Celui qui ne pouvait mentir


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Celui qui ne pouvait mentir


Le roi du Bas-Pays s'en vient visiter le roi du Haut-Pays.
Ils s'entretiennent l'un et l'autre sur les affaires du monde.
Ils en viennent à parler des trésors qu'ils possédent.
- " Moi, dit le roi du Bas-Pays, j'ai une antilope à tête blanche,
capable de reconnaître un saint au milieu de mille moines. "
- " Moi, reprend le roi du Haut-Pays, j'ai un cheval extraordinaire.
Il s'appelle Melonghi.
Mais j'ai surtout un jeune garçon, qui ne sait pas mentir.
Il s'appelle Ring Paï. "
L'autre reprend :
- " Je ne pense pas qu'un homme puisse renoncer au mensonge.
Je me fais fort de le contraindre à s'écarter de la vérité devant vous. "
- " Si vous y parvenez, je m'engage à vous donner la moitié de mes terres. "
- " Si je n'y parviens pas, je vous donnerai la moitié des miennes. "

Là-dessus le roi du Bas-Pays envoie sa fille chez Ring Paï.
Elle s'en va seule dans les montagnes et cogne à sa porte.
Ring Paï la fait entrer.
Il la trouve belle .
Ils vivent ensemble une semaine, amoureux l'un de l'autre.
Le soir du huitième jour, elle se lève discrètement
Et barbouille ses gencives de terre pourpre.
Ring Paï s'inquiète de son état.
Elle lui dit : " Ma fin est proche.
Je suis en train d'étouffer. "
Là-dessus, elle crache rouge sur le plancher.
Ring Paï s'affole.
- " Comment pourrai-je t'écarter de la mort ? "
- " Seule pourrait me sauver la chair de Melonghi. "
- " Comment accepter de le sacrifier ?
C'est le plus pur joyau du royaume ? "
Ring Paï marche d'un mur à l'autre dans la chambre.
Il a l'esprit déchiré.
Il revient près du lit : " La fièvre t'a-t-elle quittée ? "
- " Je suis plus morte que malade. "

Ring Paï appelle Melonghi.
Il bredouille et finit par avouer :
" Si je ne te tue pas, la fille qui est couchée près d'ici
Sera morte avant ce soir. "

Melonghi lui répond : " Appelle la plus belle jument du troupeau.
Laisse-moi seul avec elle pendant une journée entière. "
Ring Paï obéit et repart veiller la fille couchée sur le lit.
Le soir, il revient dans la prairie.
Melonghi est mort, couché sur le flanc.
Un long moment, sa main le caresse.

Puis il le dépouillle de sa peau et tranche un morceau de sa chair
Qu'il porte à la fille malade.
Elle mange et dit qu'elle se sent mieux.

Ring Paï s'en va dans la montagne rassembler les chevaux dispersés.
Lorsqu'il revient, la maison est vide.
Son angoisse est à son comble.
Comment va-t-il annoncer la nouvelle à son roi ?
" Peut-être pourrai-je mentir, se dit-il ? "
Il rassemble quelques pierres et les dresse
pour en faire une apparence de monarque.
Il s'approche et dit :
" Tes chevaux ont grossi mais Melonghi manque à l'appel.
Des voleurs l'ont emmené. "
Le tas de pierres s'effondre.
Il relève le faux monarque et reprend son exercice.
S'approchant à nouveau, il dit ces quelques mots :
" Melonghi est tombé dans un marécage et il est mort. "
A nouveau, le tas de pierres s'effondre.
Une troisième fois, il dresse les pierres les unes sur les autres.
Il vient alors s'agenouiller et, le front haut, s'exclame :
" Une fille m'a tourné la tête et, pour la guérir,
J'ai tué le pauvre Melonghi. "
Pas une pierre ne bouge.
Ring Paï comprend : le voilà condamné à dire la vérité.

Là-dessus le roi du Haut-Pays le convoque.
Près de lui trône aussi le roi du Bas-Pays.
En arrivant, Ring Paï les salue l'un et l'autre.
" Alors comment vont mes chevaux ? demande le roi du Haut-Pays.
L'excellent Melongi est-il toujours aussi beau ? "
La réponse ne se fait pas attendre :
" Majesté, vos chevaux maigres ont grossi.
Mais j'ai tué le pauvre Melonghi,
Pour satisfaire le caprice d'une mauvaise fille,
Qui s'est enfuie avec sa peau. "
Le roi se tourne alors vers son invité :
" Je vous avais prévenu.
Ce garçon est incapable de mentir. "
Le roi du Bas-Pays est déconfit.
" J'ai perdu la moitié de mes terres, dit-il. "
Le roi du Haut-Pays en fait don à Ring Paï.

La fille du roi du Bas-Pays est offerte en mariage au jeune garçon.
A la saison nouvelle, la belle jument,
Qui avait passé une journée entière avec Melonghi,
donne naissance à un superbe poulain.
Et, avant leur mort, les deux rois confient à Ring Paï
Le gouvernement de leur peuple.
Tout le monde est ravi
Et chacun vit heureux.
(Conte du Tibet, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, éd. du Seuil)

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