La force de l'amour - Le voyage
de Ghânim à Baghdad



Abassid castle

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La force de l'amour - Le voyage de Ghânim à Baghdad

Il était une fois, dans la ville de Damas, un négociant du nom de Abou'l-Hawl, autrement dit " le père de la Tornade ". Il était pieux : aussi le dieu Très-Haut lui accorda-t-il la grâce d'avoir deux enfants, un garçon et une fille, qu'il appela, lui, Ghânim, et surnomma " Emir-de-l'Amour " en raison de ses formes séduisantes, elle " Nourriture-des-Cœurs ". Pour cette dernière, elle n'avait pas sa pareille en beauté : aussi bien ses formes que ses traits étaient magnifiques, comme l'atteste cette description poétique, due à l'un de ses contemporains !

Je me suis épris d'elle, voyant
Son éclat parvenu à son zénith,
Voyant comme auraient pu l'orner
A la fois Décence et Sérénité.

Sa taille n'était ni excessive
Ni trop ramassée, mais de rêve
Et le long voile autour d'elle
Paraissait étroit à ses formes.

L'harmonie de ses proportions
Se lisait aussi dans sa stature
Où l'on ne trouvait à reprocher
Rien de trop ni de trop peu.

Ses longs cheveux se prenaient
Aux anneaux de ses chevilles :
Du sommet de sa tête, la raie,
Jalouse, les surveillait.

Ghânim, de son côté, devenait un expert en sciences, un philosophe et un poète accompli. Son père, lui-même un lettré dont les études avaient été fort poussées, prenait un soin particulier à la formation de son fils, veillant en personne à le voir développer ses acquisitions dans tous les domaines de la pensée abstraite ou concrète, voire dans la rédaction et la calligraphie. C'est que Abou'l-Hawl, la fameux père La-Tornade, avait une grande intelligence des choses de la vie, qui venait principalement du profit qu'il avait coutume de tirer de ses expériences, surtout celles que lui dictait son activité de grand négociant : ainsi, son métier le menait fréquemment en Inde, au Sind, à Bagdad et dans bien d'autres pays encore, aussi riches que lointains. Aussi sa fortune s'était-elle arrondie, à effectuer ses voyages. Mais quand vint le trouver Celle qui ruine les plaisirs et sépare ceux qui sont réunis, le dernier de ses déplacements le mena vers la demeure des fins éternelles, où l'on n'emporte jamais aucun de ses biens ; mais, aimé de tous, il laissa un souvenir vivace dans la mémoire des habitants de Damas, alors gouvernée sous l'autorité suprême du khalife Haroûn al-Rachîd, l'Émir des Croyants, par son cousin, un cousin du côté de son père plus précisément, un dénommé Mouhammad al-Zaynabî.

A la mort de son père, Ghânim inventoria la patrimoine : il se composait de biens matériels de valeur, étoffes surtout et marchandises diverses remplissant des entrepôts entiers, sans compter, en espèces, des capitaux impossibles à estimer. Dans les stocks, Ghânim trouva notamment des ballots de tissus de grand prix, tout pliés et sanglés, au nombre de trois cents, qui n'attendaient qu'à être expédiés au loin. Du reste, ils portaient l'inscription suivante : " Destination Baghdad, pour le compte de père La-Tornade ". Ghânim se renseigna auprès de sa mère sur la raison d'être de telles dispositions et reçut d'elle cette explication : " Mon fils, ton pauvre père - que Dieu lui fasse miséricorde - n'entreprenait aucun voyage sans se munir de marchandises, surtout s'il partait pour Baghdad. On le connaissait bien là-bas : il avait dans cette ville des correspondants ; ils échangeaient des ordres de négoce et donc des produits. Les trois cents ballots d'étoffe en question, il les tenait tout prêts pour son prochain déplacement à Baghdad, comme d'habitude.

