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La République dans son ensemble est le récit fait
par Socrate à un ou plusieurs interlocuteurs anonymes, d'une conversation
qu'il a eue la veille au soir dans la maison de Céphale, au Pirée
avec une bande de jeunes menés par Polémarque, le fils de Céphale,
dans le cadre de la première fête organisée par Athènes
en l'honneur de la déesse thrace Bendis. Dans cette dernière
partie de la discussion, l'interlocuteur de Socrate est Glaucon, l'un des
frères de Platon.
"[613e] En ce qui concerne en effet, repris-je, ce que le juste, pendant
sa vie, de la part des dieux et [614a] aussi des hommes, obtient en matière
de prix et aussi de salaires et de dons, à côté de ces
biens mêmes que la justice elle-même lui procurait, ainsi se pourrait-il
qu'il en soit.
Et ils sont, dit-il, fort beaux et solides.
Eh bien ceux-ci, repris-je, ne sont rien, ni par la quantité ni par
la grandeur par rapport à ceux qui attendent chacun des deux [le juste
et l'injuste] une fois morts ; et il faut entendre cela, pour que chacun des
deux d'entre eux ait reçu parfaitement en retour ce qu'on doit entendre
sous la conduite du logos. (2)
[614b] Tu devrais bien le dire, dit-il, car il n'y a pas grand choses de plus
agréable à entendre.
Mais ce n'est certes pas, repris-je, un conte à Alkinoos (3) que je
vais te faire, mais bien celui d'un vaillant homme (4), Er, fils d'Arménios,
de la race des Pamphyliens (5) ; après que jadis il eut été
tué au combat, parmi les morts qu'on enlevait au bout de dix jours
déjà putréfiés, il fut tout d'abord enlevé
en bon état, puis, transporté chez lui, alors qu'on s'apprêtait
à lui rendre les honneurs funèbres, au douzième jour,
étendu sur le feu, il revint à la vie, et, revenu à la
vie, raconta ce qu'il aurait vu là-bas. Il dit alors qu'après
être sortie de lui, son âme avait marché [614c] parmi beaucoup
d'autres et qu'elles étaient arrivées en un certain lieu quasi
divin (6), où il y avait en outre dans la terre deux ouvertures béantes
(7) voisines l'une de l'autre et pareillement dans le ciel au dessus mais
en direction opposée. Et des juges siégeaient entre elles, qui,
après avoir rendu leur jugement, ordonnaient d'une part aux justes
de marcher vers la droite et vers le haut à travers le ciel, leur attachant
sur le devant un signe de la manière dont ils avaient été
jugés, d'autre part aux injustes [ de marcher] vers la gauche et vers
le bas, ceux-là ayant derrière eux un signe de tout ce [614d]
qu'ils avaient fait. Lors donc que lui-même s'avance, on lui dit qu'il
lui faudrait devenir messager aux hommes des choses de [ce monde-] là
(8) et ils lui recommandent d'écouter et d'observer tout ce qui se
passe en ce lieu. Il vit donc en cette place d'une part, à travers
l'une des deux ouvertures béantes du ciel et de la terre, s'en aller
les âmes, après que celles-ci aient été jugées,
d'autre part à travers l'autre, de l'une d'une part en monter de la
terre, pleines de crasse et de poussière, de l'autre d'autre part,
en descendre d'autres du [614e] ciel, pures. Et celles qui arrivaient continuellement
paraissaient venir comme d'un grand voyage, et, revenant joyeuses vers la
prairie, posaient leurs tentes comme dans une assemblée de fête,
et se saluaient en outre mutuellement pour autant qu'elles se connaissaient,
et celles qui venaient de la terre s'informaient en outre auprès des
autres des choses de là-bas et celles qui venaient du ciel auprès
des premières, et elles se racontaient les unes aux autres en détail,
les unes [615a] en se lamentant et en pleurant en s'en ressouvenant, combien
de choses et lesquelles elles auraient subi et vu durant leur voyage sous
terre --or ce voyage est de mille ans--, et les autres au contraire qui venaient
du ciel racontaient des jouissances et des spectacles inimaginables de beauté.
