étaient ses créanciers. Pas de travail, pas d'argent. Notre homme était donc réduit à vivre d'emprunts. Il le fit d'abord d'un coeur léger, puis ses dettes peu à peu s'alourdissant, il se prit de souci, et pour finir d'insurmontable angoisse. Harcelé par tous les usuriers de la ville, sa confiance en sa bonne étoile tomba bientôt en tels lambeaux qu'il se vit poussé au suicide. Le rêveur passionné qu'il était ne put cependant se résoudre à mourir petitement. Il veilla une nuit entière, cherchant à sa vie une fin digne des héros qu'il vénérait et se jouant dans les ténèbres de son lit de fracassantes tragédies. Au matin, il se leva résolu comme un chevalier prêt à défier les pires dragons de la terre. Il avait trouvé comment sortir dignement de ce bas monde. Il vint dans son atelier vide et là, les yeux mi-clos, imagina un beau cercueil, posé sur une longue table à tréteaux. Dans ce cercueil, il se vit couché, mort, les mains croisées sur son ventre, la face blafarde, éclairée par quatre cierges aux flammes droites, plantés aux quatre coins de la table. Puis il se représenta la scène de ses créanciers apparaissant sur le seuil de sa boutique, tous convoqués à la même heure. Il jouit avec délectation de l'inévitable dépit de ces vautours devant leur victime défunte, à jamais insolvable. Il rit pour lui seul, tristement, et se frotta les mains, revigoré par sa vengeance de pauvre hère. Ne restait plus qu'à jouer sans faute la pièce.

Il écrivit une lettre fort appliquée aux usuriers qui lui avaient prêté l'argent. Il leur jura, foi d'honnête homme, qu'ils seraient bientôt payés. " Rendez-vous à mon atelier, leur dit-il, dans dix jours, à midi sonnant. " Dix jours, le temps de profiter encore un peu de l'existence et de fabriquer tranquillement son cercueil. " Fabriquer un cercueil ? Mais avec quelles planches ? " se dit-il, tournant en tous sens sa tête inquiète. Il n'en avait plus une. Il se souvint d'une vieille carcasse de barque échouée au bord de la rivière voisine, et aussitôt se rassura. Habile comme il l'était, il trouverait là de quoi bâtir sa caisse.

A la tombée de la nuit, il s'en fut donc, rasant les murs, vers le fleuve, décarcassa sans bruit l'humide embarcation, chargea sur son épaule quelques lattes à sa mesure, s'en revint chez lui, déposa son fardeau dans sa cave et se mit au travail, à la lueur d'une lanterne sourde.

Le lendemain matin, songeant qu'il n'avait plus à se soucier de l'avenir, il se trouva plus fringant qu'à l'ordinaire. " Dans dix jours, pensa-t-il, je serai mort. Pourquoi donc devrais-je vivre chichement ce temps qui me reste ? " Il s'en fut, sifflant comme un oiseau allègre, festoyer à crédit dans la plus belle taverne de la ville. Trois jours durant, on le vit si content, et menant si grande vie, que l'on se mit à jaser dans les rues de son quartier. " Le voilà fier comme un riche ", se dirent les matrones derrière leurs fenêtres. " Moi, murmura son voisin dans quelques oreilles accueillantes, je l'ai vu rentrer chez lui, chargé d'un fardeau fort lourd et sombre. A l'évidence, il voulait le cacher. Depuis, je l'entends tous les soirs remuer dans sa cave. Je suis sûr (ne le répétez pas) qu'il a découvert un trésor. " Et nul ne confiant qu'en secret ces paroles, le bruit se répandit par la ville avec tant de force que chacun fut bientôt prêt à jurer sur la tête de ses enfants que François, le menuisier, était désormais, par la grâce d'une inavouable découverte, plus fortuné qu'un prince.

Alors ses créanciers commencèrent à regretter d'avoir si méchamment harcelé un homme que sa richesse allait assurément rendre puissant, et donc redoutable. L'un après l'autre, désireux d'apaiser toute possible rancune, ils vinrent, leur lettre reçue à la main, saluer François. Tous le rassurèrent. " Prenez votre temps, lui dirent-ils, le remboursement de votre dette n'a rien de pressé. Jouissez de la vie, que diable, nous ne sommes pas pingres. "

Tous, notables, voisins, compagnons de taverne, recherchèrent bientôt l'amitié de ce bon François. On se souvint qu'il était un artisan habile. Pour lui plaire, on lui confia tout à coup tant d'ouvrage qu'il fut forcé d'engager des ouvriers. Submergé de travaux, il oublia de mourir. Six mois plus tard, il acheta la maison dont il ne pouvait pas payer le loyer, et s'installa dans l'aisance.

Il ne détrompa jamais ceux qui, parce qu'ils le croyaient riche, l'avaient réellement enrichi, au contraire : pour faire croire plus sûrement à son trésor caché, il fit fermer sa cave d'une porte armée de quatre serrures. Elle ne fut ouverte qu'après ses funérailles, au terme d'une longue vie et d'une malicieuse vieillesse. On ne découvrit dans la pénombre qu'un cercueil moisi, posé sur une table branlante. Dans cette caisse vide était le secret de François. Personne ne le sut, et chacun s'en revint déconfit à ses affaires, sans jamais deviner que l'enviable richesse de cet homme simple n'avait eu, pour germe, une lointaine nuit, que son abandon à la mort. (Conte français, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)

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Essai d'analyse de l'arbre

Essai d'analyse du trésor du menuisier

 

Café philosophique interculturel de Formidec
Samedi 16 novembre 2013 à 15 heures
Centre social, 5, rue Bonnefoi
(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière)
Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

 

II. Espace intermédiaire du manque entre moi et l'autre

Rê et Isis

Paroles du dieu qui vint à l'existence de lui-même, qui créa le ciel, la terre et l'eau, le souffle de la vie et le feu, les divinités et les hommes, le bétail, les serpents, les oiseaux et les poissons ; le roi des hommes et des dieux réunis dont les limites vont au-delà des années, et possédant beaucoup de noms, inconnus de celui-ci ou inconnus de celui-là.

Isis était une femme intelligente ; son cœur était plus habile que celui de millions d'hommes ; elle avait plus de discernement qu'un million de dieux ; elle était plus judicieuse qu'un million d'esprits. Elle n'ignorait rien de ce qui était dans le ciel et sur la terre, à l'égal de Rê, qui avait créé ce qui est sur la terre. Mais elle souhaitait, en son cœur, connaître le nom de ce dieu auguste.

Rê, chaque jour, entrait à la tête de son équipage et s'asseyait sur le trône des Deux Horizons. Le grand âge du dieu rendait sa bouche molle ; aussi laissait-il tomber sa salive sur le sol, ou bien il crachait en la jetant à terre. Isis (un jour) la pétrit en ses mains avec la terre sur laquelle elle se trouvait ; elle lui donna la forme d'un serpent sacré, et le modela tel un trait prêt à s'élancer. Mais, devant elle, il ne bougea pas ; aussi put-elle le placer à la croisée des chemins que le dieu auguste avait coutume de suivre, selon son désir, sur le Double Pays.

Le dieu fit son apparition hors des portes de son palais, tandis que les divinités du palais étaient en sa suite, afin de se promener, comme chaque jour. Alors le serpent sacré le mordit, et le feu de la vie sortit de lui, puis l'animal se cacha dans les roseaux. Le dieu ouvrit la bouche et la voix de Sa Majesté atteignit le ciel. Son Ennéade dit : " Qu'est-ce donc ? Qu'est-ce donc ? " ; ses dieux dirent : " Quoi donc ? Quoi donc ? " Il ne pouvait leur répondre, ses lèvres tremblaient, ses membres étaient secoués, car le poison avait pris possession de son corps, de même que le grand Nil charrie tout derrière lui.