Ghânim eut alors cette idée qu'il exposa à sa mère : " Du moment que le destin a empêché mon père de mettre à exécution son projet de voyage à Baghdad avec ses tissus en ballots, c'est moi qui prendrai sa place et qui acoompagnerai ces marchandises jusqu'en cette ville ". Mais ce plan n'était pas du tout du goût de sa mère ; en guise de réponse, elle ne put que pleurer, se lamenter et se plaindre de sa mauvaise étoile. Finalement, elle s'expliqua : " Mon fils, vois ton âge : tu n'as pas encore atteint ta dix-huitième année. Crois-tu que tu peux envisager de voyager si loin, quand les forces te manquent encore pour tenir la route et endurer la fatigue qu'elle coûte ? Comme s'il ne me suffisait pas, ô mon fils, de porter le deuil de ton pauvre père, pour m'inquiéter encore de savoir à qui tu confieras notre sort, ta sœur et moi ! Veux-tu que nous mourions, à force d'accumuler les souffrances morales ? En partant d'ici, tu ne ferais qu'ajouter le deuil au deuil. Je t'en prie, par le bien que m'a toujours fait ton bon sens, chasse ce projet de ton esprit, ô mon fils, renonce à ce voyage. Il n'est pas nécessaire à ta subsistance. Rien d'ailleurs ne t'oblige à travailler pour vivre : tu n'as qu'à confier les stocks de marchandises à des professionnels qui les vendront pour ton compte. Mieux vaut moins d'argent et plus de tranquillité. Tous ceux qui spéculent sur les voyages finissent par s'appauvrir. En ce qui te concerne, mon fils, ton père, grâces soient rendues à Dieu, t'a laissé de grands biens, des vergers, des champs, des immeubles, que sais-je ? Les fermages et les loyers que tu encaisseras seront en mesure de te faire vivre largement, et tes enfants encore après toi. N'oublie pas que tu es le plus riche des notables de Damas ".

Ces arguments n'emportèrent nullement l'adhésion de Ghânim, qui persista dans son dessein : oui, ce voyage était absolument nécessaire. Sa mère, alors, s'abandonna au désespoir et renonça à le dissuader en lui prodiguant des conseils qui eussent pu le détourner de ce projet. Décidément, son fils était sourd à toute tentative pour le ramener à la raison, mais se contentait de répondre inlassablement : " Il faut que je m'en aille ". Il prépara donc ses bagages, tout en se demandant avec qui il allait faire équipe pour le voyage. Il apprit justement qu'un groupe de marchands était là, en ville, qui s'apprêtait à partir pour Baghdad. Il prit rendez-vous avec eux et l'on s'entendit pour faire route de compagnie. Le nouveau marchand fit alors ses adieux à sa mère et à sa sœur, chargea les marchandises sur les bêtes et prit sa place dans la caravane.

Baghdad, le but du voyage, accueillit bientôt les marchands. Aux yeux de Ghânim, ce fut une révélation, avec ses superbes maisons, ses jardins dispensant une fraîcheur ombreuse, ses rivières et ses sources. Ah ! le poète avait eu bien raison de chanter une telle ville dans d'élogieuses strophes :

Ville tranquille de toutes parts
Et sûre aux habitants,
Ville livrée sans partage
Au souverain bien-être.
Ville comme un paradis chamarré
Des mille couleurs de plantes,
Et comme un paradis prodigue de ses trésors
Pour le plaisir de quiconque y demeure.

Une fois entré en ville, Ghânim commença par faire décharger les ballots, puis il loua un logis dans le caravansérail des marchands, contigu aux entrepôts. Ainsi ce qu'il avait emporté avec lui serait bien à l'abri ; il pouvait dormir tranquille. Au matin, il s'habilla et se rendit aux bains publics, suivi de deux serviteurs, chacun avec son bagage : le premier avait un costume propre, enveloppé dans une housse, le second, le tapis, le coussin, et tous les menus accessoires qui vous accompagnent au bain. D'ailleurs, après s'être lavé, Ghânim trouva, à peine sorti de la chambre de vapeur, l'encens et l'infusion rafraîchissante qui l'attendaient, préparés par les deux esclaves, décidés à suivre ou à prévenir ses ordres. Tel quel, notre héros avait tout de l'émir, ou encore, si l'on préfère de la lune en sa splendeur. C "était vraiment le modèle en chair et en os du portrait imaginé par les poètes :

Pourquoi, prince de mon âme,
As-tu le regard si cinglant ?
Et convient-il à ton sourcil
De contrefaire l'inique juge ?

Incline-toi vers moi, au contraire,
Car, à se tenir si droit et si haut,
Tu parais être un magistrat altier :
Malheureux, qui frappe à ton cœur !

Malgré tout, je garde en moi l'espoir
De pouvoir un jour contempler ta joue
Et de voir se déchirer le voile épais
Qui me dissimule à ton propre regard.

Il a menti, celui qui a mis en Joseph
Le parangon de l'absolue beauté ; non,
Si Joseph était beau, combien de fois,
Contiens-tu, toi, la beauté de Joseph ?

