La maïeutique de Socrate




La mort de Socrate

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La maïeutique de Socrate

 

SOCR. : C'est, mon cher Théètète, que tu éprouves des douleurs d'enfantement, et la raison en est que ton âme est, non point
vide, mais grosse au contraire. -
THEET. : Je ne sais pas, Socrate ! Ce que je dis, c'est, à la vérité, ce que je ressens. (a) -
SOCR. : Alors, plaisant jeune homme que tu es, tu n'as donc pas entendu dire que je suis le fils d'une sage-femme, tout à fait distinguée et sérieuse, Phénarète ? -
THEET. : Oui, déjà je l'ai entendu dire. -
SOCR. : Et n'as-tu pas entendu dire aussi que je pratique le même métier ? -
THEET. : Non, point du tout ! -
SOCR. : Eh bien! te voilà renseigné ! Ne va pas, pourtant, me dénoncer aux autres; car on ne sait pas, camarade, que j'ai ce métier-là, et, comme on l'ignore, au lieu, sur mon compte, de dire cela, on prétend que je suis le plus déroutant des hommes et que je ne fais que mettre les autres dans l'embarras ! Cela aussi, ne 1'as-tu pas entendu dire ? (b)-
THEET. : Ma foi, oui ! -
SOCR. : Or, dois-je t'en dire la raison ? -
THEET. : Hé oui ! absolument. -
SOCR. : Songe alors à ce qui caractérise les sages-femmes, à tout sans exception; et tu seras plus aisément instruit de ce dont je souhaite t'instruire. Tu sais en effet, je suppose, qu'aucune femme, encore en état d'être fécondée et d'enfanter, n'en accouche d'autres, mais que c'est le rôle de celles qui sont désormais incapables d'enfanter. -
THEET. : Hé ! absolument. -
SOCR. : Or, c'est à Artémis que remonte, dit-on, cet usage. N'ayant point enfanté, elle a eu pour son lot l'enfantement : sur ce, aux femmes stériles elle n'a point, à ce qu'on dit, accordé d'être accoucheuses, (c) parce que la faiblesse de 1'humaine nature est trop grande pour lui permettre de s'initier à un art concernant des choses dont elle n'a point d'expérience ; elle en a au contraire prescrit 1'exercice aux femmes qui, par l'effet de l'âge, ne peuvent plus enfanter, honorant de la sorte la ressemblance de leur cas avec le sien propre. -
THEET. : C'est bien naturel. -
SOCR. : Mais ceci n'est-il pas naturel encore, aussi bien que nécessaire, qu'il appartienne aux sages-femmes, plutôt qu'aux autres, de reconnaître si une femme est grosse ou ne l'est pas ?
THEET. : Hé ! absolument. -
SOCR. : II n'est pas moins certain, n'est-ce pas? que, en administrant des médicaments ou en prononcant des incantations, les sages-femmes (d) peuvent donner l'éveil aux douleurs d'enfantement, ou bien, à leur gré, les amollir, et que, si elles jugent utile l'avortement du foetus encore peu avancé, elles le font avorter ? -
THEET. : C'est exact. -
SOCR. : Mais ceci encore, ne t'en es-tu pas rendu compte aussi à leur sujet ? Qu'il n'y a pas aussi plus habiles entremetteuses, vu qu'elles sont on ne peut plus expertes à discerner quel homme et quelle femme doivent être unis, pour que celle-ci enfante la plus belle progéniture possible ? -
THEET. : Voilà une chose que justement je ne savais pas ! -
SOCR. : Sache pourtant que de ce talent elles s'enorgueillissent plus que de savoir couper Ie cordon ! (e) Songes-y en effet : est-ce au même art, ou bien à un art différent, qu'il appartient, selon toi, d'entretenir et de récolter les produits de la terre, et, d'un autre côté, de discerner en quelle terre doivent être déposés tel plant ou telle semence ? -
THEET. : Non, ce n'est pas à un art différent, mais au même. -
SOCR. : Or, dans le cas de la femme, mon cher, autre est-il, selon toi, 1'art auquel appartient de réaliser 1'opération analogue, et autre, celui d'en récolter le fruit ? -
THEET. : Du moins n'est-ce pas probable ! (a)-
SOCR. : Ce ne l'est pas en effet. Toutefois, cette immorale et grossière copulation d'un homme avec une femme, que désigne le mot de prostitution, fait que les sages-femmes, en leur qualité de personnes pleines de dignité, fuient ce rôle d'entremetteuses, dans la crainte qu'à le pratiquer elles ne tombent sous le coup de 1'accusation dont il s'agit. Il est vrai, pourtant, que c'est bien aux authentiques sages-femmes, et à elles seules, qu'il convient de s'employer droitement à être entremetteuses! -
THEET. : C'est évident. -
SOCR. : Voilà quelle est, somme toute, 1'étendue de 1'office des sages-femmes, moindre cependant que ne l'est 1'étendue du mien. Les femmes en effet n'ont pas la propriété d'enfanter, parfois, des simulacres, (b) tandis que, d'autres fois, ce seraient des êtres réels et qu'il y aurait là un discernement difficile à effectuer. Suppose en effet qu'elles eussent cette propriété, ce serait pour les sages-femmes leur plus importante et leur plus belle tâche, de distinguer ce qui est vrai de ce qui ne 1'est pas. N'est-ce point ton avis ? -
THEET. : Oui, ma foi ! -
SOCR. : Quant à mon art d'accoucher à moi, il a, par ailleurs, toutes les mêmes propriétés que celui des sages-femmes, mais il en diffère en ce que ce sont des hommes, et non des femmes qu'il accouche; en ce que, en outre, c'est sur 1'enfantement de leurs âmes, et non de leurs corps, que porte son examen. D'un autre côté, ce qu'il y a, dans mon art à moi, de plus important, (c) c'est d'être capable de faire sur la pensée d'un jeune homme, de toutes les manières possibles, 1'épreuve de ce qu'elle enfante, et de voir si c'est un simulacre et une illusion, ou bien quelque chose de viable et de vrai. Le fait est que ce caractère même qui appartient aux sages-femmes, moi aussi je le possède : chez moi il n'y a point d'enfantement de savoir, et le reproche que précisément m'ont déjà fait bien des gens, de poser des questions aux autres et de ne rien produire moi-même sur aucun sujet faute de posséder aucun savoir, est un reproche bien fondé. Quant à la raison de cela, la voici : le Dieu me force à pratiquer l'accouchement, tandis qu'il m'a empêché de procréer. (d) Ainsi donc je ne suis précisément savant en rien ; chez moi il ne s'est fait non plus aucune découverte, de nature à être un rejeton de mon âme à moi. D'autre part, ceux qui me fréquentent donnent, pour commencer, l'impression d'être ignorants, quelques-uns même de 1'être absolument; mais chez tous, avec les progrès de cette fréquentation et la permission éventuelle du Dieu, c'est merveille tout ce qu'ils gagnent, à leurs propres yeux comme aux yeux d'autrui; ce qui en outre est clair comme le jour, c'est que de moi ils n'ont jamais rien appris, mais que c'est de leur propre fonds qu'ils ont, personnellement, fait nombre de belles découvertes, par eux-mêmes enfantées. Leur accouchement, à la vérité, il est 1'oeuvre du Dieu, et la mienne.

