La force de l'amour - Le châtiment de la mère
et de la soeur de Ghânim




Le châtiment des quatre piquets dans les colonies de Marcel Verdier

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La force de l'amour - Le châtiment de la mère et de la soeur de Ghânim

Il était tout entier à ses pensées quand les soldats vinrent lui rendre compte de l'échec de leurs recherches : " Ô dispensateur de bienfaits ! nous avons fouillé la maison sans trouver personne. " Ce rapport confirma Mouhammad al-Zaynabî dans son idée : il fallait croire la mère de Ghânim, elle ne mentait pas. Sa miséricorde n'en fit que grandir, et les larmes lui vinrent aux yeux à la pensée du sort qu'elles allaient subir, elle et sa fille.

" Que faire ? se disait-il. Et quelles tragiques conséquences peut avoir l'injustice du khalife ! Comment pourrais-je humilier ces malheureuses, et charger ma conscience de ce péché horrible devant Dieu - qu'Il soit exalté ! - et devant les hommes ? Il n'y a de puissance et de force qu'en Dieu le Très-Haut, le Très-Grand ! Est-ce parce que le khalife viole le droit que je dois l'imiter ? " S'adressant à la dame, il la prévint : " Ô ma mère, accompagnez-moi, ta fille et toi, car l'ordre du khalife vous concerne aussi toutes les deux ".

Dès qu'il les eut fait sortir, les soldats du sultan entamèrent le pillage de leurs biens et le vol de leur argent. Les femmes regardaient sans comprendre ce vandalisme, qui les angoissait et les affligeait d'autant plus qu'elles ne voyaient pas la raison de cette ruine, de ces démolitions entreprises par une soldatesque en furie. Dès que l'on s'attroupait, attendant la réaction de ces femmes seules dont on faisait des victimes : chacun savait que Ghânim était mort…

Mais Mouhammad al-Zaynabî entraînait déjà les malheureuses vers son palais. Quand on fut arrivé, il les introduisit dans son cabinet, où il leur fit savoir officiellement les dispositions du khalife : " Vous devez, par ordre du souverain, quitter ces vêtements que vous portez et passer des tuniques de crin, après quoi vous serez promenées par la ville en cet état ". Les esclaves reçurent les consignes qu'il fallait, et bientôt, on put entendre le crieur proclamer devant la mère et la fille : " Voici le châtiment et le moindre de quiconque encourt la colère de l'Émir des Croyants Haroun al-Rachîd ".

Il y avait de quoi s'affliger au spectacle de ces deux femmes humiliées, en chemise, la tête découverte. Et, de fait, tout Damas, en les voyant passer, avait le cœur serré ; il n'y avait pas beaucoup d'hommes, de femmes, de tous âges et de toutes conditions, pour retenir leurs larmes devant ce cortège d'infamie. Jusqu'aux pierres de Damas qui semblaient pleurer de chagrin ! Au reste, on préférait s'enfermer chez soi plutôt que de regarder cette piteuse exhibition.

La flétrissante cérémonie prit fin, et l'ordonnateur du supplice ramena les femmes au palais du sultan gouverneur. Mais elles n'y avaient pas plus tôt pénétré qu'elles tombèrent sur le sol, évanouies, recrues de fatigue, épuisées par la honte et aussi par la faim. Le sang coulait à leurs pieds, et leurs cheveux dénoués flottaient sur leurs épaules. La sultane, émue de leur triste état, leur envoya aussitôt des personnes de sa suite pour leur apporter de la consolation et leur présenter de quoi boire et de quoi manger décemment, en dépit des ordres du khalife qui avait prescrit, comme on s'en souvient, une totale quarantaine : il était allé jusqu'à interdire toute nourriture, à l'exception d'un seul pain rond, et encore de seigle.