Le grand dieu affermit alors son cœur et il appela ceux qui étaient en sa suite : " Venez à moi, vous qui êtes venus à l'existence hors de mon corps, dieux qui êtes issus de moi, afin que je vous fasse connaître ce qui m'est arrivé. Une chose douloureuse m'a mordu. Mon cœur ne la connaît pas, mes yeux ne l'ont pas vue, ma main ne l'a pas faite. Je ne reconnais en elle aucun des éléments de ma création. Mais je n'ai jamais ressenti une souffrance comme celle-là ; il n'y a rien de plus pénible que cela. Je suis un Souverain, fils de Souverain, une semence divine venue à l'existence comme dieu. Je suis le Grand, fils du Grand, celui dont le nom fut pensé par son père. J'ai beaucoup de noms et beaucoup de formes. Ma forme est aussi en chaque dieu. Je suis celui que l'on appelle Atoum et Horus le loué. Mon père et ma mère m'ont dit mon nom, et je l'ai caché en mon corps hors de portée de mes enfants de peur qu'un pouvoir soit donné à un magicien contre moi. Or je sortais pour voir ce que j'avais créé, je me promenais sur le Double Pays que j'avais fait, lorsqu'une chose me mordit que je ne connais point. Ce n'est pas le feu, ce n'est pas l'eau, mais mon cœur brûle, mon corps tremble et mes membres ont froid. Que mes enfants, les dieux me soient amenés, avec des paroles bénéfiques - les dieux qui savent les formules magiques et dont la connaissance atteint le ciel ".

Alors les enfants du dieu vinrent à lui, chacun d'eux se lamentant. Isis s'en vint avec son pouvoir et ses incantations magiques, possédant le souffle de la vie, avec ses incantations magiques pour repousser la maladie, avec ses paroles capables de rendre la vie à une bouche qui étouffe. Elle dit : " Qu'est-ce-donc ? Qu'est-ce donc ? ô mon divin père ! L'un de tes enfants aurait-il levé la tête à ton encontre ? Alors je le ferai tomber grâce à mon pouvoir magique parfait, et je ferai qu'il soit chassé de la vue de tes rayons ".

Le dieu auguste ouvrit la bouche : " En vérité, je marchais sur le chemin, je me prosternais dans le Double Pays, mon cœur souhaitant de revoir ce que j'avais créé, lorsque je fus mordu par un serpent que je n'aperçus même point. Ce n'est pas le feu, ce n'est pas l'eau, mais je suis plus froid que l'eau et plus chaud que le feu ; tout mon corps transpire, et je tremble ; mon regard n'est pas ferme, je ne vois plus ; et le ciel fait que l'eau inonde mon visage comme au temps de l'été ".

Isis répondit : " Dis-moi ton nom, mon divin père ! Car un homme revit lorsqu'il est appelé par son nom ". - " Je suis celui qui a fait le ciel et la terre, qui a lié les montagnes, qui a créé ce qui existe sur eux. Je suis celui qui a fait l'eau, de telle sorte que la vache nommée Mehet-Ouret put venir à l'existence. J'ai fait le taureau pour la vache, de telle sorte que la jouissance sexuelle vînt aussi à l'existence. Je suis celui qui a fait l'empyrée et les mystères des deux horizons, j'ai placé là les ba des dieux. Je suis celui qui fait venir la lumière lorsqu'il ouvre les yeux, et amène l'obscurité lorsqu'il les ferme. L'eau du Nil coule selon son ordre, celui dont les dieux ignorent le nom. Je suis celui qui a fait venir à l'existence les heures et les jours, je suis celui qui a établi la répartition des fêtes de l'année, et qui a créé le fleuve. Je suis celui qui a fait le feu de la vie, afin de donner existence aux œuvres des temples. Je suis Khepri au matin, Rê au zénith, Atoum dans le soir/ "

- Mais cela n'arrêta pas le poison dans sa course, et le grand dieu ne se remettait point.

Isis dit alors à Rê : " Ton nom n'est pas parmi ceux que tu m'as dits. Dis-le-moi donc, et le poison sortira, car un homme revit lorsque son nom est prononcé ".

Le poison brûlait de toute sa brûlure, il était plus fort que la cuisson du feu. Alors Rê dit : " Prête-moi tes oreilles, ma fille Isis, de telle sorte que mon nom passe de mon corps dans ton corps. Le plus divin des dieux l'a caché, pour que ma place soit vaste dans le navire des millions d'années. Lorsqu'il sera sorti de mon cœur, dis-le à ton fils Horus, en le liant par un serment divin, en ayant placé Dieu devant son regard ". Et le grand dieu divulgua son nom auprès d'Isis, la Grande Magicienne.

" Ecoule-toi, poison du scorpion. Sors de Rê et de l'œil d'Horus ! Sors du dieu, ô brûlant, selon mon incantation ! Je suis celle qui agit et je suis celle qui chasse. Va-t-en dedans la terre, puissant poison ! Vois, le grand dieu a divulgué son nom. Rê vit, le poison est mort ! " - Selon les mots d'Isis, la grande magicienne, la maîtresse des dieux, qui connaît Rê par son nom.

Paroles à prononcer sur une image d'Atoum, Horus le loué, une figure d'Isis et une image d'Horus, peintes sur la main du malade et qui doivent être léchées par cet homme. Cela peut être fait aussi sur une bande de lin très fin que l'on placera sur la gorge du malade. Ceci est un procédé pour agir contre le poison du scorpion. Ou bien encore, on pourra agir de même avec de la bière et du vin qui seront bus par l'homme qu'un scorpion a mordu. C'est cela qui détruit le poison. Vraiment efficace, un million de fois.
(Textes sacrés et textes profanes de l'ancienne Egypte II, traductions et commentaires par Claire Lalouette, Connaissance de l'Orient, Gallimard)


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Essai d'analyse de Rê et d'Isis

 

Café philosophique interculturel de Formidec
Samedi 21 décembre 2013 à 15 heures
Centre social, 5, rue Bonnefoi
(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière)
Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

 

III. L'espace intermédiaire du partage entre moi et l'autre

Echange et partage

Un jeune paysan chinois travaille un lopin de terre.
Il le tient d'un Grand Seigneur local.
Il s'épuise à longueur de journée,
Sans réellement gagner sa vie.
Sans doute la loi des choses n'est-elle pas respectée.
"J'irai, dit le jeune paysan, interroger le Dieu de l'Ouest."

Le jeune homme achète des provisions pour sa mère âgée
Et part en direction de l'Inde.
Au bout de quarante-neuf jours,
Il trouve une vieille femme compatissante,
Qui l'héberge pendant trois jours.
On bavarde.
Elle s'intéresse à son projet.
"J'ai aussi, avoue-t-elle,
Une question à poser au Dieu de l'Ouest.
Ma fille est belle et intelligente
Et pourtant elle ne parle pas."
Le jeune homme promet de soumettre sa question au Dieu.

Il continue son pèlerinage.
Quarante neuf jours plus tard,
Un paysan âgé et plein d'expérience,
Lui offre, à son tour, l'hospitalité.
Mêmes confidences, même écoute intéressée.
Une question nouvelle finit par se préciser.
Il faudrait également la soumettre au Dieu.
Pourquoi de nombreux orangers,
Situés près de la maison,
Ne produisent-ils pas de fruits ?
Ils sont pourtant en pleine vigueur
Et couverts de superbes feuilles.

Le pèlerin accumule ainsi les interrogations
Et poursuit son cheminement.
Il arrive finalement vers un immense fleuve
Qu'il ne peut traverser.
Que va-t-il faire ?
Un dragon l'interpelle.
Où va-t-il ? Quel est l'objet de son voyage ?
Le dragon promet de lui faire traverser le fleuve sur son dos.
En échange, le jeune homme devra interroger le Dieu
Sur un problème qui le tracasse depuis longtemps.
Pourquoi ne peut-il pas s'élever dans les airs,
Alors qu'il pratique la vertu depuis mille ans ?
C'est promis, la question sera posée.
Et rapidement le fleuve est traversé.
Plusieurs semaines s'écoulent encore.
Le jeune homme finit par se trouver devant un temple.
Un beau vieillard s'approche de lui
Et lui demande l'objet de sa visite.
Il présente ses interrogations,
Mais le vieillard l'arrête.
"Tu ne peux poser au Dieu qu'un nombre impair de questions.
Tu as quatre questions.
Il te faut sacrifier l'une d'entre elles."
L'épreuve est difficile.
La nuit entière est nécessaire pour réfléchir.
Au petit matin, la décision est prise.
Le jeune Chinois sacrifiera sa propre question.

Les questions sont posées au Dieu
Et les réponses arrivent aussitôt.