(9) Assurément, ces nombreuses histoires, Ô Glaucon, prendraient
beaucoup de temps à raconter ; mais il dit que le point capital en
étaient ceci : quelque nombreuses que puissent être les injustices
qu'elles avaient commises et les victimes de chacune, pour toutes sans exception,
elles subissaient une peine tour à tour, pour chacune dix fois autant
--ceci étant donc une période de cent ans [615b] pour chacune,
de façon à être pareille à une vie humaine--, afin
qu'elles subissent un châtiment décuple de l'injustice, et si
par exemple certaines étaient responsables de beaucoup de morts, pour
avoir livré par trahison soit des cités, soit des armées
dans leurs campements, et les avoir jetées en esclavage, ou coresponsables
de quelque autre mauvais traitement, elles gagnaient pour chacun des souffrances
décuples de toutes celles-ci, et par contre si certaines avaient fait
de bonnes actions et étaient devenus justes et pieuses, selon les mêmes
principes, [615c] elles gagnaient leur récompense. Sur ceux qui avaient
passé tout de suite et avaient vécu peu de temps, il disait
d'autres choses non dignes de mémoire. Envers l'impiété
et la piété à l'égard des dieux et des ancêtres
et le meurtre commis de sa propre main, il racontait que les salaires étaient
encore plus grands.
Il dit en effet s'être trouvé à côté de quelqu'un
qui était interrogé par un autre sur le lieu où était
Ardiée le Grand. Or cet Ardiée était devenu tyran de
certaine cité de Pamphylie, et c'était alors la millième
année depuis ce temps-là, et il avait tué son vieux père
[615d] et son frère aîné, et il avait accompli encore
beaucoup d'autres choses impies, à ce que l'on racontait. Il dit donc
que celui qui était interrogé répondit : "il n'est
pas venu," et ajouta : "jamais il ne pourra venir ici. C'est qu'en
effet, nous avons aussi assisté, entre autres spectacles terrifiants,
à ceci : alors que nous étions près de l'ouverture, sur
le point de remonter, après avoir subi toutes ces autres choses, de
dessus, nous le vîmes tout à coup, lui et d'autres --la plupart
d'entre eux des tyrans ; mais il y avait aussi de simples particuliers [615e]
qui avaient commis des fautes graves ; eux qui pensaient qu'ils allaient remonter
de là, l'ouverture ne les accepta pas, mais mugissait à chaque
fois que l'un de ces individus si incurablement en proie à la débilité
(10) ou n'ayant pas subi une peine suffisante tentait de remonter. Alors même,
dit-il, des hommes sauvages, qui paraissaient tout de feu, établis
non loin et instruits par le bruit, en emmenaient certains après les
avoir séparés, mais cet Ardiée et d'autres, leur enchaînant
[616a] les mains, les pieds et la tête, les saisissant et les écorchant,
ils les tiraient à l'écart le long du chemin, les cardant sur
des genets épineux, signifiant à ceux qui passaient sans cesse
le pourquoi de cela et qu'ils les emmenaient pour être jetés
dans le Tartare." Là certes, dit-il, il leur était venu
des craintes nombreuses et de toutes sortes, et celle-ci par dessus tout,
que n'advienne pour chacun le bruit quand il remonterait, et c'est avec la
plus grande joie que chacun était remonté sans qu'il se fit
entendre. Telles étaient donc quelques unes des peines et des châtiments,
[616b] et par ailleurs des bienfaits qui leur étaient opposés.
