La Barbe-Bleue
Copie manuscrite des Contes de ma Mère l'Oye de Charles Perrault, 1695. (19
x 13 cm) New York,
The Pierpont Morgan Library (MA 1505) Photo J. Zehavi. S. Lee
http://expositions.bnf.fr/contes/grand/031_4.htm
Il était une fois un maître sorcier qui se donnait l'apparence
d'un pauvre et s'en allait mendier de maison en maison pour s'emparer des jolies
filles. Nul au monde ne savait où il les emportait, et jamais plus elles
ne revenaient de là-bas.
Un jour, il se présenta à la porte de quelqu'un qui avait trois
jolies filles, jolies toutes les trois. Et il avait l'air d'un misérable
mendiant tout loqueteux et presque à bout de forces, avec une vieille
besace sur le dos qui semblait faite pour emporter les dons de la charité.
Il mendia humblement un petit quelque chose à manger, et quand la fille
aînée vint pour lui apporter un morceau de pain, il la toucha seulement
du bout du doigt, ce qui l'obligea à sauter elle-même dans la besace.
Aussitôt l'homme s'éloigna à grandes et solides enjambées,
gagnant rapidement une sombre forêt au milieu de laquelle il avait sa
maison. Là, dans cette maison, tout était merveilleux, et la jeune
fille avait tout ce qu'elle pouvait désirer ou même souhaiter,
car il lui donnait tout. " Mon trésor, lui dit-il, ton cœur
ici n'aura plus rien à désirer : tu verras comme tu seras bien
chez moi. "
Quelques jours passèrent, puis il lui dit :
- Je dois m'absenter et te laisser seule, mais ce ne sera pas long. Voici toutes
les clefs de la maison : tu peux aller partout, à la seule exception
d'une chambre, à laquelle correspond cette petite clef-ci. Dans celle-là,
je t'interdis d'entrer sous peine de mort.
Il lui confia également un œuf, en lui disant :
- Cet œuf, garde-le-moi précieusement et porte-le de préférence
toujours sur toi, car s'il venait à se perdre, cela provoquerait un énorme
malheur.
Elle prit les clefs ainsi que l'œuf, promettant d'exécuter tout
à la lettre. Une fois le maître parti, elle alla ici et là
visiter la maison de haut en bas, admirant tout ce qu'il y avait à admirer,
les chambres qui étincelaient d'or et d'argent, des merveilles telles
qu'il lui semblait n'avoir jamais rien vu d'aussi beau, ni seulement rêvé
de pareilles splendeurs. Elle arriva aussi pour finir devant la porte interdite
et voulut passer outre. Mais la curiosité la retint, la tracassa, ne
la laissa pas en repos. Elle considéra la petite clef, qui ressemblait
aux autres, l'introduisit dans la serrure et la tourna un tout petit peu, mais
la porte s'ouvrit d'un coup. Et que vit-elle, lorsqu'elle entra ? Au milieu
de la chambre, un grand bac plein de sang où nageaient des membres humains,
et à côté un gros billot avec une hache étincelante.
Elle eut un tel sursaut d'effroi que l'œuf, qu'elle tenait à la
main, lui échappa et tomba dans le bac sanglant. Elle le reprit bien
vite et voulut le nettoyer du sang qui le tachait, mais elle eut beau laver,
frotter, essuyer : il n'y avait rien à faire, le sang réapparaissait
toujours.
Peu de temps après, l'homme rentra de son voyage et sa première
demande fut pour les clefs et pour l'œuf. Elle les lui tendit en tremblant,
et il s'aperçut tout de suite, en voyant les taches sur l'œuf, qu'elle
était entrée dans la chambre sanglante.
- Puisque tu es entrée contre ma volonté dans la chambre, lui
dit-il, tu vas maintenant y retourner contre ta volonté ! Tu as fini
de vivre.
Il la jeta à terre, la traîna par les cheveux dans la terrible
pièce, lui trancha la tête sur le billot puis lui coupa les membres
en inondant le plancher de son sang, et les jeta avec les autres dans le grand
bac.
- Maintenant, je vais aller chercher la seconde ! dit à haute voix le
maître sorcier, qui reprit aussitôt son apparence de pauvre mendiant
et revint, comme tel, devant la porte de la maison où il avait pris la
première demoiselle.
La seconde lui apporta un morceau de pain, il la toucha du doigt et l'emporta
comme l'autre. Elle ne connut pas un meilleur sort que sa sœur, car elle
aussi se laissa pousser par la curiosité, ouvrit la porte et vit la chambre
sanglante avant de le payer de sa vie.
Alors le sorcier s'en alla chercher la troisième sœur, qui était
plus intelligente et plus rusée. Après qu'il lui eut remis les
clefs et l'œuf et s'en fut allé, elle prit soin tout d'abord de
mettre l'œuf en sûreté, puis elle visita toute la maison pour
entrer finalement elle aussi dans la chambre interdite. Hélas, que n'y
vit-elle pas ? Ses deux sœurs bien aimées gisaient là, horriblement
assassinées et coupées en morceaux, dans le bac sanglant, avec
d'autres corps ! Courageusement elle s'avança et chercha leurs membres
épars, les rassembla et les remit comme il convenait : la tête,
le tronc, les bras et les jambes. Et dès que les corps furent complets,
quand ils eurent tous leurs membres, sans que rien ne manquât, la vie
revint et les parties se ressoudèrent, si bien que les deux sœurs
ouvrirent leurs yeux et se retrouvèrent bien vivantes. Quelle joie !
quelles embrassades ! quel bonheur pour toutes trois !
