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L'aventure de Sinouhît
Sinouhît, l'ami de Pharaon, l'administrateur des domaines du souverain
et son lieutenant chez les Bédouins, Sinouhît, l'homme du roi,
raconte ainsi son histoire : "Je suis, dit-il, le serviteur dévoué
qui suit son maître. Amenemhaît, mon souverain, celui qui est enterré
dans la pyramide de Quanofir, m'a confié sa fille, la princesse héritière,
et je veille sur elle dans le harem royal. Ma noble maîtresse s'appelle
Nofrît ; elle est l'épouse préférée du roi
Sanou. En l'an 30, le troisième mois d'Iakhouît, à l'époque
où le dieu Râ entre en son double horizon, le roi Amenemhaît,
le père de ma princesse, mourut sur cette terre et son âme s'élança
au ciel, s'unissant au disque solaire et s'absorbant en son créateur.
Or, le palais était silencieux en signe de deuil, la double grande porte
avait été scellée, les courtisans restaient accroupis,
la tête appuyée sur leurs genoux, le peuple se lamentait tout haut.
Sa majesté, le roi défunt, avait envoyé de
son vivant une armée nombreuse faire la guerre au pays des Timihou, ces
tribus berbères qui occupent le désert de Libye. Son fils aîné,
le prince Sanou, commandait cette armée ; il avait été
chargé de frapper les pays étrangers et de réduire les
Berbères à l'esclavage. Vainqueur, il avait déjà
pris le chemin du retour, amenant avec lui des prisonniers vivants dont il s'était
emparé chez les Berbères et des troupeaux si nombreux qu'il n'en
savait pas le chiffre. Dès la mort du Roi, les amis du Sérail,
qui sont les amis du souverain choisis parmi les courtisans et les fonctionnaires,
envoyèrent des gens du côté de l'ouest pour informer le
fils du Roi des événements survenus au Palais. Les messagers le
rejoignirent à la nuit : le prince fit diligence. Comme un faucon royal,
il s'envola avec ses serviteurs pour rejoindre le Palais où l'on pleurait
son père. Mais l'ordre fut donné aux princes de sang royal de
garder le silence, de cacher à l'armée la mort du roi.
Or moi, j'étais là. J'entendis la voix du messager
annonçant une si grave nouvelle. Il y allait de ma vie : la moindre indiscrétion
me serait attribuée si quelqu'un apprenait quelque chose et je serais
condamné pour avoir découvert ce qui doit rester secret et ce
que je devais ignorer. Je m'éloignai bien vite, mon coeur se fendit,
mes bras retombèrent, la peur s'abattit sur tous mes membres, je me désolai,
faisant des tours et des détours pour chercher une place où me
cacher; je me coulai entre deux buissons pour m'écarter de la route battue
qui suivait le cortège royal. Je m'acheminai vers le sud, mais je ne
voulais pas revenir au Palais royal car j'imaginais que la guerre y avait déjà
éclaté ; il est rare, en effet, qu'un héritier désigné
par le Pharaon occupe le trône sans avoir à guerroyer contre ses
frères moins favorisés et jaloux qui veulent lui arracher son
héritage. Chassé par la peur, je traversai le canal des deux Vérités
au lieu qu'on appelle le Sycomore. J'arrivai à l'île Sanafrouî
et j'y passai la journée, blotti dans un champ. A l'aube me voilà
reparti et en voyage. Je marchai toute la journée et la nuit encore,
et le lendemain de bonne heure j'atteignis Pouteni et je me reposai dans une
île.
Alors la soif s'abattit sur moi. Je râlais. Mon gosier se
contractait : je défaillis, et je me disais déjà : "C'est
le goût de la mort!" Quand mon coeur reprit courage, je rassemblai
mes membres pour me relever ; j'entendais mugir un troupeau. C'étaient
des Bédouins, ils m'aperçurent et un de leurs cheiks qui avait
séjourné dans mon pays d'Égypte, me reconnut. Il me donna
de l'eau et me fit cuire du lait ; puis j'allai avec lui dans sa tribu et ils
me rendirent le service de me faire passer de pays en pays. Je gagnai ainsi
une contrée de la Syrie, et j'y restai un an et demi. Or, le prince du
pays de Syrie, Ammoui, me fit venir auprès de lui et me dit : "Tu
te trouves bien chez moi car tu y entends le parler de l'Égypte".
