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Le mythe de l'attelage ailé
" Sans doute en est-ce assez pour ce qui concerne son immortalité,
mais pour ce qui est de sa nature, voici comment il en faut parler : dire
quelle est cette nature est l'objet d'un exposé en tout point absolument
divin et bien long, mais dire à quoi elle ressemble, l'objet d'un exposé
humain et moins étendu, C'est donc de cette façon qu'il faut
que nous en parlions. Elle ressemble, dirai-je, à une force à
laquelle concourent par nature un attelage et son cocher, l'un et l'autre
soutenus par des ailes. Or donc, dans Ie cas des Dieux, les chevaux, aussi
bien que les cochers, sont, eux-mêmes, tous bons comme ils sont faits
de bons éléments, (b) tandis que, dans le cas des autres êtres,
il y a du mélange : premièrement, chez nous l'autorité
appartient à un cocher qui mène deux chevaux attelés
ensemble ; secondement, en l'un d'eux il a un beau et bon cheval, dont la
composition est de même sorte, tandis qu'en 1'autre il a une bête
dont les parties composantes sont contraires à celles du précédent,
comme est contraire sa nature. Dans ces conditions, c'est nécessairement,
par rapport à nous, une tâche difficile, une tâche peu
plaisante que de faire le cocher !
" Ceci dit, d'où vient maintenant que les noms de mortel, aussi
bien que d'immortel soient donnés au vivant, voilà ce qu'il
faut essayer de dire. Toute âme prend soin de tout ce qui est dépourvu
d'âme et, d'autre part, circule dans 1'univers entier, en S' y présentant
tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. (c) Or, lorsqu'elle
est parfaite et qu'elle a ses ailes, c'est dans les hauteurs qu'elle chemine,
c'est la totalité du monde qu'elle administre. Quand, au contraire,
elle a perdu les plumes de ses ailes, elle en est précipitée,
jusqu'à ce qu'elle se soit saisie de quelque chose de solide, et, une
fois qu'elle y a installé sa résidence, qu'elle a revêtu
un corps de terre auquel le pouvoir appartenant à l'âme donne
l'impression de se mouvoir lui-même, c'est à l'ensemble formé
d'une âme et d'un corps qui est un assemblage, qu'on a donné
le nom de vivant, c'est lui qui possède l'épithète de
mortel. Quant à la dénomination de vivant immortel, d'aucune
façon raisonnable on n'en a rendu raison ; mais, sans l'avoir vue et
sans nous en être fait une conception convenable, nous nous forgeons
de la Divinité cette conviction, qu'elle est (d) un vivant immortel,
qui possède une âme, qui possède un corps, mais chez qui
l'union naturelle de ces deux choses s'est faite pour une durée éternelle.
Que cependant il en soit de ce point, et qu'on en parle, de la manière
dont cela peut plaire à la Divinité ! envisageons maintenant
la cause de la perte par l' âme des plumes de ses ailes et, par suite,
de sa chute.
La procession céleste des âmes
" Or voici de quelle sorte peut bien être cette cause. C'est la
vertu naturelle de l'aile de mener vers le haut ce qui est pesant, en le faisant
monter aux régions élevées qu'habite la race des Dieux,
et, entre les choses qui se rapportent au corps, l'aile est, en un sens, ce
qui, au plus haut degré, participe au Divin. Quant au Divin, c'est
ce qui est beau, savant, bon et tout ce qui est du même genre ; (e)
qualités dont se nourrit, dont s'accroît, au plus haut degré
même, la membrure ailée de l'âme ; tandis que le laid,
le mauvais et les qualités contraires des précédentes
la font dépérir et la ruinent complètement. Celui, bien
entendu, qui dans le ciel s'avance le premier, poussant en avant son char
ailé, c'est Zeus, Ie grand chef, qui administre toutes choses et qui
veille à tout. A sa suite vient une armée de Dieux aussi bien
que de Démons, ordonnée suivant onze sections ; (a) car Hestia
reste dans la maison des Dieux, toute seule. Parmi les autres, tous ceux qui,
dans ce nombre de douze, ont été placés au rang de Dieux
commandant une section, sont chefs selon le rang auquel a été
rangé chacun d'eux. Grand est sans doute Ie nombre, grande est la béatitude
des spectacles dont l'intérieur du ciel est le théâtre,
ainsi que des évolutions qu'y accomplit dans ses rondes la race bienheureuse
des Dieux, chacun d'eux exécutant la tâche qui est proprement
la sienne ; et celui qui suit, c'est celui qui, à chaque fois, le veut
et le peut, car Envie est exclue du choeur des Dieux''. (b) Or, quand ceux-ci
vont au repas, je veux dire au festin, ils font route sur la montée
qui mène au sommet de la voûte qui couvre le ciel ; les chars
des Dieux, cela va de soi, faciles à mener en raison de l'équilibre
de l'attelage, font la route aisément, tandis que les autres la font
avec difficulté, car celui des chevaux qui est rétif de nature,
pesant de tout son poids, penche du côté de la terre, il rend
lourde la main de celui d'entre les cochers qui n' a pas su le bien dresser.