Le pèlerin prend la route du retour
Et trouve le fleuve qui l'avait immobilisé à l'aller.
Apparaît alors le dragon,
Curieux de la réponse du Dieu.
Le jeune Chinois lui livre sans détour le message.
"Tu dois faire deux bonnes actions :
Me faire traverser
Et ensuite ôter la perle que tu as sur le front."
La traversée se fait en quelques minutes.
Le dragon s'arrête, pose la perle sur le sol.
Aussitôt, des cornes poussent sur son front
Et il se met à voler.
Se retournant, avant de disparaître,
Il s'adresse au voyageur
Et l'invite à prendre la perle,
En échange de ses services.

Un à deux mois plus tard,
Il rencontre à nouveau le propriétaire d'orangers.
Celui-ci s'inquiète, à son tour, du message de Dieu.
"Il te faut, lui dit son hôte,
Enlever les sacs d'or et d'argent, enfouis sous ta citerne."
Les deux hommes creusent
Et finissent par retirer les sacs camouflés sous la terre.
A peine ont-ils terminé leur ouvrage
Que la citerne se remplit d'eau.
Les arbres sont arrosés
Et se mettent à produire des oranges
D'une exceptionnelle qualité.
Ravi de cette aubaine,
Le propriétaire cède la moitié de son or et de son argent
Au voyageur qui reprend la route.

Ce dernier chemine encore de nombreux jours.
La vieille femme qui l'avait hébergé à l'aller
Est là qui l'attend, à la porte de sa maison.
A peine le voit-elle qu'elle court à sa rencontre
Et l'invite à se reposer à nouveau.
Elle s'enquiert de la réponse au problème de sa fille.
Le Dieu a dit qu'elle parlerait
Le jour où elle deviendrait amoureuse d'un jeune homme.
Là dessus, la jeune fille entre dans la pièce
Où s'échangent les paroles mystérieuses.
Soudain, elle devient rouge et demande :
"Mais qui est ce jeune Chinois ?"
La mère comprend que son drame se dénoue.
Les noces s'organisent dans la joie retrouvée.
Et finalement, la fille quitte sa mère
En compagnie de son nouveau mari,
Muni de sa perle et chargé de sacs d'or et d'argent.

Lorsque le long périple s'achève,
Le jeune voyageur s'étonne de ne pas apercevoir sa mère.
Elle est cloîtrée dans sa demeure.
Elle a renoncé à l'espoir de revoir son fils
Et en a perdu la vue, tant elle a versé de larmes.
Quel désastre après une aventure pleine d'imprévus merveilleux!
Si au moins cette mère pouvait partager le bonheur de son fils!
A peine le jeune homme a-t-il prononcé intérieurement ce souhait
Que les yeux de l'aveugle s'ouvrent.

Il reste encore un souhait à formuler
Pour que la joie soit à son comble.
Si au moins tous les paysans,
Qui travaillent si dur,
Pouvaient gagner leur vie !
Dans la nuit même, tous les grands propriétaires,
Qui ne travaillent pas,
S'endorment à jamais.
Et le conte s'achève.
(Conte chinois - transmis par un Chinois)


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Essai d'analyse d'Echange et partage

 

Café philosophique interculturel de Formidec
Samedi 18 janvier 2014 à 15 heures
Centre social, 5, rue Bonnefoi
(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière)
Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite


IV. Espace intermédiaire du renoncement à la toute-puissance entre le père et son fils, entre Dieu et l'homme

1. Le sacrifice d'Abraham

Après ces événements, il arriva que Dieu éprouva Abraham
Et lui dit : "Abraham ! Abraham !"
Il répondit : "Me voici !"
Dieu dit : "Prends ton fils, ton unique que tu chéris, Isaac,
Et va-t'en au pays de Moriyya,
Et là tu l'offriras en holocauste
Sur une montagne que je t'indiquerai."

Abraham se leva tôt, sella son âne et prit avec lui
Deux de ses serviteurs et son fils Isaac.
Il fendit le bois de l'holocauste
Et se mit en route pour l'endroit que Dieu lui avait dit.
Le troisième jour, Abraham, levant les yeux,
Vit l'endroit de loin.
Abraham dit à ses serviteurs :
"Demeurez ici avec l'âne.
Moi et l'enfant nous irons là-bas,
Nous adorerons et reviendrons vers vous."

Abraham prit le bois de l'holocauste
Et le chargea sur son fils Isaac.
Lui-même prit en mains le feu et le couteau
Et ils s'en allèrent tous deux ensemble.
Isaac s'adressa à son père Abraham et dit :
"Mon père !" Il répondit : "Oui, mon fils!"
- "Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois,
Mais où est l'agneau pour l'holocauste ?"
Abraham répondit : "C'est Dieu qui pourvoira
A l'agneau pour l'holocauste, mon fils."
Et ils s'en allèrent tous deux ensemble.

Quand ils furent arrivés à l'endroit
Que Dieu lui avait indiqué,
Abraham y éleva l'autel et disposa le bois,
Puis il lia son fils Isaac et le mit sur l'autel par-dessus le bois.
Abraham étendit la main
Et saisit le couteau pour immoler son fils.

Mais l'Ange de Yahvé l'appela du ciel et dit :
"Abraham ! Abraham!"
Il répondit : "Me voici !"
L'Ange dit : "N'étends pas la main contre l'enfant !
Ne lui fais aucun mal !
Je sais maintenant que tu crains Dieu :
Tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique."
Abraham leva les yeux et vit un bélier,
Qui s'était pris par les cornes dans un buisson,
Et Abraham alla prendre le bélier
Et l'offrit en holocauste à la place de son fils.
A ce lieu Abraham donna le nom de "Yahvé pourvoit",
En sorte qu'on dit aujourd'hui :
"Sur la montagne, Yahvé pourvoit."

L'Ange de Yahvé appela une seconde fois Abraham du ciel
Et dit : "Je jure par moi-même, parole de Yahvé :
Parce que tu as fait cela, que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique,
Je te comblerai de bénédictions,
Je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel
Et que le sable qui est sur le bord de la mer,
Et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis.
Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre,
Parce que tu m'as obéi."

Abraham revint vers ses serviteurs
Et ils se mirent en route ensemble pour Bersabée.
Abraham résida à Bersabée.
(Bible de Jérusalem, Genèse, 22, 1-19)

 

2. La lutte de Jacob avec Dieu

Cette même nuit, Jacob se leva,
Prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants
Et passa le gué du Yabboq.
Il les prit et leur fit passer le torrent,
Et il fit passer aussi tout ce qu'il possédait.
Et Jacob resta seul.

Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore.
Voyant qu'il ne le maîtrisait pas,
Il le frappa à l'emboîture de la hanche,
Et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui.
Il dit : " Lâche-moi car l'aurore est levée ",
Mais Jacob répondit :
" Je ne te lâcherai pas, que tu ne m'aies béni ".
Il lui demanda : " Quel est ton nom ? "
" Jacob, répondit-il ".
Il reprit :
" On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël,
Car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes
Et tu l'as emporté ".
Jacob fit cette demande : " Révèle-moi ton nom, je te prie ",
Mais il répondit :
" Et, pourquoi me demandes-tu mon nom ? "
Et, là même, il le bénit.

Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel,
" Car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve ".
Au lever du soleil, il avait passé Penuel
Et il boitait de la hanche.
C'est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu'à ce jour,
Le nerf sciatique, qui est à l'emboîture de la hanche,
Parce qu'il avait frappé Jacob
À l'emboîture de la hanche, au nerf sciatique.
( Genèse, 32, 23-33)


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Essai d'analyse du sacrifice d'Abraham

Essai d'analyse de la lutte de Jacobe avec Dieu

 

Café philosophique interculturel de Formidec
Samedi 15 février 2014 à 15 heures
Centre social, 5, rue Bonnefoi
(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière)
Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

V. Espace intermédiaire du désir entre la femme et l'homme

Comment se rencontrèrent les hommes et les femmes

Qui créa le monde ? Vieil Homme. Il fit bien toutes choses sauf une, qu'il fit mal. Dans un village, il mit les hommes (avec les hommes il habita) et dans un autre il mit les femmes. Il mit entre eux une forêt. Hommes et femmes ainsi vécurent, chacun chez soi, chacun pour soi, les hommes ignorant l'existence des femmes, les femmes ignorant l'existence des hommes.

