La force de l'amour - Séduction
à la recherche de Ghânim




Sonja Knips par Klimt

http://ilyaunsiecle.blog.lemonde.fr/2007/12/page/2/

La force de l'amour - Séduction à la recherche de Ghânim

Séduction passa la nuit dans sa chambre. Le lendemain matin, elle demanda audience au khalife : elle voulait la permission de partir en personne à la recherche de Ghânim. Elle prit avec elle un sac contenant mille pièces d'or et monta sur une des mules de l'écurie du khalife, qu'on avait harnachée en l'ornant de plaques dorées sur la selle. Accompagnée de deux eunuques, elle entreprit de visiter toutes les mosquées l'une après l'autre, les dervicheries l'une après l'autre et dans chaque établissement prélevait sur son sac de pièces de quoi faire des dons aux étrangers, aux pauvres, aux clercs et aux derviches, dans l'espoir que leurs pièces l'aideraient à obtenir la seule grâce qu'elle demandait : trouver enfin le bien-aimé de son cœur, le jeune Ghânim.

Le soir, elle retourna au palais. Chaque jour, elle fit la même sortie, et quotidiennement, elle distribua les mille pièces d'or que contenait son sac. Dans ses tournées, elle entendit parler du syndic des joailliers, un homme de bien, disait-on, très riche, et qui dépensait toute sa fortune à aider les étrangers, les pauvres et les malades. La lendemain, matin, précédée des deux eunuques qui portaient chacun à la main une canne dorée, elle enfourcha la mule et se rendit au caravansérail de la corporation, où elle demanda à voir le syndic en question. L'homme vint à elle et la salua ; il avait appris qu'elle vivait au palais dans l'entourage du khalife. " Je suis ton esclave, attentif à tes ordres et tout prêt à les exécuter, commença-t-il. Commande et j'obéirai ". Lui remettant un sac de cinq mille pièces d'or, Séduction lui dit : " J'ai entendu parler de ta générosité proverbiale envers les malades et les étrangers. Prends ce sac et distribues-en aussi le contenu à tes protégés. - Oreille attentive et bon vouloir, ô dame mienne ! répondit-il. Mais daignerais-tu venir jusqu'à ma demeure, et de plus assez vite, même si cela te dérange un peu, car je vois que tu aimes avec dévotion les pauvres et les déshérités. Là, je te montrerai, ô dame mienne, deux femmes étrangères que j'ai trouvées sur la route, hier au soir. Leur état fait pitié : elles mériteraient que tu les aides et leur octroies quelque secours. . Je n'ai rien pu obtenir d'elles, ni qu'elles me disent leur pays d'origine, ni qu'elles me racontent leurs souffrances, mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elles sont dénuées de tout, et pourtant elles semblent issues d'un milieu aisé. Pour leur apparence, elle est maintenant effrayante : le soleil leur a brûlé tout le corps et aussi le visage. Je n'ai pas eu le temps de leur demander des détails sur elles, car ma femme s'est hâtée de leur laver la face, les pieds et les mains, et de leur donner des effets propres, puis elles se sont endormies sur de vrais matelas, comme il convient pour des femmes de qualité, ce qui transparaît de leurs manières. Par ta vie, ô dame mienne, quand je pense à elles, mon âme se déchire. Jamais, au grand jamais, je n'ai pu apprécier chez personne comme chez ces deux-là un tel bouquet de qualités réunies : bonne éducation, distinction, éloquence et instruction. "