Maintenant, Ghânim avait bu sa boisson sucrée à l'eau de rose et, parfumé, habillé de neuf, il sortait des bains pour regagner sa chambre. Les cuisines lui avaient préparé un potage à la viande hachée. Il prit donc son repas, but un peu et alla se livrer à une sieste réparatrice, qui le mena jusqu'à l'heure, où, le soleil déclinant, on appelle à la prière. Là, il prit une collation de l'après-midi, mangea et but jusqu'à être rassasié, et finit par du vin vieux. Tout en le sirotant, il se disait que la vie n'était pas si mauvaise.

Ce train agréable dura trois ou quatre jours, tous coulés sur le même moule : bain le matin, déjeuner puis repos à l'auberge en retour. Ce programme devait ramener en Ghânim les forces que le voyage avait entamées.

Le vendredi, le jeune homme se vêtit d'un riche costume, ou la fleur de son âge ne gagnait que du lustre, et qui était d'une étoffe des Indes, mouchetée et garnie de broderies d'or. L'habit allait à merveille à cet adolescent de dix-huit ans seulement, et qui rappelait la lune en son plein. Ainsi vêtu, il se rendit à la mosquée, participa à la prière solennelle du vendredi, et, en sortant, lia connaissance avec des marchands de la ville qu'il aborda en les saluant. Dès qu'on sut qu'on avait affaire au fils de La-Tornade Abou'l-Hawl, un homme qui avait laissé sur la place de Baghdad ce souvenir dans les cœurs, on fit la fête au jeune homme, et chez les marchands, on se le disputa pour l'inviter dans les grands banquets.

Après cette période, Ghânim se mit à fréquenter le marché : se rendant quotidiennement aux lieux où se réunissaient les marchands, il apprit à les connaître ainsi que leurs boutiques, et fut même présenté à leur syndic. En mémoire de son père, ce responsable des affaires le traita avec de grands honneurs. Ghânim alors lui présenta l'inventaire des biens qu'il avait apportés avec lui à Baghdad, et le syndic, avec quelques autres commerçants, lui prit le tout contre une certains somme. Cette somme Ghânim la remit dans le commerce, opération qui lui laissa de gros bénéfices.

A la fin de cette transaction, le jeune homme, au lieu de regagner directement Damas, préféra rester un peu à visiter Baghdad : il était tenté par les promenades en ville, avec ses bons restaurants et les spectacles curieux que l'on trouve à chaque coin de rue, et aussi par les alentours de la ville, qui promettaient de belles excursions. De plus, il souhaitait mieux connaître le milieu de la capitale, et s'y faire des relations. Par des amis de son père, des marchands, il obtint de louer une grande maison, avec des jardins où couraient des ruisseaux et qui présentait de gros avantages : il put ainsi quitter le caravansérail, et même débarrasser l'entrepôt pour ramener chez lui tout ce qui restait d'affaires. Dès qu'il fut installé, ce fut la bonne vie : nourriture et promenade dans les vergers, qui longeaient les sources d'eau irriguant la capitale entière. Et cette vie semblait devoir durer…

Un beau jour Ghânim sortit de chez lui pour se rendre à la rue marchande de Baghdad. La rue était déserte, les entrepôts de marchandises avaient le rideau baissé, et seuls quelques gardiens restaient, au lieu des patrons qu'il avait compté voir. Il demanda donc à l'un des domestiques la raison pour laquelle les maîtres avaient ainsi disparu, et s'entendit répondre : " Aujourd'hui est mort un des marchands, Untel, de telle famille, et tous ses confrères sont allés à l'enterrement, afin d'accompagner son corps à la dernière demeure ". Mais l'homme en question était l'un de ceux pour lesquels Ghânim éprouvait le plus d'affection ; de plus, il avait déjà été l'ami de son père. Aussitôt le jeune homme demanda dans quelle mosquée devait se faire la prière des obsèques ; on la lui indiqua et Ghânim s'y dirigea.