Leur vie d'abord fut en tout point semblable. Armés de presque rien, de bâtons, de cailloux, ils chassèrent le buffle, ils firent de leurs peaux des vêtements grossiers et se nourrirent de viande crue, de rien d'autre, car en ces temps lointains aucun d'eux ne savait que les fruits, le maïs, les légumes étaient bons.

Plus tard, beaucoup plus tard, les hommes apprirent à tendre des arcs et à tailler des flèches, les femmes à tanner et à assouplir le cuir. Elles en couvrirent leurs tentes, puis s'en firent des robes ornées de belles pierres et de piquants de hérissons. Alors Vieil Homme un jour dans sa hutte de branches prit sa tête à deux mains et se dit : " Ma création pourrait être meilleure. J'ai mis hommes et femmes en des lieux séparés. J'ai eu tort. Il y a là ni plaisir ni chance de bonheur. En vérité, il faudrait qu'ils s'unissent, afin que naissent d'autres êtres. Et il faudrait que cette union soit tant agréable qu'aucun n'y puisse résister, sinon ils resteront chacun de son côté. Qui doit donner l'exemple ? C'est moi bien sûr, c'est moi, pauvre vieux fatigué ! "

Vieil homme s'en fut donc où les femmes vivaient. Au sortir de la forêt, de derrière un buisson il observa longtemps, dans le pré, leur village. " Comme leurs tentes sont lisses et hautes, comme leurs robes sont belles ! se dit-il. Quels grossiers arriérés nous sommes, pauvres hommes, nous qui n'avons pour toit que des branches mal jointes, et pour tout vêtement que du cuir brut et puant ! Il faut que cela change. Il faut absolument qu'elles viennent chez nous. " Le Vieux s'en retourna au village des hommes et conta ce qu'il avait vu. Chacun s'extasia et tous dirent ensemble : " Allons à leur rencontre ! Unissons-nous à elles ! - Outre qu'elles ont ce qui nous fait envie, dit encore Vieil Homme, vous trouverez aussi à caresser leur corps une sensation neuve et plus agréable que vous ne sauriez imaginer. Attendons quelque temps. A la belle saison, nous irons tous les voir ".

Comme il parlait ainsi, Vieille Femme étonnée découvrait dans le bois les empreintes de pas qu'avait laissées Vieil Homme. Elle suivit ces traces, chemina quatre jours, aperçut dans un pré un camp de huttes basses. C'était celui des hommes. Elle les épia puis s'en revint chez elle et dit à ses compagnes : " Il y a là-bas un lieu où vivent des humains. Ils sont plus grands que nous. Ils sont plus forts aussi. Ils possèdent des armes et tuent tant de gibier qu'ils ne connaissent pas comme nous la famine. " Les femmes émerveillées répondirent : " Si nous vivions comme eux, quel bonheur ce serait ! "

Un jour, comme elles allaient, rêveuses, à leur travail (c'était le premier jour de la saison nouvelle), les hommes apparurent au bord de la forêt. Ils s'approchèrent d'elles. Ils étaient tous vêtus de lambeaux de cuir brut. Leur peau était crasseuse, leurs cheveux hirsutes. Ils puaient. Elles dirent : " Ces êtres-là sont-ils des humains ou des bêtes ? Ils sont sales comme des porcs. Ils empestent ". Vieille Femme cria : " Allez-vous-en d'ici ! - Allez-vous-en d'ici ! " braillèrent ses compagnes en jetant des cailloux, des branches, de la boue à leurs faces barbues. En hâte, ils reculèrent, revinrent dans le bois. Leur Vieux leur dit alors : " J'ai bien fait de planter leur village loin de chez nous. Ces femmes sont cruelles. Je vais peut-être bien les jeter hors du monde ". Il ramena ses hommes et tous s'en retournèrent.

Dès qu'ils furent partis, Vieille Femme se retira dans sa tente de buffle, s'assit sur un tapis, resta la tête basse quatre jours pleins à réfléchir, puis elle se dit : " Nous aurions dû tenter d'aider ces pauvres êtres. Nous avons été sottes, orgueilleuses, méchantes. Pourquoi ne pas aller vers eux tout humblement, vêtues comme ils le sont, aussi crasseuses qu'eux ? Nos beaux habits les intimident. Il faut que nous soyons comme ils se voient eux-mêmes. "

Vieil Homme revenu dans sa hutte de branches au même instant pensait : " Peut-être sommes- nous des êtres repoussants. Peut-être est-ce pour cela que les femmes nous ont chassés comme des chiens errants. Peut-être, serait-ce une bonne idée de nous laver et de nous vêtir aussi bien que possible avant de revenir les voir ". Il alla se baigner au pied d'une cascade, peigna sa chevelure, l'orna de plumes d'aigle et s'habilla de daim. Quand ses compagnons le virent ainsi s'avancer parmi eux : " Vieil Homme, dirent-ils, tu es beau comme un astre ! - Décrassez votre corps, rasez votre figure, habillez-vous de peau souple et douce au toucher, et retournons ensemble au village des femmes, leur dit Vieil Homme ".

Le jour même, ils se mirent en route. Quand ils y arrivèrent, ils ne virent partout que des mégères sales. Toutes s'étaient vêtues de peaux de chèvre souillées de sang caillé, leurs joues étaient boueuses, leurs nattes emmêlées. Ainsi, pour plaire aux hommes s'étaient-elles enlaidies. " Horreur ! dirent-ils tous. Quelles affreuses bêtes ! - En vérité, dit Vieil Homme, elles sont infréquentables. Fuyons frères, fuyons avant que leurs guenilles sanglantes n'aient gâché nos ornements ! "

" Apparemment, nous faisons tout de travers, ronchonna Vieille Femme en les regardant fuir. Et pourtant, je le sens, nous devons nous unir à ces êtres bizarres, car ils ont Dieu sait quoi qui nous fait grande envie, nous avons Dieu sait quoi qu'ils aimeraient avoir, et ces deux Dieu sait quoi devraient aller ensemble. Femmes, essayons encore de les amadouer. Allons nous faire une beauté. " Elles allèrent à la rivière, et leurs cheveux lavés furent bientôt tressés, ornés de coquillages, de cordons colorés. Puis elles se vêtirent de robes de daim blanc, mirent autour du cou des colliers de graines multicolores, aux poignets des bracelets d'écaille, se chaussèrent enfin de mocassins souples. Ainsi parées elles prirent le chemin du village des hommes.

Vieil Homme dans sa hutte était de mauvaise humeur. Plus rien ne lui plaisait. Il mangeait sans envie, faisait des rêves troubles. Pour un rien il hurlait. Et tous, autour de lui, étaient comme il était : pâles, les joues creusées, négligés et fiévreux. Le Vieux, voyant ainsi dépérir sa tribu, se dit : " Ils ont été déçus par ces créatures imprévisibles. Un jour elles sont crasseuses, un autre jour cruelles. Ils les espéraient belles, accueillantes et tendres. Pourquoi diable se sont-elles enlaidies ? Il doit y avoir une raison à cela ". Comme il pensait ainsi, il entendit dehors crier les sentinelles. Il sortit. " Une troupe de femmes marche sur notre camp ! hurlait-on çà et là. Gare, elles sont féroces ! Tous à vos arcs, vos flèches, vos lances, vos épieux ! - Du calme dit Vieil Homme. Il étendit ses mains. Les guerriers alentour cessèrent de courir. Alors il dit encore : " Je crois que j'ai compris. Allez à la cascade et lavez votre corps. Frottez vos muscles d'huile, parfumez-vous d'encens et coiffez votre front de plumage brillant ". Lui-même se vêtit de ses plus beaux habits, mit sa grande coiffure, son collier de dents d'ours, puis entraîna ses frères à l'entrée du village. Ils attendirent là, en silence, les femmes.