Séduction s'empressa de répondre favorablement à cette invitation et se rendit à la maison du syndic, dont la femme qui l'avait reconnue, au premier regard, la reçut avec les honneurs dus à son rang. La visiteuse demanda alors à la maîtresse de maison quelques renseignements complémentaires sur les malheureuses étrangères. " Ô dame mienne, répondit la femme du syndic, elles dorment encore, elles étaient dans un tel état de fatigue ! Je leur prépare une soupe qu'elles prendront dès leur réveil. - Où couchent-elles ? continua Séduction. " La femme du syndic la mena dans la chambre qu'elle leur avait donnée. Le visage de la mère de Ghânim et celui de sa Nourriture-des-Cœurs frappaient Séduction qui les contempla et finit par s'écrier : " Gloire au Créateur Très-Grand ! Tout brûlés qu'ils sont par le soleil, ces visages sont beaux ! Mais les deux pauvres femmes s'étaient réveillées ; Séduction alla vers la plus âgée des deux, et lui parla ainsi : " Ô ma mère, je suis venue à seule fin de t'aider. Je voudrais que tu te procures ce qu'il faut pour vivre et puisses t'adapter ainsi à ton nouveau pays. Vois-tu, je suis du palais khalifal : en ville, je n'ai qu'à parler pour qu'on m'obéisse. - Louanges à Dieu - qu'Il soit exalté ! -, répondit la mère de Ghânim : Il ne nous a pas laissées seules, Il ne nous a pas oubliées après tout ce que nous avons dû essuyer de honte, de souffrances et d'humiliations ! " Elle pleurait et sa fille aussi ; Séduction et la femme du syndic mêlèrent leurs larmes à ce triste concert, car toutes ressentaient la même émotion. Séduction, au bout d'un moment, continua : " Ô ma mère, voudrais-tu nous raconter ce qui t'est arrivé ? - Ô dame mienne, répondit la mère, tout notre malheur, toutes nos tribulations ont pour origine une seule personne, l'une des concubines du khalife. On dit qu'elle s'appelle Séduction. Moi, je suis la femme du père La-Tornade, et la mère de Ghânim ; nous sommes originaires de Damas ".

L'effet de ces paroles sur Séduction fut si fort, ce discours lui causa une telle peine, qu'elle en tomba évanouie. Quand on lui eut aspergé le visage d'eau de rose et qu'elle fut revenue à elle, ce fut pour demander à la mère de Ghânim de poursuivre. L'autre reprit : " J'ai donc un fils, ô dame mienne, dont le nom est Ghânim. Ses affaires l'ont amené à Baghdad, et on l'a accusé d'avoir enlevé du palais khalifal la fameuse Séduction. Quand le khalife l'a fait rechercher pour le punir, il a pu s'échapper et s'éviter ainsi d'avoir la tête tranchée. Mais le souverain a écrit une lettre au gouverneur de Damas, son représentant, le sultan Mouhammad al-Zaynabî, par laquelle il lui intimait d'avoir à piller nos biens et nos richesses, de faire main basse sur tout ce que contenait notre maison avant de la transformer en un tas de ruines. Ensuite, toujours aux termes de ce rescrit, nous devions être promenées dans la ville pour être humiliées aux yeux de la population, et au bout de trois jours de ce traitement, nous serions bannies. En tout point le sultan se conforma aux instructions du khalife, et son dernier acte fut de nous expulser de Damas. C'est alors que nous sommes venues ici même, dans l'espoir que le destin nous permettrait de retrouver mon fils Ghânim. Le rencontrer nous consolerait de tous nos malheurs : nous en oublierions les biens perdus, la honte bue, la pauvreté et la faim qui nous tenaille. Le rencontrer nous ferait plus riches à nos yeux que n'importe quel mortel et effacerait de notre mémoire tous les malheurs qui nous ont frappées.

