Le troisième frère du barbier




Les aveugles de Jéricho de Nicolas Poussin

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Le troisième frère du barbier


Quant à mon troisième frère, l'aveugle, le destin l'amena, ô Émir des Croyants, à frapper à la porte d'une vaste maison, dans l'espoir de parler directement au maître des lieux et de lui demander l'aumône. En effet, c'est le maître de céans qui répondit : " Qui est là ? " Mon frère, sans dire un mot, frappa encore à la porte. L'autre réitéra sa question. Nouveau silence de mon frère, qui entend l'autre à voix plus haute, cette fois : " Mais qui donc cela peut-il être à la fin ? " Et comme mon frère s'abstenait toujours de répondre, un bruit de pas se fit entendre, et quelqu'un alla vers la porte, qui finit par s'ouvrir : " Que veux-tu ? demanda une voix d'homme. - Donne-moi quelque chose pour l'amour du Dieu Très-Haut ! - Hé, l'aveugle… - Oui, quoi ? - Ta main ! " Mon frère tendit la main, croyant que l'autre allait y déposer son aumône. Mais l'autre la lui saisit et la tira pour introduire le mendiant dans la maison, lequel fut guidé par une série d'escaliers, jusqu'au toit de la terrasse. Pendant qu'il montait, l'aveugle, intérieurement, se réjouissait d'être admis, selon la vraisemblance, à partager le repas du maître de maison. Lorsque enfin ils s'arrêtèrent, l'hôte demanda encore une fois : " Que veux-tu, l'aveugle ? - Que tu me donnes quelque chose, pour l'amour du Dieu-Très-Haut ! répéta aussi mon frère. - Que Dieu ouvre à ton intention les portes de la miséricorde ! Je n'ai rien à t'offrir. - Pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt, quand nous étions encore en bas ? - Misérable ! Pourquoi n'avoir pas répondu tout de suite à ma question, celle que je t'ai faite la première fois que tu as heurté à la porte ? - A présent, que veux-tu faire de moi ? - Je n'ai rien pour toi. - Au moins, fais-moi descendre l'escalier. - Le chemin est ouvert devant toi. " Mon frère se mit en état de descendre. A un moment, il n'y avait plus que vingt marches qui le séparaient du rez-de-chaussée, quand, le pied lui glissant, il en manqua une. L'infirme dégringola jusqu'à la porte et s'en tira avec une blessure à la tête. Il quitta la maison, ne sachant plus très bien en quel lieu il se trouvait.

Reprenant son chemin, il rencontra l'un de ses compagnons, qui lui demanda combien il avait fait dans la journée. " Ne m'en parle pas, mon frère, c'est ignoble. " Et il lui raconta son histoire ainsi que les désagréments qu'il avait subis, puis il conclut : " Bon, eh bien maintenant, il ne me reste plus qu'à prendre ma part du pot commun pour acheter de quoi manger ". Il se trouvait que l'homme chez qui il avait frappé l'avait suivi à son insu lors de son départ de chez lui car il voulait entendre ce que mon frère allait dire sur son aventure. Celui-ci entra dans la cahute des aveugles, suivi sans le savoir par son espion. Deux collègues en mendicité étaient là, auxquels mon frère ordonna d'abord : " Fermez la porte et vérifiez qu'il n'y ait pas d'étranger parmi nous dans cette pièce ". Le clandestin, à ces mots, s'accrocha pour ne pas être découvert, à une corde qui pendait au plafond. L'un des aveugles se leva, et fit le tour de la pièce sans rencontrer personne qui ne fût de la compagnie. Alors mon frère fut interrogé sur l'état de ses finances : il dit aux deux autres qu'il avait besoin d'argent. " Donnez-moi, ajouta-t-il, la part qui me revient de la recette commune, j'en ai besoin pour me procurer de quoi manger. Chacun sortit ce qu'il avait en sa possession et le remit entre les mains de mon frère, qui compta la somme : dix mille pièces d'argent. On laissa l'argent dans un coin de la pièce, mon frère en prit sa part et le reste fut enfoui en terre. Ensuite, on alla faire des provisions et l'on prépara un bon repas, puis l'on se mit à table.

A un moment, mon frère perçut près de lui un bruit de mâchoires qui ne lui était pas familier. " Par Dieu ! alerta-t-il ses compagnons, il y a ici quelqu'un qui n'est pas de chez nous. Il tendit la main et rencontra celle de l'homme qu'il saisit. Aussitôt, ce fut un échange de coups et une bagarre d'une heure : mon frère tenait solidement l'homme et ne voulait pas le lâcher. Au bout de ce temps, tous se mirent à crier : " Ô musulmans ! A l'aide, au secours ! Un voleur s'est introduit parmi nous pour s'emparer par ruse de notre argent. Une foule nombreuse se rassembla autour des combattants. Celui qui voyait clair s'avança en même temps que les aveugles et les accusa de ce dont on l'accusait. Il tenait ses yeux fermés et faisait semblant d'être aveugle, lui aussi, de telle sorte que personne ne pouvait deviner la supercherie. " Ô musulmans, je demande le jugement de Dieu et du sultan. Que ce soit le souverain qui partage entre nous ! " Il avait à peine terminé que les auxiliaires de la police se saisirent de la bande, et voilà tout ce petit monde, mon frère y compris, devant le tribunal du gouverneur.