Or, voici ce qui le manifeste : il est arrivé que beaucoup, ayant méconnu cela (e) et s'en attribuant le mérite à eux-mêmes, n'ont eu pour ma personne que du dédain et, de leur propre conseil ou sur le conseil d'autrui, se sont éloignés de moi avant le temps voulu ; puis, une fois loin, en même temps que par 1'effet d'une mauvaise fréquentation, ils ont fait avorter ce qu'il restait encore à mettre au jour, ils ont ruiné ce dont je les avais accouchés, plaçant à -plus haut prix que la vérité, des illusions et des simulacres, finissant par passer pour ignorants à leurs propres yeux comme aux yeux d'autrui. De ce nombre fut Aristide, le fils de Lysimaque, (a) ainsi qu'un très grand nombre d'autres. Quand le besoin qu'ils éprouvent à nouveau de me fréquenter me les ramène, avec d'extraordinaires manifestations, alors il y en a que, survenant en moi, la voix de mon Démon m'empêche de fréquenter, d'autres pour lesquels elle me le permet ; et, de nouveau, ceux-là y trouvent à gagner. Or, l'état où justement se trouvent ceux qui me fréquentent, cet état est aussi tout pareil à celui des femmes qui enfantent: ils éprouvent en effet des douleurs d'enfantement; et ils sont pleins, dans leurs nuits comme dans leurs journées, d'un tourment beaucoup plus cruel que celui des femmes dont je parle. Mais voilà quelles douleurs d'enfantement mon art est capable d'éveiller aussi bien que de calmer, et c'est assurément ce qui a lieu pour ceux-là ! (b) II y en a d'autres en revanche, Théétète, dont il arrive que 1'âme me paraisse en quelque sorte n'être point grosse : ayant reconnu qu'ils n'ont de moi nul besoin, je m'entremets avec bienveillance pour les marier, et, avec 1'aide de Dieu pour bien dire, je conjecture on ne peut mieux quels sont les hommes dont la fréquentation leur sera profitable; c'est ainsi que beaucoup d'entre eux, je les ai donnés en mariage à Prodicos, et beaucoup à d'autres savants et divins personnages !
Voici, excellent Théétète, pour quel motif enfin, je t'ai tenu ce long propos : c'est que, je le soupconne et toi-même tu en as la conscience, tu éprouves des douleurs d'enfantement, parce qu'au-dedans de toi tu portes quelque chose ! Produis-toi donc devant moi, comme devant le fils d'une sage-femme, lequel a lui-même compétence d'accoucheur, (c) et, aux questions que je te poserai mets tout ton zèle à répondre selon ce dont tu seras capable; puis, si par hasard, en examinant quelqu'une des choses que tu diras, je la tiens pour être un simulacre et une non-vérité, qu'après cela je l'extirpe en douceur et que je la rejette, n'entre pas en fureur, ainsi que font, pour leur enfant, les femmes qui accouchent pour la première fois. Nombreux sont déjà en effet, merveilleux garçon, ceux qui, à mon égard, sont dans des dispositions telles qu'ils sont tout bonnement prêts à mordre, quand je leur retire quelque baliverne ! Et ils ne se doutent pas que ce que j'en fais, c'est par bienveillance, tant ils sont loin de savoir qu'il n'y a chez aucun Dieu de malveillance à 1'égard des hommes (d) ; que moi, ce n'est pas davantage par malveillance qu'en tout cela j'agis de la sorte; qu'à mes yeux, au contraire, il n'y a absolument pas de justice à convenir du faux et à annuler le vrai!
Reprenons donc du commencement, Théétète : en quoi peut bien consister la connaissance ? essaie de le dire et ne va pas prétendre que tu en es incapable ! Car, avec la permission de Dieu et si tu agis comme un homme, tu en seras capable. -

Platon, La Pleiade, Le Théétète, 148e à 151d

 

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Analyse de la maïeutique de Socrate