Le quatrième frère du barbier




Un vieillard du Yémen

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Le quatrième frère du barbier


Mon quatrième frère, le borgne, exerçait le métier de boucher à Bagdad. Il vendait de la viande et faisait l'élevage du bélier. Les grands personnages de la cité et les gens de condition aisée faisaient partie de ses pratiques régulières. Il gagnait beaucoup d'argent et sa fortune lui permit bientôt d'acheter immeubles et terres. Il demeura longtemps dans cette situation prospère, jusqu'au jour où un vieillard à longue barbe vint se poster devant sa boutique, puis s'approcha de lui et lui dit, en lui remettant une certaine somme d'argent : " Coupe-moi de la viande ". Mon frère lui en coupa pour la valeur de ce qu'il avait reçu en paiement. Le vieillard prit la viande et s'en fut son chemin. Le boucher considéra les pièces d'argent : il les trouva d'une blancheur éclatante. Il les mit de côté et continua à vaquer à son travail. Le vieillard revint à la boutique acheter sa viande pendant cinq jours consécutifs. A chaque fois, il remettait à mon frère des pièces d'argent toujours de la même espèce, que celui-ci serrait dans sa cassette, à part. Un jour qu'il voulut s'en servir pour acheter des brebis, il trouva, à la place, des rondelles de papier. Il se frappa le visage de ses mains et se mit à crier son désespoir. La foule se rassembla autour de lui.

Il raconta ce qui lui était arrivé, puis, reprenant son travail, il tua un bélier, accrocha la viande à l'intérieur de sa boutique et en découpa des morceaux qu'il mit à l'étalage. " Ah ! que je ne rencontre ce maudit vieillard, un jour, sur mon chemin !... grommelait-il pendant ce temps. Au bout d'une petite heure, l'individu en question se présentait devant mon frère, ses pièces d'argent à la main. Mon frère se précipita sur lui, le saisit solidement et cria : " Ô Musulmans ! Venez à mon secours ! Apprenez ce qui est arrivé avec ce sorcier !... Lorsque le vieillard entendit ces mots, il avertit mon frère : " Je te donne le choix entre deux solutions, choisis celle qui te convient le mieux : ou bien tu me laisses aller mon chemin, ou bien tu t'exposes à perdre ta réputation en me forçant à dire ce que je sais. - Dire quoi, s'étonna mon frère.- Que tu vends de la chair humaine en la faisant passer auprès de ta clientèle pour du mouton. - Qu'est-ce que c'est que cette histoire, vieillard maudit ? - La preuve que je dis vrai, c'est qu'en cet instant le cadavre d'un homme est accroché à l'intérieur de ta boutique. - Si ce que tu racontes est avéré, je veux bien qu'on me tue et qu'on pille tous mes biens. - Bonnes gens qui m'écoutez, cria alors le vieillard, entrez dans la boutique de cet homme, et regardez si je mens. " La foule se précipita dans la boutique et vit un corps humain accroché à la place du bélier que mon frère venait d'abattre. Tous se mirent à crier : " Mécréant, scélérat ! " Les plus distingués de ses clients vinrent le frapper de leurs propres mains en hurlant : " Comment ! C'est de la viande humaine que tu nous faisais manger ? " Mon frère reçut du vieillard le coup sur l'œil qui l'éborgna pour le restant de ses jours. Puis le cadavre fut décroché et transporté chez le préfet de police. " Ô émir, dit le vieillard, cet homme assassine les gens et vend leur chair en la faisant passer auprès des clients pour du mouton. Le voilà devant toi, afin que tu lui appliques le châtiment prévu par la loi du Dieu-Très-Haut. Mon frère tenta bien d'expliquer sa mésaventure avec cet homme, et de raconter comment il avait reçu des pièces d'argent qui s'étaient transformées en rondelles de papier. Mais personne ne prêta attention à ses paroles et on le condamna d'emblée à recevoir la bastonnade. Il fut battu cruellement, de cinq cents coups de bâton. On confisqua tous ses biens, on prit ses troupeaux de moutons et sa boutique, et pour finir on le bannit de la ville. S'il n'avait pas eu à sa disposition les sommes nécessaires pour acheter les principaux personnages de la cité, il eût certainement perdu la vie en cette aventure. Il en sortit indemne, mais n'ayant pour tout bien que sa propre personne. Après avoir été mis au pilori pendant trois jours, il ne trouva de salut que dans la fuite.