Les servantes, chargées de venir apaiser leur douleur trouvèrent les deux femmes sans connaissance. Elles leur appliquèrent de l'eau de rose et leur firent respirer des sels, pour tenter de les ranimer. Quand les pauvres femmes eurent repris leurs sens, les servantes leur parlèrent, surtout l'une d'elles, qui se signalait par ses talents d'éloquence : " Son Excellence notre maîtresse, l'épouse de notre maître le sultan nous a chargées de venir vous consoler : elle-même éprouve beaucoup de tristesse et son chagrin est immense de vous savoir en cet état, au point qu'elle n'a pris ni nourriture ni boisson de tout le jour. Et je ne parle pas de son Excellence notre maître le sultan, qui lui aussi est affligé de ce qui vous arrive. Mais c'est l'ordre du khalife, et il n'y a pas moyen d'y contrevenir. Tout le monde se désole de cet ordre inique, et de la sévérité avec laquelle vous êtes traitées. Tenez, votre maître lui-même a dit : " Mon cœur se lacère de voir le sort de ces malheureuses ". Ce sont ses propres termes. Mais il ne peut faire autrement que d'obéir au khalife, car la peur de son suzerain le contraint à s'exécuter ".

La mère de Ghânim lui répondit en la priant de transmettre à la sultane ses remerciements pour son méritant bienfait, et de lui dire, en son nom et celui de sa fille " Nourriture-des-Coeurs ", à quel point toutes deux lui étaient reconnaissantes. " Par votre vie, ajouta-t-elle, faites-nous savoir le crime dont nous nous sommes rendues coupables pour mériter ce châtiment du khalife. Par Dieu, au-dessus de vous, veuillez nous révéler notre faute. " Ton fils Ghânim, que tu crois mort, répondit la servante, n'a pas du tout atteint le terme assigné à ses jours. C'est à cause de lui si vous subissez ce que vous subissez car il a enlevé Séduction, la concubine du khalife. Le khalife n'aime personne au-delà de cette Séduction : c'est son âme et sa vie. Or, ton fils a ravi cette femme et vous a de ce coup exposées à la colère du khalife. "

Mais la mère du jeune homme s'écria : " Hélas, mon fils Ghânim ! Tu es innocent de ce crime qu'on t'impute à tort. Je te connais, mon fils, et je sais ton naturel. Que m'importe de subir à cause de toi cette humiliation, que dis-je, elle me remplit de la plus pure joie, du moment, ô mon fils, que tu es encore en vie. Rien ne vient contrarier à cet instant présent mon bonheur, ô mon fils, si ce n'est ta pauvre sœur et l'état où je la vois. Mais autant elle que moi, nous nous abandonnons à la joie, même du fond de l'abîme, et sache que nous éprouvons le plus grand bonheur, à entendre que tu vis, ô mon fils. La joie que nous ressentons efface tout, jusqu'à la trace du plus cruel des tourments. Et toi, ma fille, console-toi puisque ton frère vit ! " Nourriture-des-Cœurs, de son côté, s'exclamait : " Hélas ! mon frère, mon bien-aimé, serait-il vrai que tu vives ? Puisse Dieu m'accorder, ô mon frère, pour toute faveur, celle de te voir un jour ! " Après ce cri d'amour, elle tomba en pâmoison, et ne revint à elle que quand les servantes lui eurent aspergé le visage d'eau de rose. Celles-ci, au reste, commençaient à voir les deux femmes se consoler grâce à la conversation distrayante qu'elles leur faisaient. Bientôt, une table fut disposée, où s'assirent la mère et la fille : une fois la collation terminée, ce fut, pour elles, l'heure de s'endormir, et leur sommeil dura jusqu'au lendemain matin.

On vint alors les chercher pour leur infliger de nouveau la promenade de la veille à travers la ville. Cette fois, les gens restèrent dans leur ensemble enfermés chez eux, préférant s'abstenir de ce spectacle odieux, imputable à la seule cruauté du khalife qui, dans sa sauvage sévérité, disqualifiait son pouvoir. La ville se transforma en un désert. On ne vit pas la moindre tête se pencher à une fenêtre ou à une lucarne. Tout Damas resta reclus, ce jour-là et le lendemain encore, jusqu'au matin, moment où le crieur public descendit du palais pour faire cette proclamation dans les rues : " Celui qui parlerait à la mère ou à la sœur de Ghânim, qui leur ferait l'aumône, qui les recevrait dans sa maison, s'exposerait au même châtiment qu'elles, et tout ce qui lui est arrivé lui arriverait, à lui et à ceux de sa famille. Prenez garde, prenez bien garde à ces ordres ! "

A son corps défendant, le gouverneur fit chasser les victimes de chez lui : quelles que fussent sa tristesse et ses larmes, le khalife l'avait enjoint, il ne pouvait se rebeller.