Après que, pour chacun d'eux, sept jours dans la prairie se fussent
écoulés, se levant pour partir le huitième, il leur fallait
s'en aller pour arriver après quatre jours là d'où l'on
peut contempler, tendue d'en haut à travers tout le ciel et la terre,
une lumière droite comme une colonne, tout à fait semblable
à l'arc-en-ciel, mais encore plus brillante et plus pure. On y arrive
en poursuivant son chemin pendant un jour et là même, on voit
au [616c] milieu de la lumière, venant du ciel, les extrémités
tendues de ses chaînes --en effet, cette lumière est un lien
du ciel qui, comme les armatures qui ceignent les flancs des trières,
tient ensemble toute la sphère céleste--, et tendu à
partir de ces extrémités, le fuseau de Nécessité
(Anagkè) (11), par lequel tournent toutes les sphères célestes,
et dont la tige et le crochet d'une part sont d'acier, le peson d'autre part
d'un mélange de cela et d'autres espèces. En outre, la [616d]
nature du peson est telle que voici : d'une part une forme extérieure
identique à celle de ceux d'ici, mais d'autre part, il faut comprendre
à partir de ce qu'il disait qu'il est tel que voici : comme si dans
un grand peson creux et évidé était ajusté de
part en part un autre pareil, mais plus petit, comme les vases qui s'ajustent
les uns dans les autres, et de même encore un troisième autre,
puis un quatrième, puis quatre autres. Huit en effet sont en tout les
pesons mis les uns dans les autres, [616e] leurs bords paraissant des cercles
d'en haut, parfaitement travaillés pour former la surface d'un seul
peson autour de la tige ; celle-ci en effet se prolonge de part et d'autre
à travers le milieu du huitième. Donc, le premier et le plus
à l'extérieur des pesons a le plus large cercle de bordure,
alors que celui du sixième [vient en] second, puis troisième
celui du quatrième, puis quatrième celui du huitième,
puis cinquième celui du septième, puis sixième celui
du cinquième, puis septième celui du troisième, puis
huitième celui du deuxième. Et celui du plus grand est bariolé,
cependant que celui du septième est le plus brillant, et celui [617a]
du huitième tient sa couleur du septième qui l'illumine, et
ceux du deuxième et du cinquième sont presque identiques l'un
à l'autre, plus jaunes que ceux-ci, et le troisième a une couleur
très blanche, le quatrième rougeâtre, le second en blancheur
[étant] le sixième. Et par ailleurs, d'une part le fuseau tout
entier enroulé se meut circulairement de son propre mouvement, d'autre
part, dans le tout accomplissant sa révolution, les sept cercles intérieurs
accomplissent lentement une révolution contraire à celle du
tout, et de ceux-ci, celui qui va le plus vite est le huitième, seconds
et à égalité [617b] l'un de l'autre, le septième,
le sixième et le cinquième ; puis au troisième rang vient,
à ce qui leur paraissait, dans ce mouvement circulaire inverse, le
quatrième, puis au quatrième le troisième et au cinquième
le second. En outre, lui-même tourne sur les genoux de la Nécessité.
(12) Et sur le haut de chacun des cercles se trouve une Sirène entraînée
avec lui dans son mouvement circulaire, émettant un unique son, un
unique ton ; et à partir de tous ceux-ci, qui sont huit, se fait entendre
un unique accord. D'autres encore, assises [617c] alentour à intervales
égaux, au nombre de trois, chacune sur un trône, filles de la
Nécessité, Moires (13), vêtues de blanc, portant des bandelettes
sur leur tête, Lachésis et Clôthô et Atropos (14),
chantent en accord avec les Sirènes, Lachésis ce qui est advenu,
Clôthô quant à elle, ce qui est, Atropos enfin, ce qui
doit arriver. Et la Clôthô, avec sa main droite posée dessus,
contribue au mouvement circulaire extérieur du fuseau, observant des
intervalles de temps, cependant que l'Atropos, de la gauche, fait de même
pour sa part avec ceux de l'intérieur ; la Lachésis enfin, [617d]
tout à tour, de l'une ou l'autre main, s'attache à l'un ou à
l'autre.
Eux donc, lorsqu'ils arrivent, doivent aussitôt aller vers la Lachésis.
Quelque interprète (15) les installe donc tout d'abord en ordre, puis,
prenant de sur les genoux de la Lachésis des sorts (16) et des modèles
de vies, montant sur quelque estrade élevée, il dit :
"Déclaration de la vierge Lachésis, fille de Nécessité.
