Cinquante écus de sagesse




 

Olivier Decoux

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Cinquante écus de sagesse


Il était une fois un village où les gens se disputaient sans cesse. L'un disait-il bonjour, l'autre lui répondait que le jour n'était pas aussi bien qu'il le prétendait, un troisième rétorquait que le ciel était bleu, et donc que l'on pouvait parler sans erreur de " jour bon ". Là-dessus, le premier, soucieux de n'être pas en reste, estimait qu'il pleuvrait avant le soir tombé, un quatrième braillait, par la culotte de Dieu, que ces supputations météorologiques lui cassaient les oreilles, le forgeron venait brandir sa masse d'arme et les femmes entonnaient leurs chorales acariâtres. Bref ces gens n'étaient d'accord sur rien, sauf sur le fait d'être, sur tout, en désaccord.

Or, un soir, comme passait un ange sous l'orme de la place, un vieux dit calmement : " Nous manquons de sagesse ". Autour de lui, on se racla la gorge, et chacun convint que la raison n'habitait certes pas chez le voisin d'en face. Pour la première fois, on se prit à réfléchir. Le vieux profita de cette marée basse pour avancer une idée qui le tarabustait depuis que sa femme lui avait cassé le nez d'un coup de poêle à frire. " Mes amis, dit-il, je connais bien Venise. " On bâilla. " Et alors ? - C'est une ville sainte. La sagesse y pousse aussi dru que le chiendent chez nous. Allons en acheter. Nous la cultiverons et nous vivrons en paix. " Les hommes convinrent qu'en effet quelques graines d'esprit ne seraient pas de trop dans leur jardin public. Ils décidèrent donc, puisque, dans cette ville, on trouvait à profusion de cette denrée rare, d'y faire leur marché. Ils désignèrent trois d'entre eux parmi les plus sobres. On leur donna cinquante écus, un sac de provisions, une barque, et, dès l'aube, le lendemain, ils hissèrent la voile.

A peine débarqués à Venise, ils coururent après les gens. " Hé Monsieur, Ho, Madame, auriez-vous, s'il vous plaît, de la sagesse à vendre ? On les crut fous, on haussa les épaules. Tout le jour, bravement, ils arpentèrent les rues et les places, en quête de ce bien précieux qu'ils étaient venus chercher. Au soir, comme ils interrogeaient une servante sourde dans la taverne où ils avaient pris logement, un élégant malandrin vint s'asseoir à leur table. " De l'esprit ? leur dit-il. J'en vends. De la sagesse, il m'en reste un coffret. Allons, vous me plaisez. Je peux vous le céder pour cinquante écus d'or. C'est donné. " Les autres lui tendirent leur bourse. L'escroc s'en fut dans l'arrière-cuisine, attrapa une souris, la fourra dans une boîte en fer, revint et dit aux trois compères : " Ne soulevez pas ce couvercle avant d'être chez vous. La sagesse est dedans. Son parfum est capiteux mais fragile. Craignez qu'il ne s'évente. Bon retour sur vos terres, heureux hommes ! " Les trois godelureaux s'en allèrent, chacun voulant porter leur trésor sous son bras, se disputant déjà l'honneur d'être celui qui poserait la boîte à l'ombre de l'orme, dans un silence ému, devant le village assemblé.

Le lendemain, ils reprirent la mer. Or, comme ils naviguaient : " Puisque cette sagesse doit être partagée, dit-l'un, j'ai envie d'en flairer l'odeur, en guise de hors-d'oeuvre. - Bonne idée. Moi aussi, répondit le deuxième. Le troisième dit : " J'entends gratter dedans ". La boîte, à peine ouverte, la souris bondit dehors et bientôt disparut dans le fond du navire. Les hommes lui coururent après. Ce fut en vain. Ils débarquèrent dans le village en fête, penauds comme des pénitents. Ils avouèrent tout. " La sagesse ? On aurait dit un rat. Elle nous a échappé. Elle s'est cachée quelque part, dans la cale. " On gronda autour d'eux. On leva les bâtons. Alors, le vieux ouvrit les bras et dit : " La sagesse, messieurs, est là dans ce bateau. C'est le point essentiel. Tirons-le donc au sec. Qu'on monte la garde autour de lui afin qu'elle n'en sorte pas et nous irons, tous les dimanches, dans ce temple nouveau, nous imprégner de son parfum. Ainsi nous deviendrons des gens estimés de Dieu. Ils firent ainsi. Et, de ce jour, chacun redoutant fort l'oeil pointu du voisin, ils prétendirent tous avoir le nez sensible et ne parlèrent plus, sereins comme des papes, que de beautés profondes.

(Conte de Serbie, Henri Gougaud, L'Arbre d'amour et de sagesse, Ed. du Seuil)

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Analyse de cinquante écus de sagesse