Hélas, mon fils Ghânim ! Par Dieu, tu es innocent de ce dont t'accuse le khalife. Hélas, ô mon bien-aimé, ô mon unique ! Tu n'es pas plus perpétré de crime contre le khalife que moi je n'ai attenté à son honneur ou à sa sécurité… - Tu as raison, ô ma mère. Par Dieu, je peux affirmer que ton fils est innocent des accusations portées contre lui par le khalife. Et pour preuve, il n'est que d'écouter ce que j'ai à te dire sur lui. - Ô dame mienne, s'écria la vieille, si je t'interromps, ce n'est qu'avec une pensée pure de toute mauvaise intention, mais dis-moi, tu connais donc mon fils Ghânim ? Comment cela se peut-il ? - Hélas, ô ma mère, convint Séduction, je le connais et mieux encore que l'on ne peut penser… " Elle s'arrêta malgré elle, car un cri venait éclore sur ses lèvres, qui se transforma en un sanglot, mais elle reprit d'une voix haletante : " Hélas ! Ô Ghânim ! Ô mon bien-aimé ! Toi qui es plus beau que la lumière du soleil et plus parfait que le clair de la lune ! Viens vite ! Rejoins celle qui fut la cause de tout ce que tu as enduré, vers celle que tu as tirée de la mort ! " Elle alla se presser contre la poitrine de la mère de Ghânim et la serra dans ses bras avec ces mots : " Hélas ! Ô ma mère, cette Séduction, cette femme dont tu te plains avec la plus juste des raisons du monde, elle n'est autre que moi. Je suis ta servante, je suis ton esclave ". Elle embrassait aussi la sœur de Ghânim, la jeune Nourriture-des-Cœurs, qu'elle serrait également contre elle, et elle continuait : " Oui, c'est moi Séduction, je suis Séduction, la cause de tous les malheurs qui ont fondu sur vous, c'est moi. Mais je demande à Dieu - qu'Il soit exalté ! - de nous réunir, Ghânim et moi, car le khalife a désormais manifesté sa mansuétude et envers lui et envers moi. Il s'est aperçu que Ghânim était innocent et il a reconnu en lui un homme de haut parage et un loyal sujet, contre lequel il avait commis un déni de justice. Il vient d'envoyer un héraut qui annoncera par tout le royaume qu'il n'a désormais d'autre but que de lui octroyer ses dons et qu'il considère que le banni peut se tenir pour rentré en grâce. Cette proclamation vise à faire venir Ghânim auprès de lui, dès qu'il l'entendra, quel que soit l'endroit du pays où il se cache. Pendant ce temps, ô dame mienne, je le cherche aussi, mettant tout en œuvre pour le retrouver. Pour te donner la preuve de la mansuétude du khalife envers nous deux, apprends que le souverain me destine pour épouse à ton fils. J'ai dû mettre le khalife au courant de ce que je dois à Ghânim, qui m'a honorée et servie avec autant de dévouement que de fidélité, et dès que je l'ai fait, alors il s'est repenti : il compte bien nous dédommager tous les deux et accorder ses dons à chacun de nous. Cela devrait nous rassurer, et j'espère, avec l'aide du Dieu Très-Haut, pouvoir retrouver Ghânim comme je vous ai trouvées. Pour les biens qu'il avait, là encore vous pouvez être tranquilles, car ils sont provisoirement chez moi, confiés à ma bonne garde, et rien jusqu'ici n'en a été retranché. Certes, je sais que vous ne songez en ce moment ni à l'argent ni aux autres biens matériels, et que vous vous souciez uniquement de votre garçon unique, car tout l'or du monde est encore inférieur à un seul regard de Ghânim. Je mets mon espoir en Dieu et souhaite qu'il nous mette toutes trois sous peu en sa présence. Ne vous découragez pas : si Dieu le permet, ce jour que nous vivons marquera la fin de nos chagrins et le commencement de notre bonheur, car Ghânim sera parmi nous. Et songez que le khalife a l'intention de vous couvrir de bienfaits pour que vous puissiez oublier le tort qu'il vous a causé. "

La mère de Ghânim allait d'émerveillement en émerveillement, à entendre de telles paroles. Mais la conversation en était là, quand le syndic des joailliers, le maître de la maison où se déroulait cet échange, amena avec lui un jeune homme, un malheureux voyageur dont la santé était chancelante, qu'il ne tardait pas à installer dans une des chambres de sa demeure et pour lequel il donna à la domesticité ordre de se mettre à son service et de lui apporter tout ce qu'il lui fallait. Après quoi il revint vers Séduction avec ces mots : " Ô dame mienne, je viens de croiser sur ma route un chamelier ; sur sa bête il transportait un jeune homme dont l'état m'a paru désespéré. Simplement à la voir, il m'a l'air d'appartenir à un excellent milieu, mais quand je lui ai demandé d'où il était, quels étaient son nom et sa région d'origine, il ne m'a fait aucune réponse. Il s'est contenté de me regarder et les larmes ont jailli de ses yeux. J'ai trouvé préférable de demander au chamelier de renoncer à son idée : plutôt que de le conduire à l'endroit où l'on soigne une population mélangée, il le mènerait ici même, chez moi, où il pourrait retrouver quelque chose des conditions et de l'aisance dans lesquelles il a vécu jusqu'ici. ". Séduction sentit immédiatement son cœur faire des bonds dans sa poitrine : " Marche devant moi, souffla-t-elle au joaillier, et montre-moi ce jeune homme. Il faut que je voie ses traits… ".