Âmes éphémères ! c'est le début pour une
race mortelle d'un autre cycle porteur de mort. [617e] Ce n'est pas un "démon"
(17) qui vous tirera au sort, mais vous allez vous choisir vous-mêmes
un "démon". Que le premier que le sort désigne se
choisisse le premier une vie à laquelle il sera uni par nécessité.
Mais l'excellence (18) n'a pas de maître ; selon qu'il lui accordera
du prix ou ne lui en accordera pas, chacun en aura beaucoup ou peu. Celui
qui choisit est seul en cause ; dieu est hors de cause." (19)
Ayant dit cela, il lance les sorts (20) sur tous ; chacun ramasse pour lui
celui qui tombe à coté de lui, sauf lui [Er], lui n'y étant
en effet pas autorisé ; par ce qu'il ramassait était rendu manifeste
à quel rang il choisirait. [618a] Après cela, à nouveau,
il dépose les modèles de vies devant eux par terre, de beaucoup
plus nombreux que les présents, et il y en avait de toutes sortes :
vies en effet de tous êtres vivants et en particulier toutes celles
d'hommes ; il y avait en effet parmi elles des tyrannies, les unes qui allaient
jusqu'au terme de la vie, d'autres encore avortées au milieu, et se
terminant dans la pauvreté et l'exil et dans la mendicité ;
il y avait encore des vies d'hommes, les uns estimés, certains par
la forme et du fait de leur beauté ou de quelque autre vigueur [618b]
ou combativité, d'autres par la naissance et les mérites (21)
des ancêtres ; et d'autres méprisés sur tous ces points
; et pareillement pour les femmes. Mais le bon ordre de l'âme n'y était
pas inclus, du fait que, nécessairement, ayant choisi d'avoir une autre
vie, elle devenait différente. Quant aux autres choses, elles étaient
mêlées les unes aux autres, et avec des richesses et des pauvretés,
les unes avec des maladies, les autres avec des santés, d'autres encore
avec un moyen terme entres ces choses. Et c'est bien là, à ce
qu'il semble, mon cher Glaucon, le danger (22) absolu pour l'homme, et c'est
surtout pour cela [618c] qu'il faut veiller à ce que chacun d'entre
nous, insouciant des autres sciences, se fasse et chercheur et étudiant
de cette science par laquelle il serait possible de reconnaître (23)
et de parvenir à trouver quelqu'un qui ferait de nous des gens capables
et savants (24) pour diagnostiquer une vie soit honnête, soit défectueuse
(25), pour choisir le meilleur parmi tous les possibles toujours et partout,
analysant par la raison, de toutes ces choses dont on parlait à l'instant,
prises ensemble ou séparées, quel est, en fait d'excellence,
l'effet dans la vie, et pour se faire une idée (26) sur la question
de savoir quelle beauté mêlée à pauvreté
ou richesse et [618d] associée à quelle manière d'être
de l'âme produit mal ou bien, et ce que les bonnes naissances et les
basses naissances, les vies de simples particuliers ou de commandements, les
forces physiques et les manques de vigueur, les bonnes ou mauvaises dispositions
pour apprendre, et toutes ces choses qui, regardant l'âme, viennent
de la nature ou s'acquièrent, produisent mêlées les uns
aux autres, de sorte que, à partir de tout cela, il lui soit possible,
en tirant les conclusions raisonnables (27), de choisir, en fixant les yeux
sur la nature de l'âme, entre la pire et la meilleure [618e] vie, appelant
d'un côté pire celle qui la conduira là, à évoluer
vers le plus injuste, d'un autre côté meilleure celle, quelle
qu'elle soit, [qui la conduira à évoluer] vers le plus juste.