Elles sortirent du bois en chantant et riant. Leurs robes de daim blanc étaient éblouissantes. Leurs parures étaient comme des arcs-en-ciel. Vieil Homme émerveillé dit à ses compagnons : " Voyez-vous ce que je vois ? " Les hommes répondirent : " Courons à leur rencontre, nos coeurs dans nos poitrines sont comme des pur-sang, ils bondissent, ils s'emballent, ils vont nous échapper ! Tandis qu'ils parlaient ainsi, Vieille Femme disait à ses compagnes : " Regardez ces êtres. Ne sont-ils pas superbes ? Leur rudesse me plaît. Leur voix rauque m'émeut. Ne les effrayons pas. Allons vers eux sans hâte ". Vieil Homme et Vieille Femme s'avancèrent l'un vers l'autre. Quand ils furent face à face, le Vieux dit : " Parlons ensemble à l'écart de nos gens. - Je te suis, lui dit-elle ". Ils allèrent sous les arbres. Là ils se regardèrent. Ils se trouvèrent beaux. " J'aimerais découvrir avec toi un plaisir inconnu et secret, dit Vieil Homme. - C'est une bonne idée, répondit Vieille Femme. - Peut-être faudrait-il nous allonger, dit Vieil Homme. - Peut-être faudrait-il, dit-elle. " Ils s'allongèrent. Plus tard, Vieil Homme dit : " Jamais je n'aurais cru me sentir aussi bien. - C'est trop beau, c'est trop bon pour être mis en mots, répondit Vieille Femme en s'étirant dans l'herbe. - Allons apprendre aux autres ce que nous avons découvert, dit Vieil Homme ". Ils retournèrent au village, le coeur léger, les jambes lentes. Ils n'y trouvèrent personne. Les hommes et les femmes s'en étaient tous allés, chaque couple en son lieu. " Nous n'aurons pas à les instruire, dit Vieil Homme. Ils ont trouvé tout seuls. "

Quand les hommes et les femmes s'en revinrent au camp, ils souriaient. Leurs yeux souriaient. Leurs lèvres souriaient. Leurs corps mêmes semblaient sourire. Les femmes au village des hommes apportèrent tout ce qu'elles avaient, tout ce qu'elles savaient, l'art de tanner le cuir et de le décorer, de faire la cuisine, de tisser des tapis, des couvertures chaudes. Les hommes chassèrent pour elles. Ainsi vint l'amour. Ainsi vint le bonheur. Ainsi vinrent les épousailles. Ainsi vinrent les enfants. (Conte des Indiens d'Amérique du Nord, Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse, Ed. du Seuil)


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VI. L'espace intermédiaire de la pulsion créatrice artistique entre l'invisible et le visible, entre le rêve et la réalité

1. Les meilleurs peintres

Les Persans racontent qu'un concours de peinture fut organisé,
Un jour, entre deux groupes d'artistes.
Les uns étaient chinois, les autres byzantins.
Ils vivaient à la cour du même prince
Et ne cessaient de rivaliser.

Le prince décida donc de les opposer en un concours.

Les deux groupes de peintres furent placés dans une salle
Qu'un rideau séparait en deux espaces égaux,
Et chargés de décorer deux murs se faisant face.

Les Chinois réclamèrent une grande quantité de brosses,
De pinceaux et de couleurs de toutes sortes.

Les peintres byzantins, à la surprise générale, ne demandèrent rien.

Au jour de la présentation, le roi vint avec toute sa cour.
On dévoila d'abord les fresques chinoises et chacun fut émerveillé.
On y vit un travail insurpassable.

Alors on découvrit le mur des Byzantins
Et on vit, sur ce mur, mais inversées, les même figures
Et les mêmes couleurs que sur le mur peint par les Chinois.
Les Byzantins s'étaient contentés de polir sans relâche leur mur,
Au point de le rendre pareil à un mur étincelant.

Les peintures des Chinois se reflétaient dans ce mur
Sans souffrir des aspérités du mur lui-même
Et des défauts ineffaçables de la matière.
Les images y gagnaient une pureté, une grâce,
Une légèreté d'autant plus belles qu'on ne pouvait pas les atteindre.
(Le cercle des menteurs, J. - C. Carrière)


2. La broderie

Il était une femme si pauvre qu'elle n'avait devant sa porte pas même une chèvre, pas même un jardon potager. Elle était veuve, elle habitait avec ses trois fils une petite maison bâtie de pierres sèches, au bout d'un village bourbeux, gris et rude. Un sentier grimpait parmi les cailloux et l'herbe rare vers les neiges éternelles. C'était là son paysage familier.

Cette femme tissait et brodait merveilleusement. Tous les jours, de l'aube au crépuscule, elle inventait en fils de soie multicolores des fleurs, des oiseaux, des animaux sur des tissus blancs. Ces broderies, elle allait les échanger de temps en temps contre quelques poignées de riz, au marché de la ville voisine. Ainsi elle gagnait assez pour survivre et nourrir ses enfants.

Une nuit, dans son sommeil, une lumière merveilleuse s'allume dans sa tête. Elle rêve qu'elle s'avance dans un village qui ressemble au sien. Pourtant il est infiniment plus beau : les maisons sont à trois étages, fièrement bâties au milieu de jardins peuplés d'oiseaux, d'arbres fruitiers, de fleurs et de légumes magnifiques. Un ruisseau transparent bondit parmi des rochers moussus. Au loin, sur la montagne, grimpent des pâturages, des moutons, des vaches au poil luisant. La pauvre femme, devant ce paysage, reste longtemps éblouie comme une enfant naïve, puis elle s'éveille sur son lit troué, dans sa maison froide. Elle se lève, sort devant sa porte. Une folle envie envahit tout à coup son coeur et son esprit : broder son rêve sur un tissu de laine avant qu'il ne s'efface de sa mémoire. Le jour même, elle se met à l'ouvrage, assise au coin du feu. Trois ans durant, elle travaille obstinément, jour et nuit, dormant à peine quelques heures avant l'aube. Au soir tombé, elle allume une torche et se penche sur son ouvrage. Ses yeux irrités pleurent. Qu'importe : ses larmes, elle les brode, elle fait d'elles le ruisseau bondissant qui traverse le village rêvé. La deuxième année, les yeux de la pauvre femme sont tellement usés qu'ils saignent, et, de ses larmes rouges tombées sur le tissu, elle fait des fleurs dans les jardins et le soleil de cuivre éblouissant dans le ciel. Au dernier matin de la troisième année, l'ouvrage est fini. Le paysage brodé est exactement semblable à celui qu'elle a vu en rêve. Elle contemple les maisons à trois étages, les jardins - pas un fruit ne manque aux arbres - le ruisseau, les moutons, les buffles dans le pâturage de la montagne, les oiseaux traversant le ciel. Elle est heureuse. Elle appelle ses trois fils : " Regardez, dit-elle fièrement ". Les enfants n'ont jamais rien vu d'aussi beau. Ils s'extasient. " Allons à la lumière du jour, nous verrons mieux. " Ils sortent devant la porte et déposent le grand carré de tissu brodé sur un rocher, en plein soleil. Ils s'éloignent un peu pour mieux le voir. Mais voici qu'un coup de vent subit traverse le village, siffle dans les buissons, couche les touffes d'herbe. Il emporte la broderie merveilleuse, comme une voile, comme un oiseau aux vastes ailes avant que la mère et les enfants affolés aient eu le temps de la retenir. La pauvre femme, les bras au ciel, pousse un grand cri et tombe évanouie. Ses fils la portent dans la maison, la couchent sur son lit, la raniment, puis ils vont courir la montagne, jusqu'à la nuit, et le lendemain tout le jour, à la recherche du chef d'oeuvre envolé. Ils rentrent au soir bredouilles, désolés, épuisés.

Alors leur mère commence à dépérir. Elle ne veut plus manger, elle ne peut plus travailler, elle se meurt, lentement. Ses fils, tous les soirs, gémissent à son chevet. Un jour enfin, elle dit à l'aîné : " Il faut que tu retrouves ma broderie perdue. Pars à sa recherche. Si dans un an tu n'es pas revenu, tu ne me reverras pas vivante ".

Le lendemain, à l'aube, l'aîné chausse ses sandales et s'en va. Un an passe, il ne revient pas. Sa mère, maintenant, est maigre comme la Mort. Elle ne parle plus guère. Un matin, elle dit pourtant à son deuxième fils : " Mon enfant, puisque ton frère nous a oubliés, il est temps que tu partes à ton tour. Va chercher l'image que j'ai brodée, trois ans durant. Si, dans un an, tu n'es pas revenu... Elle hoche la tête, deux larmes ruissellent sur ses joues. Son deuxième enfant s'en va. Il se perd lui aussi. Alors sa mère appelle son troisième fils et lui dit : " Je suis faible comme une mouche. Je ne résisterai plus longtemps. Va, et si tu as pitié de moi, ne m'oublie pas.

