La force de l'amour - La rencontre
de Séduction enterrée vivante




Femme dans la société Amazighe

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La force de l'amour - La rencontre de Séduction enterrée vivante

La lumière déclina et, à un moment donné, disparut complètement aux yeux de Ghânim, qui avait attendu jusque là pour descendre de son observatoire. Notre homme se persuada alors d'une chose : " Je dois absolument voir ce que contient cette caisse ; je soupçonne qu'elle est pleine d'argent. Et qui sait ? Ces hommes n'auront pas commis d'effraction ailleurs que dans ma propre maison, ils m'auront volé… Oui, c'est ma fortune qui est dans cette caisse ! " Dès cet instant, il se précipita sur le sol, afin de le gratter et de mettre à découvert la fameuse caisse : il déploya tant d'efforts qu'il parvint à la dégager de son logement souterrain. En l'examinant de plus près, il s'aperçut qu'une solide serrure de fer la maintenait fermée ; non sans s'y être repris à plusieurs fois, et à force de la brutaliser en tous sens, il parvint à la briser. Mais la caisse une fois ouverte livra son contenu ; ce n'était ni de l'argent ni des objets de valeur, mais… le corps d'une jeune fille. Gloire à Dieu qui l'avait créée aussi belle. Elle eût pu faire rougir de confusion le soleil à son lever. Quel émerveillement pour Ghânim ! Mais un examen attentif le remplit de stupéfaction : elle n'était pas morte, non simplement endormie. Son vêtement signalait de quelle extraction elle était ; sans aucun doute, elle appartenait au milieu le plus huppé de l'élite de la capitale. La robe qu'elle portait, par exemple : que de pierres précieuses et de perles serties dans son étoffe ! " Si mes soupçons se vérifient, se disait Ghânim, cette fille est une proche de ceux qui vivent au palais du khalife. Elle aura été victime d'un malheureux incident. "

Il continuait son enquête, et, de plus en plus émerveillé devant ce qu'il voyait, cette beauté des formes et des traits, ce luxe de la toilette, il se disait : " Voilà qui est étonnant ! J'ai frappé comme un sourd sur cette serrure pour la briser, sans parvenir à éveiller cette jeune fille. Mais laissons cela, ce n'est pas le plus urgent ". La première précaution qu'il prit fut d'aller fermer à clef la porte du cimetière, après quoi il revint vers la jeune fille qu'il tira de sa caisse et étendit sur le sol. Il alla ensuite ramasser quelques fleurs qui ornaient les alentours des tombes et, les pressant ensemble, il en fit sentir à la jeune fille l'odeur qui s'exhalait. Comme cela ne suffisait pas, il malaxa une motte de terre avec de l'eau et, de la boulette obtenue, lui fit une compresse sur le nez. La belle éternua mais ne se réveilla point pour autant ; Ghânim lui ouvrit la bouche, y versant une gorgée d'eau dans laquelle il avait dilué un peu de rouge argile, et quand elle eut avalé cette mixture, elle vomit aussitôt, ce qui rendit ses sens. Elle inspira profondément et put ainsi parler. Parler ou plus exactement crier, car elle appelait ses servantes à tue-tête en leur donnant leurs nomes : " Etoile-du-matin ! Soleil-du-Jour, malheur à toi ! Canne-à-Sucre ! ", et autres sobriquets coutumiers pour des servantes.

Lorsque Ghânim entendit cette voix et ces mots, son cœur faillit s'envoler de joie. Elle était vivante ! Mais la jeune fille se rendit compte que ses appels restaient vains : pas la moindre servante auprès d'elle. Elle n'avait d'autre ressource que d'ouvrir les yeux, et alors, elle se vit dans un cimetière. Elle en fut fort perplexe… " Où suis-je ? Et que se passe-t-il ? Que m'est-il arrivé ? Comment s'explique un tel changement ? Passer d'un lieu à l'autre en si peu de temps ! Dire que cette nuit je me trouvais dans le palais du khalife, prenant dans mes appartements mon repas du soir ! Gloire à Celui qui fait changer toute chose en étant Lui-même immuable ! Toute à ses réflexions, elle regardait à droite et à gauche, quand ses yeux lui montrèrent un quidam debout devant elle. C'était Ghânim qui tenta de la rassurer : "Ô dame mienne, n'éprouve aucune crainte. C'est à croire que le Dieu Très-Haut - que Sa puissance soit glorifiée ! - m'a fait venir exprès de Damas à Baghdad, qu'il a permis au destin de me pousser cette nuit en ces lieux, qui ne montrent aux regards que des morts, mais en m'investissant d'une mission bien précise : te conserver la vie, te délivrer du danger dans lequel tu étais tombée, te sauver d'une situation si critique pour toi qu'elle n'avait d'autre issue de le trépas… ". Là-dessus, il entreprit de lui raconter toutes les péripéties de cette aventure, du commencement jusqu'à la fin : d'où lui-même venait, quel pays l'avait vu naître, de qui il était le fils, et comment il se trouvait en ce lieu. Nul doute, le destin l'avait amené ici. Il avait vu, ajouta-t-il, toute la scène des hommes à la caisse, et l'ensevelissement de l'objet dans la fosse. Il avait forcé une maudite serrure et il avait tiré la jeune fille hors de la caisse, lui précisa-t-il pour finir.

