Le tribunal céleste





Coupole du duomo de Santa Mria dei fiori à Florence

Fresques du jugement dernier

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Le tribunal céleste


Le monde était plongé dans l'obscurité, le brouillard et la morosité. Dieu sommeillait, enveloppé dans un manteau de brume, la tête appuyée sur un oreiller de nuages. Soudain, il remua et ouvrit les yeux. Il regarda. A ses pieds s'étalait le brouillard, le brouillard lui montait jusqu'au nez et partout il n'y avait que du brouillard, rien que du brouillard.

" Je commence à en avoir assez ", se dit Dieu en s'étirant, et ses bras disparurent dans la brume. Il eut alors l'impression que lui-même n'était plus que de la brume. Il en fut tout triste et morose. On est toujours triste quand on est seul au monde, et le Bon Dieu lui-même ne se sent pas mieux, tout seul.

" Cela ne peut plus continuer ", se dit-il, et il agita sa main toute-puissante. A cet instant, sous sa main gauche, se fit la lumière, et sous sa droite l'obscurité. Il agita une deuxième fois la main, le ciel se balança et la terre se mit à tourner. Il fit un troisième mouvement, et le soleil apparut d'un côté, les étoiles de l'autre. Au ciel, il donna un espace infini, au soleil il insuffla une chaleur brûlante, aux étoiles, il octroya une lumière froide, mais que donnerait-il à la terre ? Elle se blottissait là, à ses pieds, grise, déserte, muette, et ma foi si triste qu'il en avait le cœur serré. " Attends, petite, je ne vais pas te laisser comme ça ", dit-il d'un ton apaisant. Il descendit aussitôt des hauteurs célestes et se mit à l'ouvrage. Creusant ici une vallée, faisant ressortir là une montagne, plantant des forêts sur les plateaux, remplissant d'eau les ruisseaux et les fleuves, groupant les nuages au-dessus des montagnes puis y lâchant le vent ; ensuite il plaça des nids d'oiseaux dans les arbres, et installa des bêtes dans les forêts. Mais le soir approchait et le Bon Dieu sentait venir la fatigue ; il ne pouvait pourtant pas aller déjà se coucher. " Je ne me coucherai pas tant que je n'aurai pas fini ", se dit-il. Alors, il amassa des pierres sur les flancs des montagnes, et à leur pied il créa l'homme. Comme il avait créé les pierres et les gens en dernier, il leur accorda à l'un et l'autre une bénédiction spéciale.

Aux pierres, il dit : " C'est sur vous que reposera le monde, vous vous multiplierez et vous répandrez sur toute la terre. Je vous bénis, vous et vos descendants. " Et Dieu contempla les pierres, qui se mettaient à se multiplier, formant de petits tas, puis des tas plus gros, puis de gigantesques amas qui recouvraient toutes les montagnes.

Ensuite, il se tourna vers les gens et leur dit : " A vous autres je donne l'intelligence et l'immortalité. Vous serez les jardiniers de la friche terrestre. Je vous bénis, vous et vos descendants ". Alors les gens se sont répandus sur la terre. Dotés d'intelligence, ils ont transformé les friches terrestres en jardins fleuris.

Le Bon Dieu, satisfait, regagna son logis céleste, dans les hauteurs nuageuses. Les pierres passèrent des années dans les montagnes. Mais un jour, elles estimèrent qu'elles manquaient d'espace vital. Alors elles se mirent en mouvement, et commencèrent à descendre dans les vallées. Elles pénétrèrent dans les prairies, roulèrent dans les champs labourés. Les gens se fâchèrent, si bien qu'entre les hommes et les pierres, la mésentente s'installa. Les gens se heurtaient aux pierres, tombaient dessus, alors ils décidèrent de s'en débarrasser, déblayant leurs terrains, jetant les pierres à l'eau, cassant et broyant ces importunes. Mais cela ne plaisait pas aux pierres. Pour se venger, elles s'abattirent sur les hommes, leur causant beaucoup de mal et de dommages.

Un soir, alors que le ciel s'était couvert et que la nuit tombait sur la terre, les gens inquiets se préparaient à dormir. Les pierres étaient déjà prêtes à l'attaque. Dès que tous les gens, jusqu'au dernier, se firent endormis, abattus par la fatigue, à grand bruit les pierres dévalèrent de la montagne et se jetèrent tout droit sur les demeures des malheureux hommes. Les gens étaient heurtés par les pierres, renversés, écrasés, mais c'est en vain qu'ils appelaient au secours, leurs cris étaient vains. Et comme le Bon Dieu avait donné aux gens l'immortalité, les pauvres ne pouvaient même pas mourir sous les coups des pierres pour cesser de souffrir. Leur supplice était absolument indescriptible ! Enfin, leurs gémissements et leurs plaintes arrivèrent jusqu'au refuge céleste du Bon Dieu, qui regarda à terre, tout surpris de ce qui se passait. Sans hésiter, il descendit aussi vite qu'il le put sur le globe terrestre. " A l'aide, viens nous secourir, protège-nous contre ces pierres cruelles, protège-nous, si tu as un peu de cœur ! " lui criaient les gens, désespérés. Les pierres, devant lui, restaient immobiles.

" Dorénavant, déclara le Bon Dieu, vous ne vous disputerez plus. Je vous ai bénis, vous les pierres, et vous les gens, mais vous ne méritiez pas ma bénédiction. Vous, les gens, à partir d'aujourd'hui vous cesserez d'être immortels, et vous, les pierres, vous cesserez de vous multiplier et vous resterez là où vous êtes. Et pour tout le mal que vous avez fait aux gens, ils pourront vous extraire, vous tailler et faire leurs maisons avec vous. " Là-dessus, le Bon Dieu n'ajouta rien et, en silence, il regagna son logis, bien haut dans les nuages. Comme vous voyez, il a bien jugé. Depuis son jugement, les hommes et les pierres ne se disputent plus entre eux ! ( Conte (I), Contes du Tibet et d'autres pays d'Extrême-Orient, Gründ, 1991)

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Analyse du tribunal céleste