Ils comparurent et le juge leur demanda : " Quelle est votre querelle ? - Que Dieu augmente la puissance du sultan ! dit alors le faux aveugle. Tu sais distinguer le vrai du faux et aucune fraude ne paraît à tes yeux que tu ne fasses agir le bras de la justice pour la faire éclater au grand jour. Tu n'as qu'à commencer par moi ton interrogatoire pour découvrir la vérité, en m'appliquant le premier la question, et puis tu useras de la même méthode envers mon compagnon, celui-là même qui me tient solidement la main pour me traîner ici… ". Il désignait mon frère. On étendit sur le sol le faux aveugle et, ô Émir des Croyants, on lui appliqua sur les fesses quatre cents coups de bâton. Lorsqu'il fut incapable de supporter la douleur, il ouvrit un œil. On continua à le frapper : il ouvrit le second. " Qu'est-ce qui se passe, ô maudit ! lui demanda-t-on. - Accorde-moi de toucher le sceau du pardon, et je te révélerai les ruses que nous employons pour tromper le pauvre monde. " Le gouverneur lui passa son anneau pour le rassurer. " Maître, dit le trompeur, nous sommes tous les quatre de faux aveugles. Nous faisons semblant de ne rien voir devant les gens que nous rencontrons, afin de pénétrer dans leur maison, de voir le visage dévoilé de leurs femmes et de nous livrer à la débauche avec elles. Grâce à cette ruse, nous avons réalisé des gains considérables : dix mille pièces d'argent au total. J'ai dit à mes compagnons que j'avais décidé de prendre ma part, soit deux mille cinq cents pièces d'argent. Ils n'ont rien voulu savoir mais m'ont frappé en me confisquant mon bien. Je me réfugie auprès de Dieu et de toi, car tu es plus fort que n'importe qui pour me faire rentrer dans la somme qui me revient. Si tu veux t'assurer que je ne mens pas, donne l'ordre que chacun de mes compagnons reçoive le double de coups que j'ai reçus, et il ne manquera pas d'ouvrir les yeux. "

Le gouverneur acquiesça, et leur fit appliquer la question. On commença justement par mon frère, qu'on attacha sur un chevalet. " Bande d'impies ! gronda le gouverneur. Vous reniez la grâce que Dieu vous a faite en vous dotant d'une paire d'yeux qui voient clair, et vous avez l'impudence de prétendre que vous êtes aveugles ! - Dieu ! ô Dieu ! ô sultan, aucun de nous ne jouit du sens de la vue, protesta mon frère. " On le battit jusqu'à ce qu'il perdît connaissance. " Éveillez-le, dit le gouverneur, et donnez-lui encore une fois le même nombre de coups, car il a la peau plus épaisse que la nôtre, et elle résiste mieux. " Il ordonna de battre aussi les compagnons de mon frère. Chacun reçut plus de trois cents coups de bâton, pendant que le faux aveugle leur disait : " Ouvrez les yeux, sinon je vous ferai servir une seconde tournée semblable à la première ".

Puis il déclara au gouverneur : " Ô Émir, envoie quelqu'un avec moi pour qu'il vous rapporte la somme d'argent dont je t'ai parlé, car ces gens-là n'accepteront jamais d'ouvrir les yeux, de peur de vendre la mèche auprès de ceux qui les connaissent. Le gouverneur envoya chercher l'argent, qu'il confisqua, après avoir remis à l'homme sa prétendue part, soit deux mille cinq cents pièces. Il prononça pour mon frère l'expulsion de la ville et la relaxe pour les trois autres. Je courus derrière mon frère, ô Émir des Croyants, pour savoir ce qui était arrivé : il me raconta sa mésaventure, que je viens de relater. Alors, je le ramenais dans la ville où je l'introduisis en secret, et lui donnai les vivres dont il avait besoin, nourriture et boisson, tout cela à l'insu de tout le monde.

Le khalife s'amusa fort de cette histoire et donna l'ordre qu'on me fît tenir une récompense et que l'on me renvoyât. " Par Dieu ! Ô Émir des Croyants, je t'assure que je ne suis pas bavard, protestai-je, mais, avant de m'en aller d'ici, je voudrais en finir avec les aventures de mes frères… . " (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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Analyse troisième frère du barbier