Ce discours de Ghânim amena la jeune fille à dévoiler légèrement son visage, car elle l'avait dissimulé en s'apercevant qu'elle parlait à un homme, pour le remercier : " Voilà la très grand bienfait du Créateur, qui a chargé un garçon de ton espèce, sur qui l'on peut compter, et de condition libre, de me délivrer de la mort. Si je vis maintenant c'est grâce à toi. Mais, par Dieu au-dessus de toi, ô mon frère, mène à son terme le service que tu m'as rendu et la bonté dont tu as fait preuve envers moi : remets-moi de nouveau à l'intérieur de la caisse et referme la serrure sur moi. Va louer les services d'un conducteur de mule et fais-moi mener dans ta maison, toujours enfermée dans ma caisse, car sans cela, avec mes vêtements, toute le monde me reconnaîtrait, et je ne puis affronter le regard des passants pour entrer habillée comme je le suis, dans ta ville. Tu imagines le scandale ! Mais, dès que tu m'auras conduite chez toi, je te parlerai de moi : qui je suis, quel est mon état. Je demande seulement à Dieu de me rendre capable de rétribuer un jour dignement le service dont tu t'es fait un mérite envers moi. " Ô dame mienne, lui répondit Ghânim, ton esclave est à ta disposition, tout dévoué à tes ordres. Je donnerais ma vie pour racheter la tienne. Tu n'as qu'à commander. Ordonne selon ton bon plaisir. Car c'est le Dieu Très-Haut qui m'a placé à ton service en me permettant de t'arracher à la mort. " En réponse, la jeune fille, émue de ces sentiments, loua le Dieu Très-Haut de lui avoir permis de rencontrer un homme de cette valeur.

Ghânim fit droit à sa demande : il la replaça dans la caisse, comme elle était, mais en y pratiquant une fente, afin de lui faciliter la respiration ; il regagna seul la ville, dont il atteignit la porte juste au moment où la garde l'ouvrait, et où il entra afin de se procurer un mulet. Repassant par chez lui, il ramena l'un de ses serviteurs et enfin il revint au cimetière charger la caisse sur la bête.

Quand la caisse fut arrivée à bon port, il la fit décharger dans sa propre chambre, congédia les serviteurs et s'enferma à clef. Il aida la jeune fille à sortir de sa cachette, et aussitôt, elle s'installa sur le divan, laissant admirer ses nobles formes. Ce fut aussi bien pour elle que pour lui un moment de grande joie : la jeune fille se rendait compte qu'elle était une rescapée de l'au-delà, Ghânim, lui, pouvait contempler, assise dans sa chambre, la beauté en personne, un quartier de lune en son plein, un être qui lui devait la vie. Il s'excusa ainsi auprès d'elle : " Ô dame mienne, ne fais pas attention à la simplicité de ce lieu où je te reçois et qui messied à ton rang. " Ô mon maître, répondit-elle, à supposer que ce lieu manque de beauté, laisse-moi te dire que son ornement et son charme résident en ta personne : tant que tu y es, l'endroit ressemble à l'un des jardins du paradis. - Je te prie de ne pas m'en vouloir, ô dame mienne. De toute façon, je compte sur ton indulgence ".