Une fois dehors, les deux malheureuses virent leurs amis et leurs connaissances sans exception leur tourner le dos. Ne sachant pas que le héraut avait crié partout ce dernier message, elles ne comprenaient rien à leur isolement : quand elles se rendirent en visite auprès des plus chères de leurs relations, elles ne trouvèrent que des visages sévères qui se fermaient, que des personnes empressées à prendre leurs distances. La mère et la fille se mirent à pleurer et ce fut la plus âgée des deux qui tira la leçon des événements : " Ô Nourriture-des-Cœurs, ma fille, il ne nous est plus possible de rester dans cette ville, dont tous les habitants nous repoussent comme un objet de honte. Nous n'arrivons à obtenir de personne un simple regard, pas même de nos amis les plus chers. Il nous faut quitter ces lieux ". Elles prirent la direction de la porte de la ville, qu'elles passèrent, pressées de se retrouver en des climats plus hospitaliers. Mais le soir arriva vite, et les obligea à s'arrêter ; elles se réfugièrent dans une maison en ruine dans les proches faubourgs : " Nous allons passer la nuit ici, proposa la mère ".

Or un habitant de Damas de loin les vit s'installer et s'empressa de leur apporter de quoi manger et boire, au-delà même de ce qui leur était simplement nécessaire, sans compter l'argent dont il leur fit don, mais en prenant bien soin de se cacher de tout le monde, tant la démarche devait rester clandestine. Pendant ce temps, le sultan qui gouvernait Damas, Mouhammad al-Zaynabî, avait écrit au khalife, pour lui annoncer que ses ordres avaient été suivis en tout point ; la lettre fut remise à un cavalier de la poste, tout à fait prompt à porter les messages. Par retour, le khalife répondit par un arrêté d'expulsion visant les deux femmes, au motif que l'on n'avait point retrouvé Ghânim à Damas : en conséquence, elles y seraient interdites de séjour. A peine avait-il reçu cette nouvelle missive du khalife que le sultan fit rechercher partout les deux femmes dans la ville. On les retrouva dans la maison en ruine de la proche banlieue de Damas, où elles se reposaient de leurs fatigues et de leurs soucis. Elles en furent délogées par les troupes du sultan gouverneur, mais les soldats ne se livraient pas de bon cœur à cette besogne et la pitié les conduisait à leur faire don, qui d'une pièce de monnaie, qui d'un morceau d'étoffe, bref de quelque viatique. Après quoi la troupe revint en ville.

Les femmes, elles, reprirent leur marche, toujours en tunique de crin, et arrivèrent à un village, où elles ne manquèrent pas de porter à son comble l'étonnement des habitants. Ces dames, dont tout montrait à l'évidence qu'elles avaient vécu dans la prospérité et le bien-être, ne porter que ces tuniques de crin ! Ils voulaient savoir pourquoi ; mais elles n'étaient capables que de pleurer et de se lamenter, ce qui piqua encore davantage la curiosité des paysans. Ils insistèrent, mais quand la mère de Ghânim eut fait le récit des funestes conséquences qu'avaient entraînées les ordonnances du khalife, la pitié gagna les bonnes gens qui, émus, les emmenèrent pour les loger, les nourrir, leur procurer des habits décents en lieu et place de ces misérables tuniques et enfin de les chausser. On leur proposa de rester là, deux ou trois jours, mais elles refusèrent en remerciant, alléguant qu'il ne leur était pas possible de passer au village plus qu'une nuit. Et, en effet, elles se remettaient en route dès le lendemain matin, cheminant à travers les vastes étendues que Dieu a créées. Elles se retrouvèrent à Alep, où elles entrèrent pour passer la nuit dans une des mosquées de cette ville. Un lieu d'accueil pour étrangers, qui distribuait gratuitement de la nourriture, leur servait de quoi manger, si bien que leur séjour dura un couples de journées, le temps de prendre leur repos à la suite de ce voyage. Mais le but de leur marche restait Baghdad, poussées qu'elles étaient par l'espoir ardent d'y retrouver Ghânim, leur seul bien en ce monde. Voilà pour la mère de Ghânim et sa fille Nourriture-des-Cœurs.
( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 331-338)

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Analyse du châtiment de la mère et de la soeur de Ghânim