Là-bas étaient réunis tous les marchands. A ceux-ci, Ghânim adressa ses condoléances, et à la famille du défunt quelques mots de consolation. On se rendit ensuite auprès du corps, dont il fallait faire la toilette funèbre ; les cheikhs et l'imam récitèrent des passages du Qoran pour honorer le disparu, puis procédèrent à la liturgie funéraire. Mais comme le soir s'avançait et que le cimetière était éloigné, on se dépêcha de former le cortège pour aller porter le corps en terre : derrière le brancard mortuaire allaient tous les marchands, et Ghânim estima de son devoir de prendre sa place dans ce groupe, à la fois par égard pour ses nouveaux amis et par sympathie pour la famille éprouvée. Une fois arrivé au lieu de l'ensevelissement, on put se rendre compte que des tentes avaient été dressées tout auprès de la tombe ; c'était pour y servir à manger après la mise en terre, et pour y offrir, selon la coutume, le repas du soir aux cheikhs et à ceux qui avaient accompagné le mort à sa dernière demeure. Ghânim voyait se dérouler la scène avec une certaine inquiétude, et son visage s'assombrit, car la nuit allait bientôt tomber et il réfléchissait : " Je suis connu pour être un étranger fortuné, très fortuné même. Il se pourrait que des voleurs mettent à profit mon absence pour s'introduire chez moi et me dérober mon or, ou alors que ma domesticité, ne me revoyant pas revenir immédiatement, ait l'idée de s'emparer de mon argent et de s'enfuir. A qui m'adresser alors pour porter plainte et retrouver mes malfaiteurs ? Non, décidément, le mieux que j'aie à faire est de m'en retourner dès à présent chez moi, pour couper court à toute occasion de malchance.

Notre homme prit aussitôt le chemin qui le ramenait à la ville, se pressant d'arriver à la porte de Baghdad avant sa fermeture pour la nuit. Mais, étant étranger, et peu au courant des itinéraires, il se fourvoya et prit le chemin le plus long : naturellement, la Porte Nouvelle était verrouillée de l'intérieur. Il était dans le désarroi total, et en proie à la fois à la crainte et à la tristesse : où aller désormais dans cette nuit noire ? Il se força à reprendre courage : " Ô Ghânim, se dit-il, ce n'est pas le moment de te laisser aller à la peur. Au contraire, ramasse tes énergies : c'est dans les occasions les plus critiques qu'on connaît les âmes trempées. Au diable la poltronnerie ! " La première des choses était de chercher un abri jusqu'au lendemain matin, et d'y attendre le lever du jour. Ghânim trouva dans les alentours un cimetière encore ouvert, tout entouré à l'intérieur d'une haie haute et fournie. " Mon meilleur parti, réfléchit-il, serait de passer la nuit, ici même. " Il entra donc et prit refuge sur un des côtés du cimetière où, une fois étendu à même le sol, il s'efforça de s'endormir. Mais le sommeil ne venait pas : le garçon était trop anxieux, trop effrayé. Il ne lui restait qu'à déambuler le long de la ligne des arbres, tourmenté par ses sinistres préoccupations et par une vague angoisse du danger.

Dans sa marche, Ghânim aperçut au loin une lumière qui semblait venir vers lui. A l'examen, il se rendit compte qu'il s'agissait de trois serviteurs : celui qui allait en tête tenait une lanterne, et ceux qui marchaient derrière portaient une caisse. Et tout ce petit monde se dirigeait vers le cimetière. C'en était trop pour Ghânim, qui grimpa au premier palmier venu, et se lova dans sa cime, d'où il pouvait observer le manège des trois arrivants : ceux-ci étaient entrés dans le cimetière, et avaient posé la caisse précisément au pied de l'arbre où s'était perché notre héros tremblant, qui ne cessait de demander refuge à Dieu contre Satan et prononçait cette formule : " Puissent mon père et ma mère intercéder ensemble pour que je sois, cette nuit, délivré de ces persécuteurs là ! " Mais que pouvait-il y avoir dans cette caisse, posée par terre, et pour laquelle, visiblement, deux des serviteurs se mettaient à creuser un trou, tandis que le troisième à mesure écartait au loin la terre qu'ils en retiraient. Finalement, une véritable fosse fut creusée, aux dimensions exactes de la caisse, c'est-à-dire que, pour la profondeur, elle équivalait à la moitié de la taille d'un homme. La caisse fut descendue puis recouverte de la terre des déblais, et c'est seulement cette opération une fois menée à bien que les trois hommes quittèrent d'un pas rapide le cimetière après l'avoir refermé derrière eux. Mais Ghânim avait saisi ces paroles au passage : " Mieux vaut, disait l'un d'eux, que nous ne lambinions pas, nous n'avons nulle envie de rencontrer qui que ce soit… " ( Les Mille et Une Nuits, Édition intégrale établie par René R.Khawam, Phébus libretto, p. 277-288)

 

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Analyse du voyage de Ghânim à Baghdad