Cet échange de paroles, et le reste, enfonça plus avant la flèche de l'amour dans le cœur de Ghânim : il éprouva des émotions nouvelles pour lui, car il n'avait pas beaucoup d'usage du monde. De sa vie entière, il n'avait affronté une situation comparable, et, ne connaissant pas l'amour, il n'avait jamais réfléchi aux moyens de le satisfaire. En ce moment, la jeune fille qui avait pris possession d'un divan dont la garniture était de soie indienne brochée d'or et les coussins d'un satin unique à Baghdad, se dévoilait complètement la face et appelait son hôte : " Ô mon maître, l'invitait-elle, fais-moi l'honneur de te rapprocher de moi. Assieds-toi ici, tout près et n'écoute que ton désir ". Ghânim s'exécuta, en montrant tout le respect et toute la civilité dont il était capable. Elle, se mit à contempler son visage : le jeune homme l'émerveillait, et par ses formes et par ses traits ; décidément, il était admirable en tout point. Elle resta silencieuse, un moment, puis s'exprima ainsi : " Ô mon maître Ghânim, je ne puis te récompenser à la mesure du service que tu m'as rendu. Mais il suffit sur ce sujet, je pense ". Ghânim était tout yeux pour elle depuis qu'elle avait enlevé sa voilette de visage, et sa voix douce, son style élégant quand elle prononçait ses paroles, tout cela le transportait : il crut que son âme allait quitter son corps, tant l'amour avait envahi son être, mais quel amour ! La joie qu'il ressentait était à la mesure de cette passion, et il était convaincu de représenter l'homme le plus riche du monde, le plus heureux des gens de son époque. Il avait beau être son bienfaiteur, il ne doutait pas un instant que ce fût à elle qu'il était redevable car elle avait daigné lui parler. D'ailleurs la jeune fille savait fort bien que le cœur de son compagnon avait été blessé par la flèche de l'amour qu'elle lui inspirait. Mais elle s'abandonnait totalement, pleine de confiance, car elle avait toutes les preuves que son compagnon était de condition noble, faisait montre de maturité et de sagesse. Simplement à le voir, on devinait qu'il était d'une grande famille. A un moment donné Ghânim demanda : " Ô dame mienne, tes ordres et tes désirs sont-ils que je sorte acheter les provisions qui nous sont nécessaires ? - Pourquoi ferais-tu toi-même les emplettes ; quand tu as la domesticité pour cet usage ? - C'est vrai, ô dame mienne, mais je voudrais acheter en personne ce qu'il nous faut. - Ah bien, à ta guise, convint la jeune fille ".

Ghânim quitta la chambre et, accompagné d'un serviteur, se rendit au marché. Il entra chez l'un des meilleurs traiteurs de Baghdad, et lui remit vingt pièces d'or avec cette commande : " Je voudrais que chaque jour tu prépares un repas comme pour un roi, et que tu l'envoies à mon adresse que voici. - Ton désir m'est plus cher que ma tête et mes yeux lui répondit le traiteur ". Ghânim reprit son chemin pour finir de s'approvisionner car il lui fallait d'autres denrées, et c'est ainsi qu'il passa chez le marchand de fruits ; il en acheta et des meilleurs, qu'il donna à porter à son serviteur, puis prit également pain, vin, fleurs et parfums, avant de rentrer chez lui. Il dressa les fruits dans des porcelaines de Chine dorées, avant de les présenter à la jeune fille avec ces mots : " Ô dame mienne, serait-il de ton bon gré de nous faire l'honneur de t'approcher, afin que ces fruits puissent t'aider à attendre l'heure du repas ? - Oreille attentive et bon vouloir ! répondit-elle, mais à une condition, c'est que tu t'assoies près de moi ". Ghânim fit selon son vœu. Il lui passa des fruits, qu'elle savoura, et à son tour, elle lui en offrit d'autres de sa propre main, qu'il prit en la remerciant.

Puis le jeune homme se mit à examiner la toilette de la jeune fille : quelles belles étoffes, et quelle belle façon ! Il vit ce mot brodé sur le voile de tête : " Je suis à toi et tu es à moi ". En le voyant qui déchiffrait parfaitement l'inscription, la jeune fille s'étonna : " Tu connais donc l'écriture, ô Ghanim ? - Ô dame mienne, répondit celui-ci, tu te moques ! Comment un marchand pourrait-il exercer son métier s'il ne lit pas ce qui est écrit ? - Lis tout lui intima-t-elle en lui remettant le voile ". Il put déchiffrer la broderie dans sa totalité : " Je suis à toi et tu es à moi, ô toi, le descendant du cousin de l'envoyé de Dieu et son successeur ". Ghânim se rappela que nul n'avait droit au titre de " descendant de l'envoyé de Dieu ", sinon Haroûn al-Rachid, dont l'ancêtre était al-Abbâs. Alors Ghânim poussa un cri de détresse : " Hélas ! Quel malheur pour moi ! Je t'ai, moi, délivrée de la mort, et maintenant, c'est toi qui est la cause de ma perte ! " Il prenait conscience que dans l'amour profond qu'il éprouvait pour elle, tout espoir lui était ôté de pouvoir s'unir à elle. Ces vers lui venaient aux lèvres :

Passion, Nostalgie et Douleur
Logent en moi et me consument :
Elles peuvent faire un spectre
De ce corps qu'elles dévorent.