Et à tout le reste, il souhaitera bon vent, car nous avons vu que,
vivants aussi bien que morts, c'est là le meilleur choix. C'est donc
dur comme fer [619a] qu'il faut tenir cette opinion en allant vers l'Hadès,
pour rester, là-bas aussi, impavides devant des richesses et les maux
similaires, et pour ne pas, en se précipitant sur des tyrannies et
autres activités similaires, d'une part être l'artisan de nombreux
maux incurables, et d'autre part subir ensuite pire encore nous-mêmes,
mais se convaincre de toujours choisir la vie médiane parmi celles-ci
et de fuir les excès dans un sens ou dans l'autre aussi bien dans cette
vie-ci autant que possible que dans toute la suite ; car c'est ainsi que [619b]
l'homme devient le plus heureux. (28)
Et en effet, à ce moment précis, rapportait le messager de là-bas,
l'interprète parla ainsi : "Même pour le dernier à
s'approcher, qui choisirait avec intelligence, s'il fait preuve de fermeté
tant qu'il vivra, il se trouve là une vie désirable, et point
mauvaise. Pas plus que le premier pour le choix ne doit faire preuve d'insouciance,
le dernier ne doit faire preuve d'inquiétude." (29)
Or,[l'interprète] ayant ainsi parlé, il [Er] disait que le premier
désigné par le tirage au sort, s'avançant tout droit,
choisit la plus grande tyrannie, et, sous l'influence de son insanité
et de sa gloutonnerie, il choisit sans l'avoir en tous points convenablement
examinée, et [619c] il lui échappa qu'elle le destinait à
devoir manger ses propres enfants et autres maux ; mais quand il l'eut examinée
à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta sur son choix, ne
s'en tenant pas à ce qui avait été dit auparavant par
l'interprète ; car il ne s'estimait pas responsable, lui, de ces maux,
mais la fatalité et les "démons" (30) et tout plutôt
que lui. Or il était de ceux qui venaient du ciel ; c'est sous un régime
politique bien réglé que, dans sa vie antérieure, il
avait vécu ; c'est par la coutume, [619d] loin de la philosophie, qu'il
avait reçu sa part d'excellence. Et l'on peut même dire que les
moins nombreux n'étaient pas, parmi ceux qui se faisaient ainsi prendre,
ceux qui venaient du ciel, du fait qu'ils étaient sans entraînement
aux peines ; au contraire, parmi ceux de sous la terre, les plus nombreux,
du fait qu'ils avaient eux-mêmes souffert et en avaient vu d'autres
[souffrir], ne faisaient pas leur choix au pas de course. Et c'est bien pourquoi
une permutation entre les maux et les biens se produisait dans la plupart
des âmes, autant qu'à cause des hasards du tirage au sort : si
en effet toujours, chaque fois que quelqu'un arrive dans la vie d'ici-bas,
il philosophe sainement (31) [619e] et que le sort qui lui échoit ne
le place pas dans les derniers pour le choix, il risque (32), d'après
les nouvelles rapportées de là-bas, non seulement de vivre heureux
ici-bas, mais encore de faire, d'ici à là-bas et en retour vers
ici, un voyage, non pas souterrain et rude, mais calme et céleste.
Il [Er] disait en effet que c'était à la vérité
un spectacle digne d'être vu que la manière dont chacune [620a]
des âmes choisissait sa vie ; et il était en effet pitoyable
à voir, et risible et étonnant ; c'est en effet selon les habitudes
de leur vie antérieure que la plupart choisissaient. Il disait en effet
d'une part avoir vu une âme qui avait été autrefois celle
d'Orphée choisir une vie de cygne, ne voulant pas, par haine pour la
gent féminine du fait de sa mort par leur fait, naître enfanté
par une femme ; il avait vu d'autre part celle de Thamyras (33) choisir un
rossignol : il avait encore vu un cygne changer pour un choix de vie humaine,
et d'autres animaux musiciens pareillement. [620b] Et la vingtième
âme appelée par le sort de choisir une vie de lion : c'était
celle d'Ajax, fils de Télamon, évitant de redevenir homme, au
souvenir du jugement des armes. (34) La suivante fut celle d'Agamemnon ; par
haine elle aussi de la race humaine à cause de ce qu'elle avait subi,
elle changea pour une vie d'aigle. Placée par le sort au milieu, l'âme
d'Atalante (35), ayant remarqué les grands honneurs rendus à
un athlète homme, n'eut pas la force de passer outre, mais prit cela.