Tandis que le syndic des joailliers la menait jusqu'à la chambre où reposait le jeune homme, la mère, qui avait entendu la nouvelle, disait à sa fille : " Qui sait ma fille si ton frère est encore en vie. Qui pourrait jurer que ce malheureux dont vient de parler notre hôte, ce jeune homme malade et pauvre, n'est pas ton frère, précisément. ? Car il n'y a aucun doute que ces caractères aussi, hélas, il les partage, et que même il les ait portés à un degré encore plus haut… ". Séduction, qui avait marché sur les pas du syndic, était pour lors dans la chambre de l'étranger, qu'elle dévisagea ; en effet, son état n'était pas encourageant, avec son visage hâve, ses yeux clos et son cœur qui ne battait plus que comme l'aile de l'oiseau dans son vol plané. Mais, pour elle, quelle bizarre sensation : elle était incapable de savoir si ce corps moribond était ou non celui de Ghânim ! Elle lui demanda, dans le creux de l'oreille : " Ghânim ! ô Ghânim ! Est-ce toi ? " Mais le jeune homme ne donnait aucune réponse. Alors, elle reprit : " Hélas ! ô Ghânim ! Le Seigneur mien m'accordera-t-il si peu que ce soit un bienfait, et permettra-t-il pour que je me réunisse à toi ne serai-ce que quelques instants, que je te voie une fois, une seule ? Ô Seigneur mien, est-ce Ghânim ou non ? "

Elle reprit son examen et, à chaque place de son corps qu'elle scrutait, son cœur lui dictait : " Oui c'est Ghânim ". Elle revenait sur sa première opinion, fondée sur le silence qu'avait rencontré son appel, mais elle hésitait encore : " Je me suis trompée : cet étranger n'est pas Ghânim, sans quoi il aurait entendu la voix de Séduction. A moins que sa maladie et sa fatigue ne l'aient rendu sourd… Hélas ! ô Ghânim, par la vie de Séduction qui t'est chère, réponds-moi, ô mon âme, si tu es Ghânim ". Ces mots firent ouvrir les yeux du jeune homme, qui reconnut tant bien que mal les traits de la personne à son chevet ; pas de doute c'était Séduction…Et elle, qui attendait d'être reconnue pour être sûre de son fait, sut alors que c'était bien Ghânim. Dans souffle, qui semblait résumer ses dernières forces, le faible garçon laissa échapper ces mots : C'est donc toi, ô dame mienne, ô Séduction, ô mon âme ? " Son murmure laissa place à un léger cri, puis il reprit : " Quel est ce prodige ? Est-ce un rêve ou suis-je bien éveillé ? " Mais l'effort et la joie lui ravirent le peu de sens qui lui restaient. Séduction se précipita pour le serrer dans ses bras, tandis que le maître de maison courrait chercher de l'eau de rose additionnée de musc. Et quand, le visage, aspergé de ce liquide, Ghânim finit par reprendre connaissance, il remua la tête en tous sens, pour essayer d'apercevoir de nouveau Séduction ; quand il la vit, il n'en crut pas ses yeux : " Hélas, se plaignait-il, ce n'est qu'un songe ! Ô Seigneur mien, puisses-Tu me faire la grâce de me la montrer dans la réalité ! Hélas ! mon âme ! Comme ce songe est doux !... Où est Séduction, le sang de mon cœur ? Ô dame mienne, m'as-tu parlé pour de bon, ou bien est-ce en rêve que j'ai entendu ta voix, dans les incohérences que procure une pure vision ? "

L'hôte des lieux préférait voir Séduction sortir de la chambre, car il souhaitait parler à Ghânim en particulier : " Non, mon fils, lui dit-il, ce n'est pas un songe, c'est vraiment ta bien-aimée, c'est Séduction qui s'est adressée à toi. Il valait mieux, pour ta santé, lui faire quitter la chambre : vois, tu es fatigué, tu es malade. Et il faut trouver, dans le sommeil de quoi refaire tes forces. Après ce somme, mon fils, et quand tu seras plus vigoureux, Séduction reviendra auprès de toi. Console-toi, mon fils, rassemble tes forces, puisque les Justes et les Amis de Dieu ont intercédé en ta faveur. Je le crois, tu es Ghânim, celui dont le nom figurait dans la déclaration que le héraut a criée dans tout le pays, à la demande du khalife, et où il était dit que l'Émir des Croyants, dans sa mansuétude t'accordait le pardon. Le message disait aussi que si le personnage recherché se présentait devant l'Émir des Croyants, il recevrait du souverain les dons et les honneurs promis. Aie donc l'esprit en repos, mon fils et sois rassuré sur ta situation. Ne songe qu'à te rétablir, n'aie en vue que le retour de tes forces ; le reste de l'Aventure, dame Séduction te le racontera. Avec ta permission, je vais donc me retirer, afin de te rapporter bien vite de quoi te revigorer ".
(Les Mille et Une Nuits, Traduction R. Khawam, Phébus libretto, 4è tome, p. 346-356)

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Analyse de Séduction à la recherche de Ghânim