Êtres chers à mon cœur, non,
Je ne vous ai pas oubliés :
Je suis entré tel qu'en moi-même,
Et il me reste à dépenser du chagrin.

S'il était donné à un vivant
De s'immerger dans ses larmes,
Personne au monde avant moi
Ne m'eût précédé en cet abîme.

Toi que j'aime d'un amour
Qui règne en tyran sur moi,
Comme le vin qu'on verse
Épouse la coupe qui l'accueille,

L'heure de se séparer, que tant je redoutais,
Cette heure a-t-elle sonné, dis-moi,
Toi que j'aime d'une passion qui adhère,
Liqueur épaisse, aux parois de mon cœur ?

A cette élégie, il ajouta cette amère remarque : " Ô dame mienne, tu vois à quel point je suis dans l'amour pour toi. Je suis incapable, toi lointaine, de m'armer de patience. Tu as vu quel cœur est le mien, et de quelle ténacité je peux faire montre. Eh bien, je sais d'une façon sûre que ma mort est prochaine et que rien d'autre ne la causera que ma séparation d'avec toi. Je me suis livré en captif au désir passionné de toi, et les chaînes de l'amour déjà m'entravent comme le prisonnier ses fers. Mais si je meurs, que ce soit pour racheter tes yeux… Pourtant, dis-moi comment ton voile se trouve porter cette inscription. - Ô Ghânim, lui répondit la jeune fille, si j'avais su que ce voile susciterait en toi cette mélancolie, je me serais bien gardée de te le laisser voir ". Mais Ghânim pleurait en proie au chagrin. Tandis que ses larmes coulaient, la jeune fille ne semblait nullement offensée de ces marques violentes d'amour que lui manifestait son compagnon, car elle aussi était prise à ce lacs d'amour tendu par ses charmes. Toutefois, elle gardait plus de sang-froid, et cachait ses sentiments en partie par pudeur, en partie parce qu'elle craignait de se retrouver dans un mauvais pas, à affronter des dangers encore plus grands qu'elle n'en avait connus jusque là. " Ô mon maître Ghânim, tu sais maintenant avec précision à qui font allusion les mots qui composent le texte de cette broderie sur le voile de visage. - Par Dieu, non, je n'ai aucune certitude. - Écoute, mon maître, et tu entendras mon histoire dans sa totalité et avec tous ses détails.

" Apprends que mon nom est Séduction, et ce nom m'a été donné à la suite d'une prédiction, qu'un astrologue avait faite à mon père : " Un jour, une sédition fomentée par les gens de ton entourage te menacera ; le danger sera dissipé par une fille qui te naîtra ". Ô Ghânim, mon nom, nul ne l'ignore : tout le monde sait que le khalife possède, par mi ses concubines, une Séduction, qui est particulièrement chère à son cœur. Cette Séduction, c'est moi qui suis là, présente devant toi. Oui, je suis la concubine de l'Émir des croyants Haroûn al-Rachîd. On m'a menée toute jeune dans le palais khalifal, et l'on m'y a élevée avec tout le soin nécessaire. On m'a enseigné tous les arts qui convenaient, depuis la lecture et l'écriture jusqu'aux sciences, en passant par la musique. Le Dieu Très-Haut, outre la beauté du corps et des traits, qu'il m'a généreusement dispensée, non seulement m'a fait la grâce de me donner pour maîtres les plus chevronnés des lettrés, mais encore m'a dotée de la capacité de les surpasser tous dans leurs spécialités. Ces dons ont frappé le khalife, dont l'amour pour moi augmentait de jour en jour, à telle enseigne qu'il finit par mettre à ma disposition des appartements particuliers qui avoisinaient les siens dans le palais pour désigner dix esclaves mâles eunuques et dix femelles pour me servir.

