L'attachement





Cézanne
Skull and Candlestick, 1866, oil on canvas 47x62cm, Private Collection

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L'attachement

Un vieux Brahmane, à qui la vie avait appris la modération en toutes choses,
Ne savait comment venir à bout de l'extrême abnégation de son fils.
Celui-ci, un ardent jeune homme, vivait, vêtu d'un simple pagne,
Mangeant à peine, totalement possédé par la prière et la méditation.
Ses yeux se fermaient avec une sorte d'acharnement sur les biens de ce monde,
Sur l'artha, sur la richesse agréable de la terre et sur la beauté irréfutable des femmes.
Il ne voulait rien voir que son propre renoncement.

Son père, pour lui faire connaître les splendeurs d'un palais,
L'envoya chez un maharadjah qu'il connaissait.
Celui-ci, un homme détendu, souriant, assez corpulent,
Reçut le jeune homme avec affection et l'invita tout aussitôt à partager sa table,
Qui était chaque jour somptueuse.
Mais le jeune homme se contenta d'une poignée de riz cuit à l'eau.
Il refusa les délices que des serviteurs vêtus de soie faisaient défiler sous ses yeux.
Il refusa les fruits, les sucreries, les boissons enivrantes.

Le maharadjah voulut le conduire dans son harem,
Où vivaient un grand nombre de femmes admirables,
Que le prince ne pouvait suffire à satisfaire
Et qu'il offrait occasionnellement à ses serviteurs.
Mais le jeune homme, malgré les charmes déployés sous ses yeux,
Malgré les parfums qui l'entouraient,
Malgré la douceur précise des voix qui lui parlaient,
Refusa de lever son regard.
Il traversa le harem sans quitter un instant son étonnante insensibilité.
Il traversa même la salle des coffres et des bijoux.
La vue de tous les trésors de Golconde ne peut un instant l'émouvoir.

La maharadjah, toujours souriant, lui proposa de prendre un bain dans son bassin.
Le jeune homme accepta , car le bain ne faisait pas partie des objets de renoncement.
Avant de pénétrer dans le bassin aux parois de marbre,
Il ôta son pagne et le laissa sur les marches d'un escalier.
Il ne portait, comme vêtement, que ce pagne.
Les deux hommes se glissèrent dans l'eau fraîche.
Le maharadjah flottait sur le dos en fumant un cigare.
Le jeune homme, qui avait refusé tout cigare, nageait en silence, à côté de lui.

Tout à coup un incendie se déchaîna dans le palais.
On entendit des cris de terreurs, on vit des flammes surgir,
Des serviteurs et des femmes courir de tous côtés.
La maharadjah ne bougea pas.
Bien protégé par l'eau du bassin, sans cesser de fumer son cigare,
Il observa la soudain désastre, il donna des ordres, il dirigea le sauvetage.

Petit à petit la panique se dissipa, on apaisa les flammes.
Le maharadjah flottait toujours sur l'eau du bassin, en achevant son cigare.
Alors le jeune homme prit conscience de ce qu'il était en train de faire.
Il était sorti du bassin, au moment où l'incendie tourbillonnait,
Il s'était jeté sur son pagne, son vieux pagne usé, posé sur les marches de marbre,
Et il le serrait avidement entre ses doigts, pour ne pas le perdre.
(Jean-Claude Carrière, Le cercle des menteurs, Plon)

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