Le deuxième frère du barbier





Lupanar

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Le deuxième frère du barbier


" Glouglou ", tel est le surnom de mon frère puîné, celui qui a eu une attaque de paralysie. Un jour qu'il s'en allait en ville pour quelque commission, une vieille femme l'aborda en ces termes : " Hé ! l'homme, arrête un instant que je te présente une requête. Si l'affaire te va, tu pourras demander au Dieu Très-Haut de choisir le meilleur des biens qui te seront offerts ". Mon frère s'arrêta pour lui prêter l'oreille. " Je vais te révéler quelque chose, reprit la vieille. Je connais un endroit agréable où tu pourras t'introduire, à condition que tu saches tenir ta langue… " Elle se tut un moment puis elle ajouta : " Que dirais-tu d'une maison bien bâtie, d'un jardin, d'un ruisseau d'eau vive, d'un amoncellement de fruits, d'un vin clairet et d'un visage à baiser qui serait aussi beau que la lune en son plein ?... ". A cette énumération, mon frère s'écria : " Une telle profusion existe-t-elle sur cette terre ? - Et tout cela est à toi si tu t'avères un homme intelligent, qui évites d'être indiscret et demeure silencieux. - Je suis ton homme ". La vieille poursuivit son chemin et mon frère lui emboîta le pas, déjà attentif à se conformer point par point à ses conseils. " Tu vas voir une adolescente, l'avertit la vieille, qui aime qu'on obéisse en tout à ses ordres. Elle ne supporte pas l'opposition, ne serait-ce que sur un détail. Si tu acceptes cette règle, tu régneras en maître sur son cœur. - Je suis prêt à ne pas lui apporter la moindre contradiction, répondit mon frère. "

Et il continua à suivre la vieille femme, qui l'amena à une vaste demeure, où elle le fit entrer : de nombreux domestiques la gardaient, qui ne manquèrent pas de lui demander ce qu'il faisait là. - Taisez-vous, leur dit la vieille, et laissez-le tranquille. C'est un joaillier et nous avons besoin de ses services. " Mon frère pénétra dans une vaste cour, au milieu de laquelle avait été aménagé un jardin si beau que nul œil d'homme n'en avait jamais vu de pareil. La femme le fit asseoir sur un banc de pierre, lui aussi magnifique. Il n'attendit là qu'une heure, au bout de laquelle il perçut un grand tumulte de voix. C'était une compagnie de femmes, qui entouraient une adolescente toute pareille au disque brillant de la lune en son plein. Mon frère vit mieux la jeune fille quand elle fut plus près ; alors il se leva en face d'elle et lui fit ses hommages. Elle lui répondit par ses meilleurs souhaits de bienvenue et l'invita poliment à se rasseoir.