Mais tu sais que la jalousie est le sentiment le plus universellement partagé, et ne s'exerce qu'à l'encontre de ceux dont l'étoile est bonne et les a portés au sommet des prospérités. Le khalife, non content de me favoriser de ses grands honneurs, ne cessait de me couvrir de cadeaux, et d'objets d'art de si grand prix que nul n'en possédait, à ma connaissance, de semblables. Aussi dame Zoubayda, la propre cousine du khalife, qui pourtant n'était nullement négligée par son époux, au point de recevoir de lui les honneurs les plus hauts également et l'affection la plus chaude, en tout cas plus que quiconque dans le harem, fut-elle dévorée de jalousie à voir le traitement que me réservait le khalife : elle nourrit alors le dessein de me tuer et se mit à guetter une occasion propice à la réalisation de son plan. Elle attendait le jour et l'heure où une ruse d'elle pourrait me précipiter, et en effet, le moment se présenta où j'allais tomber dans les plus grands dangers - gloire à Dieu qui m'a sauvée et délivrée d'elle, qu'il soit exalté et glorifié ! Mais laisse-moi te dire comment elle en a usé.

Une fois que le khalife avait quitté le palais pour un de ses voyages, elle gagna la servante qui me versait le vin, chaque nuit, et c'est à prix d'argent qu'elle fit d'elle sa complice. Mais c'est seulement hier soir que le destin permit à dame Zoubayda d'arriver à ses fins et l'autorisa à accomplir le mal qu'elle projetait de me causer par l'entremise de la jeune servante : elle lui avait appris comment mêler de la drogue à ma boisson, et quand je bus mon verre, la substance soporifique qui s'y trouvait me plongea dans une profonde léthargie. Ainsi dame Zoubayda avait atteint son but ; elle me fit placer dans cette caisse et l'on agit avec moi de la façon que tu sais, pour l'avoir constatée de tes propres yeux. Si le Créateur - gloire à Lui ! Qu'il soit exalté et glorifié ! - ne t'avait pas envoyé pour me sauver, la plus laide des morts m'eût emportée. C'est l'absence du khalife qui a tout rendu possible…

Il me reste maintenant, ô mon frère, qu'à invoquer ton amitié, afin que tout mon récit soit enfoui dans ton âme comme le plus inviolable des secrets, sans cela, et tant que dure l'absence du khalife, dame Zoubayda serait bien capable de nous faire le plus mauvais parti à tous les deux. Imagine qu'elle apprenne que je me suis réfugiée chez toi, c'est à notre vie qu'elle s'en prendra immédiatement, sans lésiner sur les moyens de ce doubla attentat. Notre sauvegarde, ô mon bien-aimé, repose donc entièrement sur ta discrétion, et je dis cela d'abord pour toi, car, à peine dame Zoubayda saura-t-elle que tu m'as délivrée de la mort et mise à) l'abri de ton toit, qu'elle sera capable de mettre fin à tes jours encore plus facilement qu'elle n'a tenté de le faire pour moi. Garde-toi donc bien de produire au dehors quoi que ce soit de ce que tu as entendu de ma bouche, c'en serait fait de nous. Patientons plutôt, temporisons jusqu'au retour du khalife. Alors, me mettant en rapport avec lui, je lui raconterai toute l'affaire, et le rôle de sauveur pour moi que tu y as joué : tu sais comme le khalife aime ceux qui font le bien et comme il les rétribue en proportion ; et cette fois, n'oublie pas qu'il s'agit de sa bien-aimée, que tu as tirée de la mort… "
A ce discours, Ghânim répondit : " Ô dame mienne, oublie l'offense que j'ai pu te faire pour avoir manifesté devant toi ma passion et mon amour pour ta personne ; mon escuse est dans mon ignorance. Je ne savais pas que tu étais l'une des concubines de l'Émir des Croyants Haroûn al-Rachîd, le successeur du Prophète sur les terres et sur les mers. Ce qui appartient au maître, le serviteur ne peut y porter la main. Je te prie de me pardonner. C'est un devoir pour moi de servir celle que chérit son maître et seigneur. Me voilà donc ton esclave, entièrement soumis à tes ordres, et t'offrant les services que les esclaves offrent à leur maître. Si je m'astreins à me conformer à ces obligations, je redoublerai d'obéissance en pensant que je me dévoue à une personne chérie et adorée par le plus grand des maîtres, j'ai nommé l'Émir des Croyants. Quant au devoir de discrétion, sois tranquille : je ne parlerai à personne, car ton esclave n'aura pas le front d'ourdir semblable trahison. Je ne parlerai que sur ton ordre. La réserve que j'observe avec mon ennemi même, combien plus je m'en fais obligation s'il s'agit d'une personne dont mon cœur est éperdument épris, et que mon âme éprouve une propension à aimer infiniment. Les serviteurs qui m'ont accompagné ici sont tous triés sur le volet : ils font pour ainsi dire partie de la famille, car ils ont grandi dans la maison de mes parents ; d'ailleurs ils sont encore jeunes et ne savent rien du monde. Voilà qui devrait te rassurer : ton secret est gardé, et bien gardé. Je n'ai qu'un espoir, je ne formule qu'un vœu, puisses-tu ne pas, plus tard ; oublier le malheureux Ghânim, ton esclave et le prisonnier de ton amour, dont tu as pu mesurer à quel point le faisaient brûler la passion et le désir de toi, ces feux que tu as allumés. Je souhaite que même au moment de retrouver après la séparation, l'Émir des Croyants, tu te souviennes encore de moi : il est impossible qu'il te voue un amour plus fort que je ne fais, car il ne passe pas toute la nuit, non, à songer à toi, il ne perd pas, comme je fais, le sommeil et le repos qu'il procure ".