Son troisième fils, qui s'appelle Losang, s'en va vers le soleil levant, comme ses frères. Il marche longtemps, traverse des vallées, gravit des montagnes. Il se nourrit de fruits sauvages, il boit l'eau des sources et s'endort au creux des rochers quand la fatigue le fait trébucher. Enfin, un matin, il parvient devant une vaste plaine verte. Le ciel est limpide. Un vent léger courbe l'herbe haute. Au loin, il aperçoit une maison de pierre, assez semblable à celles de son village. Devant cette maison, un cheval étrangement immobile, la bouche ouverte, tend le cou vers un tas de fourrage. Losang s'approche : " Pourquoi cet animal ne mange-t-il pas sa pitance ? se dit-il. On dirait une statue. Il s'approche encore et s'arrête, bouche bée. Le cheval est en pierre. Il le contemple un moment. Alors, sur le seuil de la maison apparaît une vieille femme souriante, qui lui dit : " Je t'attendais mon fils, je sais ce que tu cherches : le carré de laine sur lequel ta mère a brodé un paysage vu en rêve. Oh, je n'ai aucun mérite à savoir cela, tes deux frères m'ont tout raconté. L'un après l'autre, ils sont passés par ici avant toi. Je leur ai conseillé de ne pas aller plus loin, car le chemin qui conduit à la broderie merveilleuse est très malaisé. Je leur ai dit : " Si vous voulez rentrer chez vous, je vous donne pour la route un coffret plein de pièces d'or ". Ils ont accepté. Ils sont partis vivre en ville. Et toi, garçon, que feras-tu ? - Moi, répond Losang, je n'ai que faire de ton or. Je veux retrouver le paysage brodé par ma mère sur le carré de laine. Si tu connais le chemin que je dois suivre, aide-moi. - Ecoute, dit la vieille. Ce n'est pas un coup de vent ordinaire qui a emporté le carré de tissu brodé. Ce sont les fées de la montagne ensoleillée qui l'ont pris. Elles l'ont trouvé tellement beau qu'elles ont voulu broder le même. Or, tu ne peux arriver au pays des fées, sur la montagne ensoleillée, qu'en chevauchant ce cheval. - Il est pierre, dit Losang. - Peu importe, répond la vieille. Le cheval reprendra vie si tu plantes dans ses gencives tes propres dents, afin qu'il puisse manger dix brins de fourrage. Si tu veux, je peux t'aider, je peux arracher ta mâchoire. Non ? Nous verrons, tout à l'heure. Sur ce cheval, tu devras traverser les flammes d'un volcan, les crevasses d'un glacier, et les tempêtes d'un océan. Alors tu trouveras la montagne ensoleillée ". Ainsi parle la vieille.

Aussitôt Losang prend un caillou et se brise les dents. Il les plante dans la gueule ouverte du cheval. Le cheval grignote dix brins de fourrage. Le voilà, tout à coup fringant comme un pur-sang. Losang monte en croupe, salue la vieille et s'en va. Chevauchant, il parvient dans un désert de rochers noirs. Sur ce désert, se dresse une montagne de feu. Il pousse son cheval dans les flammes. Il étouffe, il brûle, le dos courbé dans la fournaise, il va succomber, à bout de forces. Le cheval bondit hors du feu. Losang chevauche encore un jour et une nuit, sur une plaine blanche. Alors il voit devant lui un glacier étincelant. Il le traverse, grelottant, s'écorchant aux rocs transparents, tranchants comme des couteaux. Au bout de ce glacier, voici l'océan immense et gris. Losang plonge dans les vagues avec son cheval. Il s'épuise contre une tempête rugissante. Combien de temps ? Il ne sait. Enfin, un matin, il voit devant lui dressée une montagne verte, ensoleillée, merveilleuse.

Il découvre les fées dans une prairie. Elles sont assises en rond, penchées sur des broderies multicolores. Au milieu d'elles, sur l'herbe, est posé le carré de tissu brodé, depuis si longtemps perdu. Les fées accueillent Losang avec affection. Elles sont belles. La plus jeune l'émeut beaucoup. Elle dit au jeune homme : " Nous savons ce que tu es venu chercher. Tu pourras emporter l'ouvrage de ta mère, demain matin, car nous n'avons pas encore fini de le recopier. D'ici là, tu es notre invité. Losang, jusqu'au soir, se promène sur la montagne ensoleillée bavardant avec la jeune fée. Au crépuscule, elle lui dit : " Nous allons nous séparer. Mais je veux d'abord te faire un cadeau ". Elle prend un fil d'or, se penche sur le paysage rêvé par la vieille mère, brode sa silhouette de fée au bord du ruisseau qui traverse l'image et disparaît.

Le lendemain, Losang s'en va, emportant ce qu'il est venu chercher. Il arrive dans son village, après longtemps de chevauchée. Il bondit dans sa maison : " Mère, regarde, dit-il en triomphant ". Il déroule carré de tissu. La broderie est tellement belle que la maison en est illuminée. Sa mère tremble, tant elle est heureuse. " Allons au soleil, dit-elle, devant la porte, nous le verrons mieux. " Ils sortent. Alors un coup de vent arrache l'ouvrage des mains de Losang. Mais cette fois, par un étrange prodige, il ne l'emporte pas au loin, il l'étend. Le paysage brodé s'agrandit tant qu'il recouvre bientôt le vieux paysage familier. Il prend vie. Voici la montagne couverte de troupeaux, et les maisons à trois étages, et les jardins. Au bord du ruisseau où bondit l'eau fraîche, une jeune fille est penchée. Losang court vers elle. C'est la plus jeune des fées qui a brodé sa silhouette sur le paysage. Ils s'embrassent, en riant. Quelques jours plus tard, ils se marient. Losang, entre sa femme fée et sa mère, vécut heureux sous le soleil clair. (Conte tibétain, Henri Gougaud, L'arbre à soleils, Ed. du seuil)


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Essai d'analyse des meilleurs peintres

Essai d'analyse de la broderie

 

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VII. L'espace intermédiaire de l'écoute entre la violence et la parole

1. Caïn et Abel

L'homme connut Eve, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn
Et elle dit : "J'ai acquis un homme de par Yahvé".
Elle donna aussi le jour à Abel, frère de Caïn.
Or Abel devint pasteur de petit bétail
Et Caïn cultivait le sol.
Le temps passa et il advint que Caïn présenta
Des produits du sol en offrande à Yahvé,
Et qu'Abel, de son côté, offrit des premiers nés de son troupeau
Et même leur graisse.
Or Yahvé agréa Abel et son offrande.
Mais il n'agréa pas Caïn et son offrande
Et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu.
Yahvé dit à Caïn : "Pourquoi es-tu irrité
Et pourquoi ton visage est-il abattu ?
Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ?
Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas à la porte,
Une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ?"
Cependant Caïn dit à son frère Abel : "Allons dehors".
Et, comme ils étaient en pleine campagne,
Caïn se jeta sur son frère et le tua.

Yahvé dit à Caïn : "Où est ton frère Abel ?"
Il répondit : "Je ne sais pas.
Suis-je le gardien de mon frère ?"
Yahvé reprit : "Qu'as-tu fait ?
Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol.
Maintenant, sois maudit et chassé du sol fertile,
Qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit :
Tu seras un errant parcourant la terre."
Alors Caïn dit à Yahvé : "Ma peine est trop lourde à porter.
Vois ! tu me bannis aujourd'hui du sol fertile,
Je devrai me cacher loin de ta face
Et je serai un errant parcourant la terre :
Mais le premier venu me tuera !"
Yahvé lui répondit : "Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn,
On le vengera sept fois" et Yahvé mit un signe sur Caïn,
Afin que le premier venu ne le frappât point.
Caïn se retira de la présence de Yahvé
Et séjourna au pays de Nod, à l'orient d'Eden.
(Genèse, 4, 1-16)


2. La parole


Il était une fois un pêcheur nommé Drid. C'était un homme de bonne fréquentation. Il était vigoureux, d'allure franche et son oeil, quand il riait, était aussi vif que le soleil. Or, voici ce qui lui advint.

