Robin Benjamin CM2 Foncine-le-Haut
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Le fil d'araignée
Voici ce qui advint un jour au paradis. Shakiamouni flânait solitaire
et serein dans la beauté des fleurs, au bord d'un lac céleste.
La brise parfumée ridait à peine l'eau. C'était un matin
de printemps ordinaire, doux et parfait. Or, comme ce dieu tranquille cheminait
à pas lents dans l'herbe tiède de la rive, son regard se laissa
captiver par le scintillement du soleil sur les vagues transparentes. Il fit
halte et le désir lui vint de regarder, au travers de l'eau claire, ce
qui se passait ce matin-là dans le tréfonds du monde où
était l'enfer. Car sous ce lac du paradis, infiniment lointains mais
parfaitement visibles aux yeux divins de Shakiamouni, étaient les marais
de sang et de feu où remuait la foule épaisse des damnés.
Parmi cette foule, le dieu remarqua un homme qui se débattait plus furieusement
que les autres, s'acharnait à se hisser sur les échines, à
tendre les mains aux cieux vides, à s'agripper aux flammes errantes pour
hurler sa révolte dans les fumées de soufre. Shakiamouni le reconnut
: c'était Kandata, un bandit de grande force et de haute gueule. Cet
homme n'avait occupé son séjour terrestre qu'à piller,
incendier et violer sans vergogne. Avait-il jamais eu le moindre élan
de bonté, même infime ? Shakiamouni s'interrogea, et lui vint,
comme une brume légère, un souvenir.
Un jour que Kandata traversait une forêt, traqué par une armée
de justiciers, il avait failli sur son chemin écraser une araignée.
Mais il avait retenu sa botte, par respect pour la vie de cette bête,
et avait eu pour elle une fugitive pensée fraternelle. Shakiamouni savoura
cet événement menu dans son esprit avec un bonheur imperceptible,
mais infini. " Peut-être est-il possible de racheter Kandata "
se dit-il. Près de lui, une araignée du paradis tissait sa toile
entre deux fleurs de lotus. Il saisit délicatement son fil entre ses
doigts d'ivoire et, à travers les eaux du lac, le dévida jusqu'aux
marécages de l'enfer.
Au milieu des maudits épuisés de tortures dont les faces blafardes
et gémissantes dérivaient autour de lui, Kandata, seul rebelle,
battant les flasques sanglantes et chassant les feux follets comme nuées
d'insectes, vit tout à coup luire ce fil d'araignée dans le ciel
noir. Il leva la tête et s'aperçut qu'il descendait en droite ligne
d'un trou brillant comme une étoile, au plus haut de la voûte.
Son coeur aussitôt bondit dans sa poitrine et l'espoir exaltant lui vint
de s'évader de ces miasmes où il croupissait. Avidement, il empoigna
le fil et de toutes ses forces se mit à grimper. En bon voleur qu'il
était, il savait agilement escalader dans les ténèbres,
mais l'étoile était lointaine, et le paradis plus haut encore.
Il s'essouffla à s'élever, perdit ses forces, et bientôt
incapable de mettre un poing devant l'autre, il décida de s'accorder
un instant de repos.
Il cessa donc de se hisser et regarda en bas. Il ne s'était pas exténué
en vain : les marais infernaux étaient déjà presque indistincts,
perdus dans une brume fauve, et dans l'air qu'il respirait ne régnait
plus l'oppressante puanteur qui accablait les lieux d'où il venait. "
Encore un effort et je suis sauvé, se dit-il avec une jubilation féroce.
A moi le paradis, à moi ! " Avant de reprendre son ascension, à
nouveau il pencha la tête pour se donner courage et s'emplir une dernière
fois le regard de l'enfer qu'il fuyait.
Alors, il vit, au fond des fonds, semblables à des fourmis dans des lueurs
de feux, des grappes de damnés, affolés d'espérance, s'agripper
au bout de la fine corde qu'il gravissait, et s'élever à sa suite.
" Malheur, se dit-il, ne voient-ils pas que le fil est fragile ? Il ne
me supporte que par miracle. Comment pourrait-il résister à cette
armée de malandrins ? Il va se rompre et nous allons tous retomber en
enfer, moi et ces maudits invivables ! Halte ! cria-t-il de toutes ses forces,
tremblant d'effroi et de colère. Qui vous a permis de grimper ? Ce fil
est à moi, à moi seul, damnés, lâchez-le ! "
A peine avait-il dit ces mots, la bouche contre ses poings, que le souffle de
sa voix, - ce seul souffle - brisa le fil tout net.
Au bord du lac du paradis, Shakiamouni vit Kandata tomber comme un point de
braise et tournoyer jusqu'à se fondre dans les lointaines brumes infernales.
Il était à jamais perdu maintenant. Rien ne pouvait plus le sauver.
" Comme les hommes sont étranges et peu simples, se dit le dieu,
soudain mélancolique. Pourquoi ce brigand a-t-il voulu se sauver seul
? " Il reprit sa promenade paisible au bord de l'eau, dans la brise indifférente
et les fleurs au parfum parfait. Il était midi au paradis et le soleil
dans le ciel n'avait pas encore rencontré le moindre nuage. (Conte de
l'Inde, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)
Mots-clef : états
infernaux, miséricorde, compassion pour une araignée, le fil du
salut, non-compassion pour les hommes, brumes infernales