Mentalement, Ghânim accompagnait ces mots valeureux d'un bien triste plainte : " Malheureux que tu es ! Qu'adviendra-t-il de toi, quand aura sonné, ô infortuné, l'heure de la séparation d'avec celle qui a tendu pour toi ces rets où l'amour pour elle t'a fait captif ? Ta vie se poursuivra-t-elle encore, ou est-ce à une mort prochaine que tu es promis, victime de l'amour passionné ? Ah ! Quel pays accueillera tes pas errants ?... " Ces mélancoliques pensées lui dictèrent ces vers :

Prompt à venir fut le deuil
De l'aimé ; trop prompt,
Après la chaude amitié,
Et l'accord intime.

Vivre d'abord en commun,
Puis boire la coupe amère
De la séparation, puissent
Les amants échapper à ce décret !

Quand la mort vous saisit à la gorge,
L'étouffement de l'agonie est bref ;
Jamais ne s'éteignent les affres
De la séparation d'avec les êtres chers.

Puisse Dieu réunir tout amant
Avec l'objet de son amour !
Puisse-t-il se montrer charitable
Pour moi et mon tourment d'amour !

Ghânim se lamentait, sanglotait laissait jaillir les larmes en torrents sur ses joues. Il se tourna vers Séduction et lui adressa à nouveau sa requête : " Oui, je suis le captif de ce lacs d'amour où tu m'as étranglé, c'est vrai, mais un serviteur n'a pas le droit de s'approprier ce qui appartient à son maître. Je ne voudrais de toi qu'une seule chose, après ta rentrée en grâce : que tu ne m'oublies pas, moi, ton esclave, je t'en supplie… "

La jeune fille ressentait, de son côté, un désir extrême pour Ghânim, car elle était éprise de lui, elle aussi, et l'abîme où elle se sentait attirée par la passion n'avait pas de commune mesure avec celui qui le happait, lui. Elle sentait tous ses membres brûler des ardeurs de l'amour, quelque effort qu'elle fît pour modérer celles dont elle voyait son compagnon embrasé. C'est ainsi qu'elle lui disait : " Ô Ghânim, ô mon bien-aimé, laissons là cette conversation qui ne peut que te faire du mal, maintenant et dans le futur. Donnons-nous une matière plus apaisante pour nos deux cœurs endeuillés. Pour moi, je ne cesse de penser à ce bienfait dont m'a gratifiée le Créateur en te mettant sur mon chemin, toi qui m'as arrachée à la fosse de la mort ".

Ils en étaient là de leurs échanges amoureux, lorsqu'ils entendirent que l'on frappait à la porte. Ghânim alla ouvrir, et trouva l'un de ses serviteurs qui lui annonçait le traiteur, avec le repas qu'il avait pour lui. Il alla alors placer la table devant Séduction, qu'il invita ainsi : " Ô dame mienne, viens t'asseoir et goûte à ce repas. - Assieds-toi aussi, répondit-elle, que nous y goûtions ensemble. - Ce n'est pas possible, ô dame mienne, répliqua Ghânim : l'esclave ne prend pas place à table à côté du maître ou de la maîtresse. - Mais je ne saurais manger, insista-t-elle, que tu ne sois présent à mes côtés et ne prennes ta nourriture en même temps que moi. - Je ne puis pousser l'audace à ce point, composa Ghânim, mais, afin de te faire honneur, je m'assoirai avec toi, à condition de ne pas manger. - Je vais m'asseoir, reprit la jeune femme, mais tu ne me verras pas tendre la main vers une seule bouchée tant que tu refuseras de te servir ". Ghânim se rendit à cet argument, et ils mangèrent ensemble. Il prenait entre ses doigts de la nourriture qu'il portait à sa bouche à elle, versait lui-même le vin et lui tendait la coupe, avec toutes les marques requises de la civilité et du respect. A la fin du repas, il desservit pour installer les fruits, les pâtisseries et encore du vin : de tout cela, ils prirent à satiété, et Ghânim proposa : " Ô dame mienne, si tu le souhaites, livre-toi à ta petite sieste, pendant que moi, je te laisserai à ton repos : j'irai au marché et j'en reviendrai à ton réveil, quand tu auras refait tes forces. Et dès que je serai, à nouveau, à ton côté, je t'offrirai mes services ".

