La force de l'amour - Le retour en grâce
de Séduction et Ghânim



Songe d'une nuit d'été de Chagall

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La force de l'amour - Le retour en grâce de Séduction et Ghânim

Pendant tout ce temps, la servante et concubine Séduction, l'origine de tous ces troubles, passait ses jours et ses nuits dans la geôle où le khalife la tenait enfermée. Masrour venait la voir afin de lui apporter quelque apaisement et l'encourager à la patience. Mais elle était inconsolable. Non qu'elle songeât à ses malheurs et à cet enfermement déplorable où la confinait un étroit cachot, loin de là ; toutes ses pensées mélancoliques tournaient autour de Ghânim, et elle s'adressait sans cesse le même reproche : " Hélas ! Ô Ghânim, mon bien-aimé, tu m'as tirée de la mort et c'est à la mort que je t'expose ! " Cette phrase revenait sans cesse à ses lèvres, la plongeant dans de tels pleurs et de tels sanglots que les larmes en avaient ulcéré ses paupières. Son deuil ne venait que de Ghânim, lui qui l'avait sauvée…

Une nuit que le khalife profitait du clair de lune pour faire les cent pas sur la terrasse de son palais et que sa promenade, par instant, le reprochait du cabinet noir où était enfermée Séduction, il l'entendit qui se lamentait et exprimait à voix haute ses sentiments. Il colla l'oreille à la porte de sa geôle, et, au milieu des sanglots qu'il perçut, voici ce qu'il entendit : " Hélas, ô Ghânim ! Ô malheureuse victime de l'injustice ! Comment un tel bienfaiteur peut-il être exposé au malheur ? Puisse périr le siècle qui t'a trahi, ô Ghânim ! Où es-tu maintenant, malheureux ? C'est toi qui as sauvé ma vie et le khalife, au lieu de te récompenser à la mesure de ton mérite, t'a traité avec une folle indignité. Hélas ! Comme il est pénible de voir le khalife s'être engagé avec sévérité dans une conduite aussi contraire au sens de l'équité ! Comment, ô despote, répondras-tu quand t'interrogera Dieu, le Juste des Justes - qu'il soit glorifié, magnifié, exalté ! -, toi l'Emir des Croyants, celui qui est censé enseigner la justice à ses sujets ? Même si les hommes et les djinns te craignent, la main de Dieu ne te laissera pas indemne et tu ne sauras lui échapper. L'homme qui a veillé sur l'intégrité de ta concubine, celui qui l'a fidèlement gardée, pourquoi lui rendre le mal pour le bien ? Hélas, ô Ghânim ! Ô mon bien-aimé ! Toi, mon solide et ferme appui ! Te rappelles-tu que tu me disais : " Ô dame mienne, ce qui appartient au maître, le serviteur ne peut y porter la main " ? Et quelles conséquences ont-elles eues, ces pensées pures ? Hélas, ô Ghânim ! Quels pays l'injustice du khalife t'a-t-elle contraint de gagner ? Mais tu peux avoir confiance : un jour tu triompheras et du khalife et de sa cousine Zoubayda ; oui, sois tranquille, et pense à Joseph séjournant en Egypte. Comme lui, tu es innocent et le Dieu Très-Haut est juste. Lui ? Ta pureté finira par éclater au grand jour, confondant la noirceur du khalife, qui s'est si mal comporté… "

La khalife entendait toute cette plainte, qui eût pu réduire en miettes des roches, et il était ébranlé : " Comment ? se disait-il, tu es khalife et tu reçois une bonne leçon de justice ! Et de qui ? d'une jeune fille ! " Il s'en voulait fortement de sa conduite envers Ghânim et sa famille : enfin il comprit que Séduction et le jeune homme n'avaient rien à se reprocher. Il regagna ses appartements et ordonna à Masrour de rendre Séduction à la liberté : toutefois, il souhaitait la voir d'abord. Masrour, en entendant cet ordre, volait de joie : il courut au cachot annoncer la bonne nouvelle à la prisonnière qu'on élargissait. Mais, il n'était pas même à la porte, prêt à l'ouvrir, que le khalife, qui, ayant changé d'avis, avait choisi de se rendre personnellement à la prison, marchait sur ses talons. Il entra donc dans le réduit et saisissant la jeune fille par la main, la tira au-dehors pour l'emmener avec lui, les yeux pleins de larmes. Quand tous deux furent dans les appartements du souverain, celui-ci fit asseoir sa concubine à ses côtés afin de lui parler en ces termes : " Ô Séduction, fais-moi savoir pourquoi tu prétends que je suis injuste et sévère et que j'ai rétribué en mal ceux qui auraient pu s'attendre à une tout autre rémunération de la part du khalife. Dis-moi tout, sans éprouver la moindre crainte. Si tu me convaincs, je n'hésiterai pas à te dédommager des méfaits que j'aurais pu causer ".

