Histoire du prince Abad



 

Singe

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Histoire du prince Abad


Il était une fois un prince d'une enviable beauté et d'une intelligence aussi débordante que sa fortune. Son nom était Abad. Il était doué de toutes les qualités qui font les gens heureux. Pourtant, il rencontra, sur le chemin de sa vie, tant d'épreuves, de tourments, d'injustes malheurs, que l'on se souvient encore de lui comme du plus étrange aventurier du monde, alors que le nom de son père, qui fut roi, est depuis longtemps oublié.

Au premier jour de ce récit, il chevauche dans le désert à la tête d'une longue caravane chargée d'or, d'étoffes, de bois précieux : le roi, son père, l'envoie en ambassade auprès de l'empereur des Indes. Or, comme il va son chemin, apparaît soudain contre le ciel, sur la crête d'une dune, une troupe de brigands. Ces furieux, brandissant leurs épées courbes, déferlent en hurlant sur la longue file de chameaux pacifiques. Les serviteurs épouvantés s'enfuient, les bras au ciel, vers les mille horizons. Les soldats de l'escorte, un moment, résistent, tombent l'un après l'autre, percés ou fendus, perdant leur sang dans le sable. Abad reste bientôt seul sur son cheval noir à tenir tête, l'arme au poing. Mais que peut un prince abandonné contre un ouragan de bandits ? Vingt javelots assaillent son bouclier. Il tombe, le front dans la poussière. Le talon d'une botte l'assomme. Le jour s'éteint dans son esprit. Quand il reprend conscience, quelques coffres éventrés sont de-ci, de-là éparpillés, ses gens, ses chameaux, son cheval ont disparu et le soleil à l'horizon est semblable à une orange tranchée par de longues lames de brume. Il se lève à grands efforts et s'éloigne au hasard, de ses pas titubants.

Il marche, toute la nuit, comme un aveugle ivre. A l'aube, il aperçoit, au loin, une maison carrée, bâtie de terre sèche. Jusqu'à sa porte, il se traîne, cogne au battant. Une jeune femme apparaît sur le seuil. Il ne peut faire un pas de plus, tant il est épuisé. Elle l'aide à entrer, à se coucher sur le grand lit de sa chambre. Elle lave ses blessures. Abad, revenant à la vie, contemple celle qui le réconforte ainsi, et la découvre d'une intéressante beauté. Mais il ne peut parler, tant il est fatigué. Il sourit et s'endort. Il rêve d'elle. Quand il ouvre les yeux, après longtemps de repos, il voit son visage penché sur le sien. Il se perd, un instant, dans la douceur de son immense regard, puis la prend aux épaules, l'attire sur sa couche et la serre dans ses bras. Ils restent ainsi longtemps enlacés dans la grande maison silencieuse, au milieu du désert.

A la fin de la journée, le prince Abad se lève, et tandis que sa compagne allume les lampes à huile, il découvre, à la tête du lit, une plaque de cuivre scellée dans le mur. Su cette plaque, sont gravés d'étranges signes. Il les examine, intrigué, tend la main, pour suivre du doigt leur empreinte. La jeune femme pousse un cri épouvanté. " Ne touche pas à cela, dit-elle. - Pourquoi ? répond Abad innocemment. " Il caresse, du bout de l'index, le métal luisant. Aussitôt, un éclair déchire l'air, un grondement de tonnerre ébranle les murs de la chambre, une bouffée de fumée noire s'élève du sol. Derrière cette fumée, apparaît un gigantesque djinn au visage terrifiant. La jeune femme, la figure dans ses mains, tombe à genoux. " Nous sommes perdus, gémit-elle. Ce monstre est mon époux. Il va nous tuer. - Me voici, femme, rugit l'Enorme. " Car telle est la vertu des signes magiques gravés sur la plaque de cuivre : qu'une main les effleure, et le géant apparaît. Il s'approche du lit, en trois pas pesants, et gronde : " Que fait cet homme ici ? " La jeune femme baisse le front et ne lui répond pas. Alors il empoigne l'infortunée. D'un revers de main, il lui arrache la tête, puis saisit Abad par la nuque et, avec lui, s'élève, comme une flèche de feu, fracasse du front le toit de la maison et s'envole dans le ciel. Abad terrifié voit s'éloigner la terre. Le désert rétrécit, s'efface, une plaine verte apparaît, traversée de rivières semblables à des fils d'argent, puis la mer infinie, un île, enfin, minuscule sur les vastes eaux. Au dessus de cette île, le djinn tournoie, se pose, laisse choir son prisonnier au bord des vagues, tend vers lui son doigt griffu et dit : " Tu vivras désormais dans le corps d'un singe ". A peine a-t-il grogné ces mots qu'il disparaît. Abad regarde ses mains, les voit soudain couvertes de longs poils roux. Il veut parler, il couine, comme un singe. Il est un singe. Il s'effondre à genoux, face à la mer, et gémit longuement.