Ghânim alla au marché, à la halle où se vendaient des servantes-esclaves ; il en prit d'eux, puis passa chez des marchands d'étoffes, où il fit l'acquisition de tissus indiens et autres soieries adaptées au rang des femmes servant le khalife. Il finit ses courses en se procurant divers objets qui lui paraissaient nécessaires, et revint chez lui avec tout retrouver la jeune Séduction, qui avait bien profité de son repos, et à laquelle il présenta les deux servantes : " Ô dame mienne, pardonne-moi, mais j'ai pris la liberté de mettre ces deux domestiques à ton service ". Ce geste généreux, qui venait s'ajouter à tant d'attraits physiques chez Ghânim, toucha la jeune fille, étonnée de voir quels soins il lui prodiguait, et qui lui en fit compliment : " Ô Ghânim, par Dieu, je sais maintenant comme est grande ta libéralité, parfait ton dévouement, attentive ta générosité. Mais je demande à Dieu - qu'il soit glorifié, magnifié, exalté ! - de me permettre de ne pas mourir sans avoir réglé ma dette de reconnaissance envers toi ". Le maître de maison installa ensuite les servantes dans des pièces contiguës aux appartements qu'occuperait Séduction : ainsi tout serait mis en œuvre pour que le service de la jeune femme fut facilité. Après quoi, le jeune homme revint s'asseoir près de la jeune fille, pour nouer avec elle une conversation où il put lui dire la force de son désir et de sa passion pour elle : " Hélas ! Dame mienne, ton cœur est-il endolori à cause de moi ? T'en veux-tu, par hasard, si le malheureux Ghânim est le prisonnier de l'amour qu'il ressent pour toi, la victime que tes flèches ont perdue ? En réalité, dame mienne, je suis ton esclave ". Alors, il s'écria, s'adressant à lui-même : " Hélas Ô Ghânim, le cœur de la personne que tu aimes est à toi, mais il est occupé du désir voué à qui règne sans partage sur les terres et les mers et succède en ce monde à l'envoyé de Dieu - sur lui la bénédiction et le salut de Dieu ! " Puis il reprit, à l'intention de la jeune femme, cette fois : " Pardonne-moi, pardonne-moi, ô dame mienne. Enfin il récita ces strophes :

Sous les coups de l'affliction,
Quelle autre solution que les pleurs ?
A qui me traitera alors d'indiscret,
Je plaiderai le seul désir de la voir.

Je passe ma nuit comme si l'obscurité
Disait à ses étoiles : " Arrêtez-vous !
Répondez aux voeux de celui qui appelle
À grands cris le matin ".

Séduction ne put que pousser ce cri : " Ô mon maître Ghânim ! " Mais l'apostrophe n'était pas du goût du jeune homme, qui lui fit ce doux reproche : " Ne m'appelle pas ainsi du nom de maître, je suis bel et bien ton esclave, à considérer ces indubitables sentiments que je nourris pour toi, le désir ardent et la passion dévorante, et que je t'ai montrés à mon corps défendant, car mon devoir consistait à les tenir cachés au plus secret de mon cœur. - Pour répondre aux protestations dictées par ton mérite, répliqua-t-elle, je te prie de m'entendre comme il faut : je t'ai appelé " mon maître " parce que ma vie a été sauvegardée par tes soins. En second lieu, tu brûles d'amour pour moi. Une autre raison encore est que tu me respectes et m'appliques en chevalier un code de civilité où rien n'est à blâmer. Mais laissons cela. Tu sais, ô mon bien-aimé Ghânim, que l'amour pour toi s'est emparé de mon cœur. Tu te rends compte, sans doute, de mes efforts pour le maîtriser, mais cela n'empêche pas que j'en brûle, et que j'en sente mon cœur embrasé. La raison pour laquelle je n'explicite pas ce que je ressens, hélas ! ne t'est que trop connue… ". Ces mots la firent fondre en larmes, et lui mirent ces strophes à la bouche :

Mes larmes aiment-elles à présent
Tenir compagnie à mes paupières ?
La douleur les repousse-t-elle plutôt,
Loin de la belle patience ?