Il se réfugia dans une région où nul ne le connaissait. Il y vécut un certain temps, gagnant son pain par un labeur acharné. Sa situation s'améliora, mais chaque fois qu'il réfléchissait sur son sort, il ne pouvait s'empêcher d'être très angoissé à la pensée de ce qui pouvait encore lui arriver. Un jour qu'il était parti se promener, il entendit le bruit d'une grande cavalcade derrière lui. Il en fut effrayé et voulut se cacher dans un coin où on ne pourrait le voir. " Le décret porté par Dieu à l'encontre de ma personne va se réaliser, pensait-il. "

Il poussa une porte qu'il trouva près de lui. La porte s'ouvrit et, le seuil franchi, il se retrouva dans un long couloir. Il avait à peine fait quelques pas que deux hommes se saisirent de lui en disant : " Gloire à Dieu qui t'a livré entre nos mains ! Toi, l'ennemi de Dieu, sache que cela fait trois nuits que tu nous empêches de fermer l'œil. Pas un instant, nous n'avons pris de repos et tu nous as donné un avant-goût des angoisses de la mort. - Bonnes gens, que me voulez-vous ? demanda mon frère.- Tu nous demandes ce que nous voulons ? Tu ne cesses de nous couvrir de honte en préparant des embuscades pour assassiner le maître de cette maison ! N'est-ce pas suffisant pour toi et tes compagnons de l'avoir réduit à la dernière extrémité en le dépouillant de tous ses biens ? Allons, remets-nous le couteau dont tu nous menaces chaque fois que tu viens ici nuitamment ". Mon frère fut fouillé, et l'on trouva sur lui le couteau dont il se servait d'ordinaire, comme boucher. " Mes amis, commença-t-il à l'intention des deux autres, craignez Dieu et sa justice et veuillez entendre mon cas, tel que je vais vous en faire le récit. " Il essaya bien d'éveiller leur intérêt en leur racontant sa prodigieuse histoire et ainsi de recouvrer sa liberté, mais sourds à ses paroles, ils le frappèrent avec brutalité, déchirant ses habits : c'est alors qu'ils virent sur sa peau les traces des coups qu'il portait encore. " Et ça, exécrable individu ? Ce n'est pas le châtiment de ton dernier méfait, peut-être ? "

Ils amenèrent mon frère au gouverneur de la ville et le malheureux murmurait : " Je subis de nouveau la peine de mes péchés. Il n'y a que Dieu Très-Haut qui puisse me délivrer du péril où je me trouve ". " Homme impie, l'interpella le gouverneur, qu'est-ce donc qui t'a poussé à t'introduire dans la maison de ces gens pour les menacer de mort ? - Je te supplie au nom de Dieu, plaida mon frère, d'écouter ma défense. Ne t'empresse pas de me condamner sans avoir entendu mon histoire. - Comment croire un voleur qui a déjà dépouillé ses victimes de leur bien et porte sur son dos les traces de coups qu'un jugement précédent lui a infligés ? " En effet, le gouverneur avait vu les stigmates sur le dos et les flancs du repris de justice. Il ajouta : " On n'a pu te frapper ainsi qu'en punition d'un grand crime ". Bref, il le condamna à recevoir cent coups de fouet. Puis on le fit monter en haut d'un chameau et on le promena par toute la ville en criant : " Voici le châtiment de celui qui pénètre de force dans les maisons d'autrui ". Enfin, le gouverneur bannit mon frère de la ville ; il la quitta sans regret, et le plus vite possible. J'entendis parler de ce qui lui était advenu, je le rejoignis pour lui demander de plus amples détails, l'introduisis secrètement à Bagdad et le pourvus du nécessaire pour qu'il pût reprendre ses occupations. Ainsi donc, là encore, je me suis conduit en suivant les normes d'un courage exceptionnel. Car c'est mon intrépidité et elle seule qui m'a conduit à traiter ainsi tous mes frères…

A ces mots, le khalife éclata de rire. Il rit tellement qu'il faillit tomber à la renverse. Puis il donna l'ordre de me remettre une récompense. Mais moi : " Ô toi, dont je m'honore d'être le serviteur, sache que je ne suis pas prodigue en paroles. Mais je désire raconter la suite des aventures survenues à mes frères, afin que notre maître la khalife en connaisse la version authentique et complète, qu'il s'en souvienne et la fasse mettre par écrit pour qu'elle figure dans les volumes de la bibliothèque, Je souhaite aussi, ô notre maître, ô khalife, que tu saisisses à quel point je m'entends à ne pas prodiguer vainement mes mots ". (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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