Passent des jours et des semaines. Abad se nourrit de fruits qu'il cueille dans la forêt proche, dort dans les arbres, et n'espère rien que la mort. Un matin, pourtant, apparaît une voile à l'horizon. Une chaloupe s'approche du rivage, des matelots descendent sur la plage. En vérité, il se soucient peu de ce grand singe qui les accueille avec exubérance ; ils viennent faire provision d'eau douce. Abad les suit, leur offre des brassées de figues sauvages, le regard étrangement suppliant. Alors les matelots l'invitent en riant dans leur barque. Il bondit parmi eux. Ils le ramènent à leur bord, comme un trophée de chasse.

Sur le navire qui cingle à nouveau vers le large, ce singe déroutant émerveille bientôt les hommes. Il comprend tout et fait preuve d'autant d'agilité que d'astuce et de bon vouloir. Il se contente des biscuits et des morceaux de viande séchée qu'on lui jette, dort sur le pont, gémit, parfois, la nuit, de longues berceuses tristes, le regard perdu, assis à la proue, les bras autour de ses jambes pliées. Ainsi navigue-t-il, parmi les matelots, jusqu'au beau matin où le bateau qui l'a recueilli accoste au port d'Alexandrie. Sur le quai, les enfants joyeux, les hommes rieurs, parmi les paniers de fruits et d'épices, saluent l'équipage assemblé le long du bastingage. Or, voici que des messagers, vêtus d'habits dorés fendent la foule et montent à bord. Ces hommes solennels, les bras encombrés de rouleaux de parchemin, s'inclinent devant le capitaine et lui disent ceci : " Notre maître, le sultan de cette grande et noble ville, désire engager à son service le meilleur calligraphe du monde. Nous proposons, en conséquence, aux nouveaux venus dans notre cité d'écrire une ligne de leur plus belle écriture sur l'un de ces parchemins que nous avons apportés, dans l'espoir de trouver, parmi eux, celui qui sera digne de remplir la noble fonction de scribe royal. Qui veut concourir le peut, sans condition aucune. Ainsi, si l'un de vos hommes le souhaite, nous le prions de se mettre à l'ouvrage. Abad, singe de corps, mais homme d'esprit, entend ces paroles. Il s'avance aussitôt, jouant des coudes, et les hommes éberlués voient le grand animal grotesque s'attarder gravement devant les encriers et les parchemins déroulés, saisir une plume entre ses doigts velus. Les envoyés royaux s'insurgent, le veulent repousser. " S'il vous plaît, dit le capitaine, laissez-le agir à sa guise. Ce n'est pas un singe ordinaire. " Abad se penche sur la feuille. Les hommes, par-dessus son épaule, contemplent, la bouche bée, les yeux ronds, les paroles qu'il trace : ce sont celles d'un poème à la gloire du sultan, et son écriture est d'une élégance parfaite. Alors les messagers s'inclinent. " Personne, à ce jour, ne fit aussi bien, disent-ils éblouis. " Ils posent sur ses épaules une robe d'honneur et le conduisent, escortés par la foule, au palais du sultan.