A son retour de voyage, l'homme réclama les clefs et l'œuf, sur
lequel il ne décela pas la moindre tache de sang. Alors il dit :
- Tu as subi l'épreuve : tu seras donc mon épouse.
Il n'avait plus aucun pouvoir sur elle et devait, au contraire, faire absolument
tout ce qu'elle désirait.
- Très bien, dit-elle, mais tu devras d'abord porter une pleine besace
d'or à mon père et à ma mère. Et cette besace, c'est
sur ton dos que tu devras la porter, afin que ce présent ait un sens
et une réelle valeur. Pendant ce temps, moi, je ferai les préparatifs
de la noce.
Elle courut alors retrouver ses sœurs qu'elle avait cachées dans
un cabinet et leur dit :
- L'heure et l'instant sont venus, et je peux vous sauver ! Le maudit va lui-même
vous ramener, à son insu, à la maison en vous portant sur son
dos. Mais dès que vous serez à la maison, envoyez-moi vite du
secours !
Elle les mit toutes deux au fond d'une besace, puis elle les couvrit d'or, de
façon qu'on ne puisse pas les voir, puis elle appela le maître
sorcier et lui dit :
- Voilà la besace que tu vas porter, mais ne t'arrête pas en chemin
et ne cherche pas à te reposer. Je te verrai de ma petite fenêtre
d'en haut et je te surveillerai.
Le sorcier chargea la lourde besace sur son dos et se mit en route aussitôt,
mais elle pesait si lourd que la sueur lui en coulait du front et lui inondait
le visage. Il s'arrêta et s'assit pour se reposer un moment, mais une
voix lui cria de l'intérieur de la besace : " Je te vois de ma petite
fenêtre ! Tu te reposes ! Allons, marche ! " Il se releva et se remit
en route, croyant que c'était sa fiancée qui lui avait crié
cela, depuis la lucarne, là-bas. Une nouvelle fois, il essaya de se reposer,
mais, cette fois encore, la voix cria : " Je te vois de ma petite fenêtre
! Tu te reposes ! Veux-tu bien te remettre en marche ! " puis, chaque fois
qu'il faisait mine de s'arrêter, succombant sous la charge, la voix le
rappelait à l'ordre et il lui fallait marcher, de telle sorte qu'il finit
par arriver à bout de souffle et en gémissant à la maison
des parents, où il déposa son or et, avec l'or, les deux sœurs
saines et sauves.
Dans la maison du sorcier, pendant ce temps, la fiancée préparait
la noce et invitait tous les amis de la maison à y prendre part. Puis
elle prit une tête de mort qui grimaçait de toutes ses dents, la
para de bijoux et lui mit une couronne de fleurs avant d'aller la poser devant
la fenêtre du grenier comme si elle regardait dehors. Quand tout fut prêt,
elle se plongea elle-même dans un tonneau de miel, puis alla se rouler
dans l'édredon qu'elle avait éventré, de sorte qu'elle
eut l'air d'un oiseau étrange, mais plus du tout d'un être humain.
Et alors elle quitta la maison pour rentrer chez elle. En chemin, elle rencontra
un premier groupe d'invités à la noce, qui lui demanda :
- O toi, l'oiseau d'Ourdi, d'où viens-tu par ici ?
- Tout droit de la maison de l'Ourdisseur Ourdi.
- Que fait là-bas la jeune fiancée ?
- De haut en bas, la maison préparée,
A la lucarne elle est allée
Pour voir venir les invités.
Plus loin, elle rencontra le fiancé lui-même qui s'en revenait
d'un pas lourd et lent, tellement il était fatigué. Comme les
autres, il l'interrogea :
- O toi, l'oiseau d'Ourdi, d'où viens-tu par ici ?
- Tout droit de la maison de l'Ourdisseur Ourdi.
- Que fait là-bas ma jeune fiancée ?
- De haut en bas, la maison préparée,
A la lucarne elle est allée
Pour voir venir son fiancé.
Regardant tout là-bas, au grenier, le fiancé y vit dans la lucarne
la tête de mort couronnée de fleurs et ornée de bijoux.
Mais, comme c'était si loin encore, il crut que c'était, en effet,
sa fiancée qui le regardait venir, et il la salua en lui faisant signe
joyeusement. Mais, dès qu'il se trouva avec les invités, à
l'intérieur de la maison, les frères et les parents des trois
sœurs arrivèrent justement, accourant au secours de la fiancée.
La sachant maintenant sauvée, ils fermèrent toutes les portes
et les issues de la maison de façon que personne ne pût en sortir,
puis ils y mirent le feu. Et le maître sorcier avec toute sa bande y périt
dans les flammes.
(Selon la version des frères Grimm)