Comment Liang s'en fut sur le chemin de la perfection




Fabrice Terrasson

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Comment Liang s'en fut sur le chemin de la perfection


Quand Gao, après de longues guerres, eut assuré son règne sur le trône des empereurs de Chine, il ordonna de grandes fêtes. Il y reçut les compliments de ses vassaux, l'assurance que son peuple l'aimait et l'impérial hommage de dix mille fleurs, dix mille musiciens et dix mille parfums unis ensemble pour lui offrir la migraine la plus carabinée de sa vie. Au terme de ses inoubliables réjouissances, il convoqua dans la salle du Conseil, ses neufs présidents et ses quatre ministres, afin que chacun lui fasse son rapport sur l'état de l'Empire. Quand ce fut son tour, le président Liang (un petit homme frêle en robe rouge et ceinture dorée) sortit du rang, s'avança devant son souverain et lui dit : " Vie éternelle à Votre Majesté ! Votre humble serviteur constate qu'aujourd'hui le pays est à peu près paisible, que les vents sont propices et les pluies convenables, que votre peuple enfin travaille sans souci majeur. C'est pourquoi, le très indigne président que je suis sollicite de Votre Grandeur la permission de se retirer du monde et d'aller cultiver, dans la solitude, les vérités de l'âme. - Quoi, répondit l'empereur Gao, tu veux m'abandonner ? " Il fronça les sourcils, se lissa la barbe, et dit encore, l'oeil noir : " Peut-être trouves-tu ta charge trop médiocre ? - Certes non, dit Liang, au contraire. Je la trouve excessive. Plus on s'élève haut, plus la chute est vertigineuse. Je crains de tomber, seigneur, et de me faire mal. Voilà le vrai. - Tu déraisonnes, répondit l'empereur. Ta fortune est solide, ta gloire enviable. Tu les délaisserais pour t'habiller de vêtements grossiers et souffrir tous les jours de la faim et du froid dans une cabane de branches ? Liang, mon ami, je ne vois là qu'ingratitude envers la vie qui t'a si bien pourvu. - Contempler les saisons, sans désirs, sans entraves, nourri de peu, vêtu de rien, seigneur, quels honneurs valent ces libertés ? - Président, dit Gao, tu oublies tes devoirs. J'ai besoin d'hommes forts et avisés au service de l'Empire. - Seigneur, vous en avez. Votre Empire sans moi ne sera pas boiteux ". Bref, il eut beau plaider, Gao ne parvint pas à fléchir le vieux Liang. " Rentre chez toi, dit-il. Pèse le pour, le contre, et, demain, nous reparlerons de tout cela. "

Liang quitta le Conseil. Au soir, comme la lune apparaissait à la cime des cerisiers, qui ornaient le seuil de sa résidence, trois mandarins vinrent frapper à sa porte. Il les reçut aimablement. Ces hommes lui dirent : " Président, l'empereur nous envoie. Il vous aime beaucoup. Il tient à vous garder. Voulez-vous troubler ses humeurs ? Restez auprès de lui. Il veut que vous soyez son conseiller intime. - Il ne peut pas m'offrir ce que je désire le plus au monde, répondit le vieil homme. - Quoi donc ? - La paix de l'âme ". Il leur servit du thé, puis les congédia et s'en fut dans la chambre de son épouse. Il lui dit son intention de quitter cette riche demeure où ils vivaient paisibles, et d'aller seul cultiver la perfection dans une hutte de montagne. Elle lui répondit : " Ne pouvez-vous pas la cultiver ici ? - Ce palais, ce confort ne sont pas favorables. - Mon époux, je vous connais, vous reviendrez bientôt. Vous aimez bien manger, bien boire, vous vêtir de belles soies seyantes, parler aux assemblées, parader avec des érudits. Vous tiendrez quelques jours dans le froid des forêts, le temps de prendre un rhume ! - Je ne reviendrai pas. - Voulez-vous nous laisser, moi-même, nos enfants, sans soutien, sans ressources ? Président, êtes-vous donc un père ou un brigand en fuite ? - Femme, si je mourais, me reprocheriez-vous d'être un fuyard ? - Mais vous êtes vivant ! - Je ne suis plus de votre monde ".

Le lendemain matin, sans adieu à personne, il s'en alla de bonne heure. Il ne prit ni souliers, ni vêtements de rechange. Pas même un sac de vivres. Les polices de l'Empire le recherchèrent une année durant. Ce fut en vain. Alors l'empereur Gao, qui ne pouvait se résigner à la perte de son très estimé président, fit clouer une affiche sur la porte de son palais. Il y était écrit en lettres rouges que la moindre information sur la retraite du vieux Liang serait payée d'un sac d'or et d'une charge de mandarin. Un jour, un bûcheron fendit la foule de la place, arracha l'écriteau et entra dans la demeure impériale. " Majesté, dit-il, le président Liang est au mont des Nuages-Blancs. Il est en bonne santé, quoique fort maigre, et entretient passionnément, devant sa cabane, un jardin d'une ridicule exiguïté. A mon sens, il est heureux. Ces paroles réjouirent infiniment l'empereur. Il fit aussitôt équiper son char et partit pour cette montagne où demeurait l'ermite. Après trois journées de voyage, comme il escaladait la pente, il aperçut enfin Liang au bord du chemin. Des oiseaux voletaient autour de lui. Contre son flanc, un cerf broutait l'herbe. L'empereur quitta son attelage et s'approcha, les bras ouverts. " Vie éternelle à Votre Majesté ! lui dit le vieil homme. Je suis content de vous voir. En vérité, votre présence me manquait. - Liang, mon cher président, lui répondit Gao, nous t'avons fait chercher partout. Le peuple te réclame, tes enfants aussi, et moi-même, tous les jours, je souffre de ton absence. Vois ce char qui t'attend. Mes chevaux même sont impatients de te ramener à la Cour ! - J'y reviendrai volontiers, répondit le bonhomme. J'ose cependant poser une condition à ce bienheureux retour : que votre Majesté daigne prendre une tasse de thé en ma compagnie, dans ma cabane. - Je le ferai de grand coeur, dit l'empereur. Conduis-moi donc, ami. " Parmi les rocs et les arbres aux cimes brumeuses ils gravirent un moment la pente jusqu'à parvenir jusqu'au bord d'un torrent qui cascadait au fond d'une faille profonde. Au travers de ce gouffre était posé un pont. Et ce pont était fait d'un tronc d'arbre branlant, pourri, mouillé d'embruns. Liang le franchit en fredonnant, d'un pas de funambule, puis, à Gao sur l'autre rive, il désigna sa hutte, à quelques pas de là. " Venez donc, Majesté, lui dit-il. Nous sommes presque arrivés. " Gao palpa du pied l'instable bout de bois, recula. Il gémit : " Hé, je vais me tuer ! - Quittez votre manteau, vos bottes, votre peur, tout cela vous encombre ! Faites-vous léger ! - Mais je tiens à la vie ! - Risquez-la, Majesté. - Liang, je ne peux pas. Vois, je pèse bon poids. Ce pont va s'effondrer ! ". Ils restèrent, un moment, face à face, chacun sur sa rive du gouffre. Liang dit enfin : " Revenez donc à votre monde et laissez-moi au mien. Mille bonheurs sur vous, je boirai seul mon thé ! Il tourna les talons et rentra dans sa hutte. (Conte chinois, Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse, Ed. du Seuil)

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