C'est à ce moment précis que l'âme a devant elle l'épreuve
suprême, la suprême lutte !
Le lieu qui est au-dessus du ciel
" Les âmes, en effet, qu'on nomme immortelles, toutes les fois
qu'elles se sont trouvées contre le sommet de la voûte céleste,
(c) s'étant avancées au dehors, se sont dressées sur
le dos de celle-ci ; et sa révolution circulaire les fait tourner,
ainsi dressées, tandis qu'elles contemplent les réalités
qui sont extérieures au Ciel. Or, ce lieu supra-céleste, nul
poète encore, de ceux d'ici-bas, n'a chanté d'hymne en son honneur,
et nul n'en chantera jamais qui en soit digne. Mais voici ce qu'il en est;
car c'est un fait qu'il faut oser dire ce qui est vrai, et particulièrement
quand c'est sur la vérité que l'on parle. La réalité,
te dis-je, qui, réellement, est sans couleur, sans forme, intangible
; objet de contemplation pour le pilote seul de l'âme, pour l'intellect
; à laquelle se rapporte (d) la famille du savoir authentique, c'est
ce lieu qu'elle occupe. Aussi la pensée d'un Dieu, en tant que nourrie
d'intellection et de savoir sans mélange, et, de même, la pensée
de toute âme à qui il importe de recevoir ce qui lui convient,
lorsque avec le temps elle a eu la vision du réel, cette pensée
s'en réjouit; la contemplation du vrai la nourrit et lui apporte le
bien-être, jusqu'au moment où la révolution circulaire
l'aura ramenée au même point. Or, au cours de cette révolution,
elle porte ses regards sur la Justice qui n'est que cela ; elle les porte
encore sur la Sagesse ; elle les porte sur un savoir (e) qui n'est pas celui
auquel s'attache le devenir, pas davantage, sans doute, celui qui change quand
en change l'objet ; une de ces choses que nous, à présent, nous
appelons des êtres ; mais le Savoir qui a pour objet ce qui est réellement
une réalité. Une fois qu'elle a, de la même manière,
contemplé les autres êtres qui réellement sont les réalités
et qu'elle s'en est régalée, alors, s'étant de nouveau
enfoncée dans l'interieur du ciel, la pensée dont je parle est
revenue à sa demeure. Ce retour de l'âme effectué, son
cocher, après avoir installé les chevaux devant la mangeoire,
leur a jeté leur ration d' ambroisie et, sur elle, il a versé
le nectar.
Ames non divines
(a) " Cette vie est celle des Dieux. Quant aux autres âmes, en
voici une qui, suivant les Dieux aussi parfaitement qu'elle peut, a, vers
la région extérieure au Ciel, élevé la tête
de son cocher, et elle a été emportée dans la révolution
circulaire, non sans être troublée par les chevaux et apercevant
avec peine les réalités ; en voici une autre qui tantôt
élève cette tête et tantôt l'enfonce, mais la violente
agitation de ses chevaux fait qu'elle aperçoit les unes et non les
autres ; le reste, assurément, vient à la suite, dans l'ardent
désir qu'elles ont, toutes sans exception, de gagner les hauteurs;
mais, comme elles y sont impuissantes, elles sont emportées pêle-mêle,
submergées, se foulant aux pieds et se bousculant au cours de la révolution,
(b) chacune s'efforcant de se mettre en avant d'une autre. Ainsi, c'est un
tumulte extrême, une lutte, des sueurs ; au cours de quoi, naturellement,
nombre d'entre elles, par la faute des cochers, sont estropiées, nombre
d'autres ont beaucoup de leurs plumes froissées, et toutes, recrues
de fatigue, s'éloignent sans avoir été initiées
à la contemplation du réel, et, une fois qu'elles s'en sont
éloignées, elles demandent à l'opinion leur aliment.
Donc, le motif de ce zèle sans borne pour voir où est la Plaine
de Vérité, c'est que de la prairie qui s'y trouve provient précisément
la pâture qui, on le sait, convient à ce qu'il y a dans l'âme
de plus parfait, (c) c'est que de cela se nourrit la nature de ce plumage
d'ailes, auquel l'âme doit sa légèreté.