Séduction se rendait compte que sa disgrâce était terminée et que si le khalife lui avait tenu ce discours, c'est qu'il avait entendu les phrases qu'elle avait prononcées dans les pleurs, à l'instant, dans sa cellule. Aussi fit-elle cette réponse : " Ô Émir des Croyants, je demande à ton cœur plein de miséricorde de pardonner à ton esclave et de lui tenir en aucun cas rancune des paroles prononcées : ce que j'ai dit n'était pas convenable. Mais sache bien, ô Émir des Croyants, que plus je pensais à ce malheureux Ghânim et à ses souffrances, plus ma souffrance à moi était aiguë, car il m'a délivrée de la mort en me tirant de ce cercueil où l'on m'avait enfermée vive. Alors, elle déroula à l'intention du khalife toute la série de faits qui prouvaient les bienfaits de Ghânim envers elle. Ne l'avait-il pas, après l'avoir extirpée de sa fosse, reçue dans sa propre demeure ? Puis elle ajouta : " Oui, il s'est porté mon chevalier servant, et m'a procuré tout ce qui m'était nécessaire ; moi je n'avais plus rien à demander ou à craindre. Oui, c'est vrai, dès notre première rencontre, il a senti son cœur s'accrocher à l'amour de ma personne et il aurait bien voulu me prendre pour épouse. Mais à peine avait-il appris qu'il avait affaire à la servante de l'Émir des Croyants, que ces mots d'un preux venaient à ses lèvres : " Hélas ! Ô dame mienne, ce qui appartient au maître, le serviteur ne peut y porter la main ". Ensuite, baisant le sol, devant moi, il ajouta : " Ô dame mienne, je te demande pardon ". De nouveau, il baisa le sol et se repentit : " Je te demande pardon, ô successeur du Prophète, pour les sentiments que j'ai eus. En réalité, je devrais bénir ma chance, qui m'a permis de me transcender en honorant ta concubine ". Enfin, il a détourné mes yeux de ma face et ne s'est jamais autorisé à me regarder, de ce jour. Juge, ô Émir des Croyants, de l'ampleur du mérite de ce jeune homme, et vois comme il est généreux et de bonne foi… "

Ce récit développa chez le khalife des sentiments de terreur religieuse : le Dieu Très-Haut ne le punirait-il pas de cette injustice qu'il avait commise ? Il se mit à verser des larmes, et demanda à sa compagne : " Ô Séduction, a-t-il au cœur, ce jeune homme que tu décris, un aussi fort sentiment de l'honneur ? - Par la vie de ta tête, ô Émir des Croyants, répondit Séduction, au-delà de ce que tu peux imaginer ! S'agissant de toi, son allégeance est totale et ne souffre aucune limite. Mais je dirais bien à ta Félicité d'autres traits de sa grandeur d'âme et de son respect pour son souverain, si j'étais sûre d'obtenir d'elle la sécurité et le pardon. - Parle, ô Séduction, s'écria le khalife ; sois sans crainte. - Eh bien, ô Émir des Croyants, c'est un jeune homme dont le caractère s'orne de délicatesse et de grâce. Physiquement, sa beauté, ses formes sont accomplies. Je me rendis bien vite compte de ces qualités en lui, et je vis aussi toute la vénération qu'il me vouait ; dès lors, mon cœur malgré moi s'enflammait pour lui, le désir s'emparait de tout mon être avec d'autant plus de force que lui-même brûlait de passion pour moi. Lorsqu'il s'aperçut que nos cœurs étaient à l'unisson, il s'éloigna davantage encore de moi et m'évita délibérément. Loin de chercher à me séduire, il m'encourageait toujours plus à résister à mon inclination, il m'exhortait à la patience en ces termes : " Ô dame mienne, considère-moi comme le serviteur de l'Émir des Croyants, et rappelle-toi que ce qui appartient au maître, le serviteur ne peut y porter la main ".