Parvenu devant le prince de la ville environné de ses ministres, Abad, dans sa peau de singe, s'incline avec courtoisie. Puis, voyant un jeu d'échecs, disposé sur la table, il invite, d'un geste, le maître des lieux à engager une partie. Le commandeur des croyants, fort amusé, se prête à son caprice. C'est la bête qui gagne. Alors, dans la salle pavée de prosaïque bleue, apparaît la fille aînée de sultan qu'un singe vient de vaincre. Elle regarde l'animal prodigieux. " Mon père, dit-elle, cet être disgracié est en vérité le fils d'un roi. Ma mère, dont vous n'ignorez pas qu'elle fut une fameuse magicienne, m'a tout appris des sorcelleries et des enchantements. Je lis sur son visage sa malheureuse histoire. Si vous le désirez, je peux vous la conter. On la presse aussitôt de questions. Elle dit à tous comment Abad fut détroussé et laissé pour mort par des brigands du désert, comment il fut surpris dans le lit de l'épouse d'un démon, comment il fut, par ce démon, métamorphosé en singe. Le sultan et ses courtisans l'écoutent dans un silence émerveillé puis s'exclament, demandent à la jeune princesse de délivrer ce noble jeune homme de la malédiction qui l'accable. " Je le peux, dit-elle, mais j'en mourrai, peut-être. " Elle regarde Abad qui se tient devant elle, les mains tendues, émerveillée par son regard lumineux et doux, puis elle se détourne avec un sourire mélancolique et descend dans le jardin du palais. Le sultan et ses gens, Abad aussi, penchés aux fenêtres, la voient dans l'herbe verte, parmi les arbres et les rosiers, lever les bras au ciel et appeler le djinn qui fit du jeune prince un singe. Un nuage tourbillonnant apparaît. Voici soudain le monstre, devant elle dressé.

Il se change en lion et se jette sur elle. Aussitôt la princesse se change en sabre étincelant. Ce sabre fend l'air, tranche la tête du fauve qui, séparée du corps, s'envole, se métamorphose en aigle. Alors, le sabre frémit dans l'herbe. Il se fait serpent. Sur lui, l'aigle se précipite. Ils roulent ensemble, parmi les buissons. Le sol tremble. Voici l'aigle chat noir, voici le serpent loup. Ils combattent dans une infernale nuée. Une longue flamme jaillit soudain de terre. Le démon reprend sa forme première, mais son corps maintenant est de feu. . Il crache des braises. La princesse s'élève dans l'air bleu, la voici nuage et pluie ruisselante. Sous cette pluie, le djinn hurle épouvantablement et s'éteint, tombe en cendres. La princesse enfin revenue à son apparence de jeune femme est maintenant seule au milieu du jardin. Elle appelle Abad. Il accourt. Son visage et son corps sont à nouveau tels qu'il les avait perdus. Alors, elle lui dit, sereine et pâle : " Ce combat m'a conduit trop loin du simple monde des vivants. Prince, il me faut rejoindre le royaume des Esprits. En souvenir de moi qui t'ai délivré de ta peau d'animal, je te prie de chercher désormais la sagesse, et de ne prendre aucun repos jusqu'à l'avoir atteinte. Abad veut la prendre aux épaules, mais elle se défait comme une brume et disparaît. Il l'appelle, nul ne répond. Il part, droit devant lui, quittant sur l'heure palais et ville, abandonnant aux ronces du chemin le riche manteau dont on l'avait vêtu pour l'habit de chercheurs de vérité, fait de poussière et de vent. (Conte arabe, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du seuil)

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Analyse de l'Histoire du prince Abad