Les sentiments secrets
Se sont accumulés, si nombreux
Que la digue s'est rompue,
Inondant les yeux de larmes.

Je tentai bien de les retenir,
Mais à chaque fois, je craignais
De voir le désir s'affaiblir
Et je n'y faisais rien.

Toutes ces déclarations remplissaient Ghânim d'une immense joie : il voyait à l'évidence qu'il était aimé plus encore et mieux qu'il aimait, ce qui, du fait même, porta son propre amour à un degré plus haut. Il sentit tous ses membres le pousser vers la femme. " Ô dame mienne, reprit-il, je te l'ai dit, le serviteur ne peut songer à mettre la main sur le bien du maître. Va tranquille et rassurée, je suis ton esclave et le prisonnier de la passion que je te voue. ". La conversation roula ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. " Nous voilà au soir, fit remarquer Ghânim ". Alors, il alla chercher les chandeliers d'argent, y plaça les cierges imprégnés de camphre, et les alluma. Puis il ressortit, cette fois, pour rapporter le repas du soir. Tous deux s'assirent à table, où ils mangèrent et burent jusqu'à être rassasiés. Les deux domestiques nouvellement acquises firent disparaître la table du premier service, pour présenter celle sui portait les fruits et la boisson. Ghânim offrait à sa compagne les fruits et les coupes de boisson, et elle lui rendait la politesse, de sorte qu'entre eux s'installa comme il faut les décors de la fête et que, même à un moment donné, Séduction fit cette remarque : " Sans le chant, la boisson perd sa saveur ". Ghânim aussitôt lui tendit une coupe, qu'elle prit de sa main, tandis qu'elle modulait ces vers :

Au nom des grâces dont il fait don, veuille
Dieu qu'ils se rejoignent, qu'Il le veuille !
Car déjà, dans l'amour, leurs deux cœurs
N'en font plus qu'un.

Pitié pour ceux qui voguent
Sur la mer du vif amour, océan
Vaste et dénué de ressources :
N'oubliez pas vos provisions !

Pitié ! Voyez comme ils coulent
Et ne cessent de couler,
Ces flots de larmes
Aux joues de l'amante.

La faute en revient au temps,
Et non point à l'amant, qui a failli
Et que tyrannise ce qu'il doit
Subir de conséquences.

Ce fut au tour de Séduction, qui avait bu sa coupe d'en préparer une nouvelle et de la tendre à Ghânim, qui la prit de sa main. Alors, en l'honneur de la coupe qu'il allait boire, elle chanta ces vers :

Celui qui, d'un sourire indifférent,
Méprise le salut que je lui fais,
Renforcé, par mon âme, mon désir de lui,
Après que la désespérance a passé.

A peine il apparaît, mon désir est transparent,
Tant l'amour, à tous ceux qui me critiquent,
Se charge de le montrer, le secret douloureux
Que mes flancs soigneusement renferment.

La joie des deux compagnons était à son comble. Dans leur euphorie, ils croyaient planer au-dessus des contingences terrestres. Cet état dura pour eux jusqu'au moment où il fallut aller dormir ; Ghânim quitta la pièce pour aller se coucher dans d'autres appartements, non sans être passé par les pièces des servantes auxquelles il ne manqua pas de donner des ordres ; elles s'occuperaient de Séduction, qui avait à prendre des dispositions pour la nuit. Elles attendirent donc pour quitter le service de leur maîtresse que celle-ci en eut fini avec ses préparatifs et qu'elle fût convenablement installée dans son lit.

Le lendemain fut, pour les deux compagnons, depuis leur lever jusqu'au coucher, tout pareil à la journée de la veille, et, pendant une certaine période, les jours suivants s'écoulèrent semblables, à cette différence près pourtant que chaque jour qui passait voyait croître l'amour mutuel que se portaient le jeune homme et la jeune femme. Cela ne les empêcha pas de respecter le pacte qu'ils avaient passé avec la tierce personne et de garder sain et sauf l'honneur du khalife : ils se comportaient comme frère et sœur, tout entiers à la joie d'être ensemble et de s'adonner à la bonne chère. ( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, p. 288-310)

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Analyse de La rencontre de Séduction enterrée vivante