Destinée finale des âmes:
A) après la chute et pendant la vie
" Un décret d'Adrastée est le suivant : toute âme
ayant appartenu à la compagnie d'un Dieu, a vu quelque chose des réalités
véritables, est saine et sauve jusqu'à la révolution
suivante, et, si toujours elle se montre capable de satisfaire à cette
condition, c'est pour toujours qu'elle est exempte de dommage ; mais lorsque,
ayant été incapable de suivre de près le Dieu, elle n'a
point vu, et que, victime de quelque disgrâce, gorgée d'oubli,
de méchanceté, elle s'est appesantie et que cet appesantissement
a fait tomber les plumes de ses ailes, qu'elle est tombée sur la terre,
c'est alors une loi (d) que, à la première génération,
elle ne s'implante en aucune forme de bête; mais au contraire que celle
qui aura vu le plus, s'implante dans une semence productrice d'un homme destiné
à devenir un ami du savoir, ou un ami de la beauté, ou un homme
cultivé et connaisseur en choses d'amour ; que l' âme de second
rang vienne donner naissance à un roi, bon législateur ou bien
habile à faire la guerre et à commander ; qu'avec celle du troisième
rang, ce soit à un politique, ou à quelque administrateur, ou
encore à un homme d'affaires ; celle du quatrième rang, à
un amateur des fatigues du gymnase ou bien à quelqu'un qui se consacrera
à la guérison des corps ; (e) celle du cinquième aura
une existence de devin ou bien de praticien des initiations ; à la
sixième place répondra le poète, et quiconque encore
use d'imitation ; à la septième, celui qui pratique un métier
ou cultive la terre ; à la huitième, celui qui fait profession
d'être sophiste ou flatteur du peuple ; à la neuvième,
l'homme tyrannique.
B) après la mort.
" Et maintenant, celui qui, parmi tous ces hommes, aura vécu justement,
a en partage une meilleure destinée ; une pire, au contraire, celui
qui aura vécu injustement. Chaque âme ne revient en effet à
son point de départ qu'après dix mille années ; car ce
n'est pas avant ce laps de temps que ses ailes se remplument, (a) à
moins que ce ne soit l'âme d'un homme qui a pratiqué loyalement
la philosophie, ou bien qui a uni la philosophie à l'amour des jeunes
garçons. Or, ces âmes-la, a la troisième révolution,
d'une durée, chaque fois, de mille ans, et à condition d'avoir,
trois fois de suite, choisi ce genre de vie, après que de cette manière
elles ont retrouvé les plumes de leurs ailes, à la trois-millième
année, s'éloignent de la terre. Quant aux autres, à l'achèvement
de leur première existence, elles ont été soumises à
un jugement, et, une fois qu'elles ont été jugées, les
unes, se rendant aux maisons de justice, y paient la peine à laquelle
elles ont été condamnées ; les autres, se rendant à
un certain lieu du ciel dès que l'effet du jugement a été
de les rendre légères, (b) elles y mènent l'existence
qu'elles ont méritée par la vie qu'elles ont vécue sous
la forme humaine. Mais, à la millième année, les unes
et les autres, venues pour tirer au sort et choisir leur deuxième existence,
la choisissent chacune à son gré : à ce moment une âme
d'homme en vient à vivre une existence de bête ; et aussi, d'une
existence de bête, revient à une existence d'homme celui qui
jadis était un homme, car jamais du moins ne parviendra à cette
forme, qui est la nôtre, une âme qui n'a jamais vu la vérité.
Le ressouvenir des Idées
"Il faut en effet chez l'homme, que l'acte d'intelligence ait lieu selon
ce qui s'appelle Idée, en allant d'une pluralité de sensations
à une unité où les rassemble la réflexion. (c)
Or c'est là une remémoration de ces réalités supérieures
que notre âme a vues jadis, quand elle cheminait en compagnie d'un Dieu,
quand elle regardait de haut ces choses dont à présent nous
disons qu'elles existent, quand elle dressait la tête vers ce qui a
une existence réelle ! Voilà donc pourquoi, à juste titre,
est seule ailée la pensée du philosophe ; car ces réalités
supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée
dans la mesure de ses forces, c'est à ces réalités mêmes
que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or c'est en usant droitement
de tels moyens de se ressouvenir qu'un homme qui est toujours parfaitement
initié à de parfaites initiations, devient, seul, réellement
parfait. Mais, (d) comme il s'écarte de ce qui est l'objet des préoccupations
des hommes et qu'il s'applique à ce qui est divin, la foule lui remontre
qu'il a l'esprit dérange ; mais il est possédé d'un Dieu,
et la foule ne s'en doute pas !
PLATON, La Pléiade, Phèdre, 246 a - 249 d