Après [620c] celle-là, il vit celle d'Épeios (36), fils
de Panopée, aller vers une nature de femme industrieuse ; loin, dans
les derniers rangs, il vit celle du bouffon Thersite (37) entrer dans un singe.
Puis, du fait du hasard, celle d'Ulysse, placée part le sort la dernière
de toutes, vint choisir, mais, délivrée par le souvenir des
peines antérieures du goût des honneurs (38), elle chercha en
tournant un long moment une vie d'homme privé étranger aux affaires,
et en trouva avec peine une étendue dans un coin et négligée
[620d] par les autres, et elle dit en la voyant qu'elle aurait agit de même,
le sort l'eut-il placée première, et contente, elle la prit
pour elle. Et en outre, toutes sortes de bêtes se transformaient en
hommes ou les unes dans les autres, les injustes d'un côté se
transformant en sauvages, les justes de l'autre en apprivoisées, et
tous les mélanges possibles s'opéraient.
Quand donc toutes les âmes eurent choisi leur vie, dans l'ordre où
elles avaient été placées par le sort, elles s'avancèrent
vers la Lachésis. Celle-ci envoie avec chacun le "démon"
(39) qu'il s'est choisi, ce gardien [620e] de sa vie chargé de l'accomplissement
de tout ce qui a été choisi. Celui-ci la conduit tout d'abord
vers la Clotho, sous la main de celle-ci qui s'occupe de la rotation du fuseau,
ratifiant la part (40) qu'elle s'est choisie après avoir été
tirée au sort. (41) S'étant à nouveau saisi d'elle, il
la conduit vers la filature de l'Atropos, rendant immuable ce qui a été
filé. Et puis de là, sans se retourner, elle va au pied du [621a]
trône de la Nécessité et passe complètement de
l'autre côté de celui-ci, et lorsque les autres sont passées,
elles marchent toutes vers la plaine de l'Oubli (Léthé) sous
une chaleur ardente et une canicule effrayante : celle-ci est en effet dénuée
d'arbres et de tout ce que la terre fait pousser. Elles campèrent donc,
une fois le soir venu, le long du fleuve Insouciance (Amelès), dont
aucun vase ne peut retenir l'eau. Il est donc nécessaire pour toutes
de boire une certaine mesure de cette eau, mais celles qui ne sont pas préservées
par la prudence en boivent plus que de mesure, et, chaque fois qu'on en boit
[621b] on oublie tout. Après qu'elles se furent couchées et
que fut arrivé le milieu de la nuit, le tonnerre et un tremblement
de terre se produisirent et de là soudain, les unes d'un côté,
les autres de l'autre, elles furent transportées en haut vers la génération,
filant comme des étoiles. Lui pour sa part fut empêché
de boire de l'eau ; par où cependant et comment il était retourné
vers sons corps, il n'en savait rien, mais tout à coup, levant les
yeux, il se vit au point du jour étendu sur le bûcher.
Et ainsi, Ô Glaucon, le mythe fut préservé et n'a pas
été perdu [621c] et peut nous sauver pour peu que nous nous
laissions persuader par lui, et nous franchirons heureusement le fleuve de
l'Oubli et notre âme ne sera pas souillée. Mais pour peu que
nous nous laissions persuader par moi, tenant l'âme pour immortelle
et capable de supporter aussi bien tous les maux que tous les biens, nous
nous en tiendrons toujours à la route montante et nous pratiquerons
de toute façon la justice en accord avec le sagesse, afin que nous
soyons chers à nous-mêmes et aux dieux, aussi bien pendant que
nous demeurons ici même que lorsque nous aurons gagné les récompenses
[621d] de celle-ci, comme les vainqueurs faisant le tour en quêtant,
et que, ici-bas et dans le voyage de mille ans que nous avons décrit
exhaustivement, nous agissions bien." (42)
République, X, 613e6-621d3
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 1999)
http://plato-dialogues.org/fr/tetra_4/republic/er.htm
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