Un matin, comme il allait le long de la plage, son filet sur l'épaule, la tête dans le vent et les pieds dans le sable mouillé à la lisière des vagues, il rencontra sur son chemin un crâne humain. Ce misérable relief d'homme posé sur les algues sèches excita aussitôt son humeur joyeuse et bavarde. Il s'arrêta devant lui, se pencha et dit : " Crâne, pauvre crâne, qui t'a conduit ici ? " Il rit, n'espérant aucune réponse. Pourtant les mâchoires blanchies s'ouvrirent dans un mauvais grincement et il entendit ce simple mot : " La parole ". Il fit un bond en arrière, resta un moment à l'affût comme un animal épouvanté, puis voyant cette tête de vieux mort aussi immobile et inoffensive qu'un caillou, il pensa avoir été trompé par quelque sournoiserie de la brise, se rapprocha prudemment et répéta, la voix tremblante, sa question : " Crâne, pauvre crâne, qui t'a conduit ici ? - La parole ", répondit l'interpellé avec, cette fois, un rien d'impatience douloureuse, et une indiscutable netteté.

Alors Drid se prit à deux poings la gorge, poussa un cri d'effroi, recula, les yeux écarquillés, tourna les talons et s'en fut, les bras au ciel, comme si mille diables étaient à ses trousses. Il courut ainsi jusqu'à son village, le traversa, entra en coup de bourrasque dans la case de son roi. Cet homme de haut vol, majestueusement attablé, était en train de déguster son porcelet matinal. Drid tomba à ses pieds, tout suant et soufflant. " Roi, dit-il, sur la plage, là-bas est un crâne qui parle. - Un crâne qui parle ! s'exclama le roi. Homme es-tu soûl ? " Il partit d'un rire rugissant, tandis que Drid protestait avec humilité : " Soûl, moi ? Je n'ai bu, depuis hier, qu'une calebasse de lait de chèvre, roi vénéré, je te supplie de me croire, et j'ose à nouveau affirmer que j'ai rencontré tout à l'heure, comme j'allais à la pêche quotidienne, un crâne aussi franchement parlant que n'importe quel vivant. - Je n'en crois rien, répondit le roi. Cependant, il se peut que tu dises vrai. Dans ce cas, je ne veux pas risquer de me trouver le dernier à voir et entendre ce bout de mort considérable. Mais je te préviens : si par égarement ou malignité tu t'es laissé aller à me conter une baliverne, homme de rien, tu le paieras de ta tête ! - Je ne crains pas ta colère, roi parfait, car je sais bien que je n'ai pas menti, bafouilla Drid, courant déjà vers la porte. Le roi se pourlécha les doigts, décrocha son sabre, le mit à sa ceinture et s'en fut trottant derrière sa bedaine, avec Drid le pêcheur.

Ils cheminèrent le long de la mer jusqu'à la brassée d'algues où était le crâne. Drid se pencha sur lui, et caressant aimablement son front rocheux : " Crâne, dit-il, voici devant toi le roi de mon village. Daigne, s'il te plaît, lui dire quelques mots de bienvenue. Aucun son ne sortit de la mâchoire d'os. Drid s'agenouilla, le coeur soudain battant. " Crâne, par pitié, parle. Notre roi a l'oreille fine, un murmure lui suffira. Dis-lui, je t'en conjure, qui t'a conduit ici. " Le crâne miraculeux ne parut pas plus entendre qu'un crâne vulgaire, resta aussi sottement posé que le plus médiocre des crânes, aussi muet qu'un crâne imperturbablement installé dans sa définitive condition de crâne, au grand soleil, parmi les algues sèches. Bref, il se tut obstinément. Le roi, fort agacé d'avoir été dérangé pour rien, fit une grimace de dédain, tira son sabre de sa ceinture. " Maudit menteur, dit-il. " Et, sans autre jugement, d'un coup sifflant, il trancha la tête de Drid. Après quoi, il s'en revint, en grommelant, à ses affaires de roi, le long des vagues. Alors, tandis qu'il s'éloignait, le crâne ouvrit enfin ses mâchoires grinçantes et dit à la tête du pêcheur qui, roulant sur le sable, venait de s'accoler à sa joue creuse : " Tête, pauvre tête, qui t'a conduit ici ? " La bouche de Drid s'ouvrit, la langue de Drid sortit entre ses dents et la voix de Drid répondit : " La parole ". (Conte d'Afrique noire, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)

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Essai d'analyse de Caïn et d'Abel

Essai d'analyse de la parole


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VIII. Espace intermédiaire de la pulsion de vérité entre l'écriture et la parole

1. Le jugement de Salomon

Deux prostituées vinrent vers le roi et se tinrent devant lui.
L'une des femmes dit : " S'il te plaît, Monseigneur !
Moi et cette femme, nous habitons la même maison
Et j'ai eu un enfant alors qu'elle était dans la maison.
Il est arrivé que le troisième jour, après ma délivrance,
Cette femme aussi a eu un enfant.
Nous étions ensemble.
Il n'y avait pas d'étranger dans la maison,
Rien que nous deux dans la maison.
Or le fils de cette femme est mort une nuit
Parce qu'elle s'était couchée sur lui.
Elle se leva au milieu de la nuit,
Prit mon fils d'à côté de moi, pendant que ta servante dormait.
Elle le mit sur son sein et son fils mort elle le mit sur mon sein.
Je me levai pour allaiter mon fils,
Et voici qu'il était mort !
Mais, au matin, je l'examinai,
Et voici que ce n'était pas mon fils que j'avais enfanté ! "
Alors, l'autre femme dit : " Ce n'est pas vrai !
Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant ! "

Elles se disputaient devant le roi qui prononça :
" Celle-ci dit : " Voici mon fils et c'est ton fils qui est mort ! "
Celle-là dit : " Ce n'est pas vrai !
Ton fils est celui qui est mort et mon fils est celui qui est vivant ! "
" Apportez-moi une épée, " ordonne le roi.
Et on apporta l'épée devant le roi, qui dit :
" Partagez l'enfant vivant en deux
et donnez la moitié à l'une et la moitié à l'autre. "
Alors la femme dont le fils était vivant s'adressa au roi,
Car sa pitié s'était enflammée pour son fils et elle dit :
" S'il te plaît Monseigneur !
qu'on lui donne l'enfant, qu'on ne le tue pas ! "
Mais celle-là disait :
" Il ne sera ni à moi ni à toi, partagez ! "

Alors le roi prit la parole et dit :
" Donnez l'enfant à la première, ne le tuez pas.
C'est elle la mère ! "
Tout Israël apprit le jugement qu'avait rendu le roi.
Ils révérèrent le roi car ils virent
Qu'il y avait en lui une sagesse divine pour rendre la justice.
(Bible de Jérusalem, I Rois, 3, 16-28))


2. Le nom

Il était une fois un village qui n'avait pas de nom. Personne ne l'avait jamais présenté au monde. Personne n'avait jamais présenté la parole par laquelle une somme de maisons, un écheveau de ruelles, d'empreintes, de souvenirs sont désignés à l'affection des gens et à la bienveillance de Dieu. On ne l'appelait même pas " le village sans nom ", car ainsi nommé, il se serait aussitôt vêtu de mélancolie, de secret, de mystère, d'habitants crépusculaires, et il aurait pris place dans l'entendement des hommes. Il aurait eu un nom. Or, rien ne le distinguait des autres, et pourtant il n'était en rien leur parent, car seul il était dépourvu de ce mot sans lequel il n'est pas de halte sûre. Les femmes qui l'habitaient n'avaient pas d'enfants. Personne ne savait pourquoi. Pourtant nul n'avait jamais songé à aller vivre ailleurs, car c'était vraiment un bel endroit que ce village. Rien n'y manquait et la lumière y était belle.