Toute cette relation, faite de la bouche de la servante, rassura le khalife : décidément, aussi bien elle que le jeune homme étaient innocents de ce dont il les avait soupçonnés. A elle, il demanda qu'elle ne lui gardât point davantage rancune, et du coup, il la traita avec bienveillance et tendresse. " Il te reste maintenant, lui dit-il, à me raconter ta propre mésaventure. " Séduction fit alors le récit de ce qu'elle avait subi de la part de dame Zoubayda, avant que Ghânim ne la sauvât, ce même Ghânim qui l'avait servie et honorée et dont, elle pouvait bien l'avouer maintenant, elle avait organisé la fuite. " Je te crois, en tout point, ô Séduction, admit le khalife. Je suis sûr désormais que tu dis la vérité. Mais, pourquoi, lors de mon retour de voyage, quand je suis rentré à Baghdad, avoir attendu un mois pour m'écrire ? Je n'ai pas compris la cause de ce retard. - Ô Émir des Croyants, répondit Séduction, Ghânim, en apprenant que j'étais la servante du khalife, décida de ne pas quitter la maison et ne mit pas le pied dehors, de peur qu'un événement imprévu ne nous surprît en son absence. De plus, nous ne recevions personne, et la porte de chez lui était toujours fermée à clef. Il passait le plus clair de son temps à me tenir compagnie, à m'exhorter à la patience et à prononcer pour moi des paroles d'apaisement. Ce n'est qu'un mois après le retour de voyage de ta Félicité que j'ai appris qu'elle était de nouveau à Baghdad, à la faveur d'une course que Ghânim avait faite en ville : la rumeur publique le lui avait fait savoir, il a couru m'en avertir.

C'est immédiatement après que j'ai alors écrit à ta Félicité, et que j'ai confié la lettre à Ghânim, avec mission de la remettre soit à Lumière-du-Jour, soit à Etoile-de-l'Aube. Il avait beau venir chaque jour au palais, il ne rencontrait jamais ni l'une ni l'autre de ces servantes, ne connaissant pas, en étranger qu'il était, le sérail. Et, comme il ne tenait pas à voir tomber la lettre entre les mains de dame Zoubayda, il ne voulait la remettre à personne d'autre. Enfin, Dieu lui permit, mais au bout d'un certain temps seulement, de pouvoir accéder à l'une des deux servantes à laquelle il donna le message. Voila comment s'explique, ô Émir des Croyants, le retard que ce pli a mis à te parvenir. "

Alors, le khalife déclara : " Ô Séduction, le dommage que je t'ai causé, et celui dont a souffert Ghânim, j'ai l'intention de les réparer, en vous offrant des dons. J'ai beaucoup de raisons à cela : ce jeune homme t'a sauvée, il a fait montre du plus grand respect envers ta personne, et, dans l'honneur pour son souverain, t'a fidèlement protégée. J'ai donc une dette envers lui pour ce service qu'il m'a rendu, et qui appelle ma reconnaissance. Mais ce n'est pas tout : je lui ai fait du tort, à lui et à sa famille et ce tort demande réparation. Exprime tes vœux, Séduction : tout ce tu souhaiteras et tout ce qui te paraîtra bon pour lui, j'en fais mon affaire, et vous l'aurez sur l'heure ".

Séduction se leva, baisa le sol en signe de respect, et remercia le khalife de sa bonté. Mais le khalife ajoutait déjà : " De plus, ô Séduction, j'entends que tu sois, toi, sa nouvelle épouse ". Cette décision du khalife portait la joie de Séduction à son comble ; elle en oubliait presque les autres promesses : " Ô maître, demanda-t-elle, je sollicite une chose de ta bienveillance, c'est que tu fasses proclamer dans tout le royaume par des crieurs publics que tu as pardonné à Ghânim, que sa faute est oubliée, et que tes ordres sont qu'il se présente devant toi, afin que tu lui offres tes dons. C'est seulement alors qu'il se sentira en sécurité et qu'il comparaîtra devant ta Félicité ". Immédiatement et sans délai, le khalife fit passer l'ordre et le message au crieur public. Après quoi Séduction prit congé et se retira dans ses appartements.

Masrour, le chef des eunuques, qui, comme nous le savons, avait une affection particulière pour Séduction, sentit croître sa joie dès qu'il apprit de la bouche même du khalife les dispositions qu'il avait prises. . Il ne fut pas le seul à se réjouir : toute la domesticité et tout le personnel du palais éprouvaient pour Séduction les mêmes sentiments amicaux, car elle avait toujours des bonnes manières avec chacun et montrait envers tout le monde une grande générosité. Masrour, du reste, l'avait précédée dans ses appartements, et il l'y attendait pour être le premier à lui présenter ses félicitations. A peine y entra-t-elle qu'il allait à sa rencontre pour lui baiser la main. " Par Dieu, ô dame mienne, c'est aujourd'hui, le jour le plus fortuné pour moi. Quelle joie ! ô dame mienne, que tu aies ainsi sauvé ta vie. Par le Dieu Très-Grand, ô dame mienne, les murs mêmes du palais semblaient s'attrister de ton sort et déplorer tes malheurs. " ( Les Mille et Une Nuits, Traduction R. Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 338-346)

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Analyse du retour en grâce de Séduction et Ghânim