Elle se mit près de lui et lui adressa ce discours : " Que Dieu t'accorde la puissance. Y a-t-il en toi du bien ? - Ô dame, répondit mon frère, tout le bien imaginable ! ". Elle donna l'ordre de présenter les mets. De fort bons furent offerts et ils mangèrent. L'adolescente, cependant, n'avait cessé de rire, et lorsque mon frère la regardait, elle faisait semblant de se cacher de ses compagnes, comme si elle se moquait d'elles. Enfin et surtout, elle manifestait une certaine tendresse pour mon frère et plaisantait avec lui, tandis qu'il se voyait vaincu par le désir, ne doutant pas qu'elle-même fût amoureuse de lui et prête à lui accorder les satisfactions que demandait son état. Lorsqu'ils en eurent fini avec le repas, la boisson fut apportée. Puis dix servantes, telles des lunes en leur plein, se présentèrent, tenant des luths, et se mirent à chanter tous les airs langoureux de leur répertoire, à la grande émotion de mon frère. La jeune fille remplit son verre, le but, en remplit un autre et le présenta à mon frère qui s'était levé pour le recevoir de ses mains. Il lui fit des compliments, la remercia de ses bontés à son égard et but en son honneur. C'est alors qu'elle se rapprocha de lui et se mit à le frapper sur la nuque. Mon frère n'apprécia pas ce procédé insolite et tordit quelque peu le nez, pendant que la vieille lui faisait un signe de l'œil pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas à s'offusquer de cette familiarité. Il retrouva donc son air habituel et se rassit, comme la jouvencelle l'y engageait. Cette fois, non seulement il reçut d'elle le même coup sur la nuque, mais la bande des dames de compagnie fut invitée à lui faire subir le même traitement, pendant que la fille confiait à la vieille : " Je n'ai jamais rien vu de plus délicieux . - Oui, par Dieu ! ô ma maîtresse, approuvait la vieille ".
Après quoi, la jouvencelle enjoignit à ses compagnes de parfumer l'homme avec de l'encens et de l'asperger d'eau de rose. A lui, elle vint dire : " Que Dieu t'accorde la puissance ! Tu es entré dans ma maison en promettant de respecter les clauses prescrites, n'est-ce pas ? Eh bien, sache que celui qui refuse d'obéir, je le chasse de chez moi, mais celui qui se laisse faire, celui-là arrive à son but. - Mais, maîtresse, protesta mon frère, je suis ton esclave ". Elle ordonna au chœur des servantes de chanter à pleine voix, ce qu'elles firent. Puis elle appela l'une d'entre elles, à laquelle elle donna cet ordre : " Emmène cet homme qui est la fraîcheur de mes prunelles. Veille soigneusement sur lui, fais-lui son affaire et ramène-le-moi aussitôt ". Mon frère suivit la servante, ne sachant pas du tout ce que l'on voulait de lui. La vieille femme s'étant levée en même temps que lui, il lui demanda : " Dis-moi ce qu'elle attend de moi. Et que signifie cette servante qui prend en charge ? - N'aie pas d'inquiétude, rien de mauvais ne t'arrivera : il s'agit simplement de teindre les sourcils et de t'épiler la moustache. - Pour ce qui est de la teinture, passe encore, car elle se lave. Mais la moustache, non, c'est trop douloureux ! - Garde-toi de contrarier la jeune fille ! Son cœur s'est accroché à toi ". Mon frère prit son mal en patience et accepta les deux opérations prévues. Le travail terminé, la servante rejoignit sa maîtresse, qui lui déclara : " Il te reste une autre tâche, lui raser la barbe : je veux qu'il se présente à nous comme un adolescent aux joues privées de tout poil ! " La barbe fut rasée. " Réjouis-toi, glissa la vieille à mon frère. Si elle a voulu te traiter de la sorte, il n'y a qu'une raison à cela : elle t'aime d'un grand amour, voilà le fin mot. Patience, tu touches au but ! Mon frère endura stoïquement le traitement. Quand il reparut devant la jeune fille, elle se réjouit fort de la voir comme il était et rit tellement qu'elle en tomba à la renverse. " Seigneur, déclara-t-elle, la douceur de ton caractère t'a rendu maître de mon cœur. Puis il dut jurer, par le prix de sa vie à elle, qu'il ne dirait pas non si on le forçait à danser devant toute la compagnie. Il se leva et dansa. Il ne se trouva aucun objet à portée de main qui ne fût lancé sur lui par la jeune fille et ses compagnons. Il reçut une telle pluie de horions qu'il tomba à terre évanoui, épuisé par les projectiles reçus et les soufflets.

Quand il revint à lui, ce fut pour entendre la vieille lui dire : " C'est à présent que tu atteins au but. Sache qu'il ne te reste qu'une épreuve, pas plus. Voilà : la jeune fille a pour habitude, lorsqu'elle est soûle, de ne jamais se donner à aucun homme, qu'elle ne l'ait auparavant obligé à mettre bas tous ses vêtements, y compris sa culotte, puis, dans cet état, à courir après elle pour l'attraper. C'est bon pour le membre, qui, dans l'opération, se dresse et prend la position la plus favorable pour accomplir sa besogne. Alors, au bon moment, la jeune fille s'arrête dans sa course et se donne à son amant. Allez, enlève tes vêtements ". Mon frère fut bientôt dans le plus simple appareil. La fille lui dit, tout en se déshabillant elle aussi, mais en gardant ses pantalons : " Vas-y, prends ton élan. Et, si tu veux l'étreinte, cours pour m'avoir ". Elle se mit à entrer dans une pièce et à sortir par l'autre, poursuivie par mon frère, que le désir avait vaincu à un point tel qu'il se trouvait sans armes en avant, comme un fou. La fille entra soudain dans une chambre obscure. Lui entra derrière elle, marcha sur une trappe qui y était aménagée et que l'on avait recouverte d'une légère planche qui s'effondra sous ses pieds.

Il s'était à peine rendu compte de ce qui lui arrivait qu'il se vit en plein centre de la Halle aux Cuirs, au milieu des corroyeurs, qui criaient leur marchandise, achetant et vendant selon leur besoin. En apercevant mon frère en cet état, nu, la barbe rasée, les sourcils teints, les marchands l'entourèrent à grands renforts de cris et de vociférations, et se mirent à lui donner de leurs courroies su son cuir nu, jusqu'à ce qu'il perdît connaissance. Ils le placèrent alors sur le dos d'un âne, et le conduisirent au tribunal du gouverneur, devant la porte de la ville. Le gouverneur, arrivant sur les lieux, leur demanda qui était cet homme. "Ô notre maître, répondirent-ils, cet individu est tombé en cet état de la maison du vizir. " Mon frère fut condamné à ses cent coups de fouet et à l'exil. Je le rejoignis aussitôt hors de Bagdad, ô Émir des Croyants, et je lui fis repasser la porte de la ville, le temps de le munir du nécessaire pour son voyage. Si je n'avais pas été plein de courage, me serais-je conduit de cette manière avec cet infortuné, à demi brisé, qui risquait de mourir de faim sans mon secours ? " (Les Mille et Une Nuits, édition intégrale de René Kawam, Phébus, Libretto, 1980, tome II)

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Analyse du deuxième frère du barbier