Or, il advint qu'un jour une jeune femme de cette assemblée de cases s'en fut en chantant par la brousse voisine. Personne, avant elle, n'avait eu l'idée de laisser aller ainsi les musiques de son coeur. Comme elle ramassait du bois et cueillait des fruits, elle entendit soudain un oiseau répondre à son chant dans le feuillage. Elle leva la tête, étonnée, contente. " Oiseau, s'écria-t-elle, comme ta voix est heureuse et bienfaisante ! Dis-moi ton nom que nous le chantions ensemble ! " L'oiseau voleta de branche en branche parmi les feuilles bruissantes, se percha à portée de main et répondit : " Mon nom, femme ? Qu'en feras-tu quand nous aurons chanté ? - Je le dirai à ceux de mon village. - Quel est le nom de ton village ? - Il n'en a pas, murmura-t-elle, baissant le front. - Alors, devine le mien ! " lui dit l'oiseau dans un éclat moqueur. Il battit des ailes et s'en fut. La jeune femme, piquée au coeur, ramassa vivement un caillou et le lança à l'envolé. Elle ne voulait que l'effrayer. Elle le tua. Il tomba dans l'herbe, saignant du bec, eut un sursaut misérable et ne bougea plus. La jeune femme se pencha sur lui, poussa un petit cri désolé, le prit dans sa main et le ramena au village.

Au seuil de sa case, les yeux mouillés de larmes, elle le montra à son mari. L'homme fronça les sourcils, se renfrogna et dit : " Tu as tué un laro. Un oiseau-marabout. C'est grave ". Les voisins s'assemblèrent autour d'eux, penchèrent leur front soucieux sur la main ouverte où gisait la bestiole. " C'est en effet un laro, dirent-ils. Cet oiseau est sacré. Le tuer porte malheur. - Que puis-je faire homme, que puis-je faire ? " gémit la femme, tournant partout la tête, baisant le corps sans vie, essayant de le réchauffer contre ses lèvres tremblantes. " Allons voir le chef du village, dit son mari. "

Ils y furent, femmes, époux et voisins. Quand la femme eut conté son aventure, le chef du village catastrophé dit à tous : " Faisons-lui de belles funérailles pour apaiser son âme. Nous ne pouvons rien d'autre. Trois jours et trois nuits, on battit le tam-tam funèbre et l'on dansa autour de l'oiseau marabout. Puis on le pria de ne point garder rancune du mal qu'on lui avait fait, et on l'ensevelit.

Six semaines plus tard, la femme qui avait la première chanté dans la brousse et tué le laro se sentit un enfant dans le ventre. Jamais auparavant un semblable événement n'était survenu au village. Dès qu'elle l'eut annoncé, toute rieuse, sous l'arbre au vaste feuillage qui ombrageait la place, on voulut fêter l'épouse féconde et l'honorer comme une porteuse de miracle. Tous, empressés à la satisfaire, lui demandèrent ce qu'elle désirait. Elle répondit : " L'oiseau-marabout est maintenant enterré chez nous. Je l'ai tué parce que notre village n'avait pas de nom. Que ce lieu où nous vivons soit donc appelé Laro, en mémoire du mort. C'est là tout ce que je veux. - Bien parlé, dit le chef du village ". On fit des galettes odorantes, on but jusqu'à tomber dans la poussière et l'on dansa jusqu'à faire trembler le ciel.

La femme mit au monde un fils. Alors toutes les épouses du village se trouvèrent enceintes. Les ruelles et la brousse alentour s'emplirent bientôt de cris d'enfants. Et aux voyageurs fourbus qui vinrent (alors que nul n'était jamais venu) et qui demandèrent quel était ce village hospitalier où le chemin du jour les avait conduits, on répondit fièrement : " C'est celui de Laro ". A ceux qui voulurent savoir pourquoi il était ainsi nommé, on conta cette histoire. Et à ceux qui restèrent incrédules et exigèrent la vérité, on prit coutume de dire : " D'abord fut le chant d'une femme. Le chant provoqua la question. La question fit surgir la mort. La mort fit germer la vie. La vie mit au monde le nom ". (Conte africain, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)


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Essai d'analyse du jugement de Salomon

Essai d'analyse du nom


Café philosophique interculturel de Formidec
Samedi 21 juin 2014 à 15 heures
Centre social, 5, rue Bonnefoi
(Lyon 3è, à 150 mètres du métro Guillotière)
Prendre la rue Paul Bert : la rue Bonnefoi est la seconde à droite

 

IX. L'espace intermédiaire du sujet (qui implique moi et l'autre) entre soi et soi

Le ratage du sujet avec Narcisse

Narcisse était de Thespies : il était fils de Liriopé, la Nymphe bleue que le dieu-Fleuve Céphise avait un jour emportée dans ses tourbillons et violée. Le devin Tirésias dit à Liriopé, qui fut la première personne à le consulter : " Narcisse vivra très vieux, à condition qu'il ne se regarde jamais ". On était bien excusable alors de tomber amoureux de Narcisse ; enfant et adolescent déjà, sa route était semée des cœurs de ses soupirants des deux sexes qu'il avait repoussés avec indifférence ; il était en effet farouchement orgueilleux de sa propre beauté.

Parmi ses amoureux se trouvait la Nymphe Écho qui ne pouvait plus se servir de sa voix si ce n'est pour répéter comme une insensée les paroles de quelqu'un d'autre ; c'était une punition pour avoir longtemps retenu l'attention d'Héra, racontant de longues histoires pendant que les concubines de Zeus, les nymphes de la montagne échappaient à son œil jaloux et parvenaient à s'enfuir. Un jour que Narcisse était sorti pour prendre des cerfs au filet, Écho le suivit furtivement dans la forêt épaisse, dévorée du désir de lui adresser la parole mais incapable de parler la première. A la fin, Narcisse s'étant aperçu qu'il s'était égaré et avait perdu ses compagnons, cria : " Holà, y a-t-il quelqu'un par ici ? - Par ici ! " répondit Écho, ce qui surprit Narcisse car il ne voyait personne. " Viens ! -Viens ! - Pourquoi me fuis-tu ? - Pourquoi me fuis-tu ? - Rejoignons-nous ! - Rejoignons-nous ! " répéta Écho et, sortant de sa cachette, tout heureuse, elle se précipita pour embrasser Narcisse.

Mais il la repoussa brutalement et s'enfuit. " Je mourrai plutôt que d'être à toi. - Être à toi ", implora Écho. Mais Narcisse était parti, et elle passa le restant de sa vie dans des vallons abandonnés, se languissant d'amour et se laissant dépérir par mortification, au point que seule sa voix subsista.

Un jour, Narcisse envoya, en présent, une épée à Ameinias, le plus tenace de ses soupirants, et dont le fleuve Ameinias porte le nom ; c'est un affluent du fleuve Hélicon qui se jette dans l'Alphée. Ameinias se tua devant la porte de Narcisse, faisant appel aux dieux pour venger sa mort.

Artémis l'entendit et fit que Narcisse tomba amoureux. Mais elle l'empêcha de consommer son amour. A Donacon, à Thespies, il vit une source ; elle était claire et argentée et n'avait encore jamais été touchée par un troupeau, ou des oiseaux, ou des bêtes sauvages, ni même par des branches tombées des arbres, qui l'ombrageaient ; et, comme épuisé de fatigue, il s'était laissé tomber sur l'herbe, pour étancher sa soif, il tomba amoureux de sa propre image, reflétée dans l'eau. Il commença par essayer de saisir et d'embrasser le beau jeune homme qui se trouvait devant lui, mais il se reconnut lui-même et, transporté d'amour, resta couché à regarder dans l'eau pendant des heures.

Comment supporter à la fois de posséder et de ne pas posséder ? Il était miné par le chagrin et, cependant, il se réjouissait de son tourment ; il sut au moins que son autre moi lui restait fidèle, quoi qu'il arrive.

Écho, bien qu'elle n'eût pas pardonné à Narcisse, souffrait avec lui ; elle répéta en écho à sa voix : " Hélas ! Hélas ! ", comme il se plongeait un poignard dans sa poitrine ; et elle redit aussi sa dernière phrase au moment où il expirait : " Ô toi, jeune homme que j'ai vainement aimé, adieu ! "

Son sang s'écoula dans la terre et il naquit un narcisse blanc à corolle rouge dont on extrait un baume, à Chéronée, de nos jours encore. Il est recommandé dans les affections des oreilles (bien qu'il puisse occasionner des maux de tête) et comme vulnéraire contre les engelures. (Les mythes grecs, Robert Graves, traduit de l'anglais par Maurice Hafez, Hachette Littératures, tome I, collection Pluriel, p. 306)

 

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Essai d'analyse de Narcisse