Il disait cela parce qu'il savait qui j'étais. Des Égyptiens,
réfugiés dans le pays, lui avaient parlé de moi. Il se
mit à m'interroger: "Pour quelle raison es-tu venu ici ? Qui t'a
poussé à quitter ton pays ? Qu'est-il arrivé dans le palais
d'Amenemhaît, le souverain des Deux-Egyptes ? Révèle-nous
ce que nous ignorons". Comprenant qu'il supposait que j'avais été
mêlé à quelque complot contre le roi, je lui répondis
avec astuce : "Oui, certes, il est arrivé quelque chose. Quand je
revenais de l'expédition au pays des Berbères, j'ai entendu quelque
chose qui ne me regardait pas. Mon coeur se déroba, la peur m'a fait
fuir dans le désert. Je n'avais pas été blâmé
pourtant, personne ne m'avait craché à la figure, on ne m'avait
pas donné de vilains noms. Je ne sais pas ce qui m'amena en ce pays,
plutôt qu'en un autre, ce doit être la volonté sacrée
d'Amon Râ".
Mais Ammoui poursuivit: "Qu'arrivera t'il à l'Égypte
maintenant qu'elle est privée de son protecteur ? Amenemhaît était
redouté des nations étrangères à l'égal de
la déesse Sokhît qui peut envoyer la peste sur la terre, comme
il lui plaît ". Je lui laissai voir ma pensée et je lui dis
: "Amon-Râ a eu pitié de nous! Le fils d'Amenemhaît
est entré au palais et il est en possession de l'héritage. Certes
c'est un maître de sagesse, prudent en ses desseins, bienfaisant en ses
décisions, qui sait donner des ordres. Déjà du vivant de
son père il domptait les nations étrangères tandis que
son frère restait à l'intérieur de son palais. C'est un
vaillant qu'il faut voir entrer dans la mêlée et s'élancer
sur les barbares. Il court si vite que le fuyard qui lui a montré son
dos ne trouve plus d'asile. Il ne se lasse jamais ; s'il voit de la résistance,
il saisit son bouclier, il culbute l'adversaire, il tue du premier coup ; personne
n'a jamais pu détourner sa lance, personne ne peut tendre son arc. La
cité l'aime et l'appelle le bien-aimé, le très charmant
homme et les femmes s'en vont chantant sa louange. Il est roi, c'est Amon-Râ
qui nous l'a donné et cette terre se réjouit d'être sienne
et de vivre sous son gouvernement. Il veut faire la conquête des pays
du midi et il ne craint pas ceux du nord. Souhaite que ton nom lui soit connu
comme celui d'un homme de bien car s'il prend fantaisie d'envoyer une expédition
ici il saura te traiter comme tu le mérites : il ne cesse jamais de faire
le bien et de rendre justice à la contrée qui lui est soumise".
Le chef du pays de Syrie me répondit : "Certes l'Égypte est
heureuse puisqu'elle connaît la valeur de son prince. Quant à toi,
puisque tu es ici, reste avec moi et je te ferai du bien". Il me traita
mieux que ses propres enfants, il me maria avec sa fille aînée
et il voulut que je choisisse pour moi un domaine parmi les meilleurs de ses
possessions sur la frontière. C'est une terre excellente, qui s'appelle
Aîa. Il y mûrit des figues et des raisins ; le vin y est plus abondant
que l'eau, il y a plein de miel et d'huile d'olive et des arbres qui donnent
toutes sortes de fruits. L'orge et le froment y poussent en abondance. On y
a la farine sans limite et il y a aussi toute espèce de bestiaux. Et
je reçus de grands privilèges quand le prince vint m'installer
comme le seigneur d'une tribu. J'eus chaque jour une ration de pain et de vin,
de la viande bouillie et des volailles rôties et encore du gibier qu'on
chassait pour me l'offrir, bien que j'eusse moi-même une meute de chiens
de chasse. On faisait pour moi beaucoup de gâteaux et du lait cuit de
toutes les manières. Je passai là de nombreuses années,
mes fils devinrent des hommes vaillants, chacun maître de sa tribu. Moi,
j'accueillais avec bonté ceux qui passaient sur ma terre et, me souvenant
d'avoir été fugitif, je donnais de l'eau à celui qui avait
soif, je remettais le voyageur égaré sur la bonne route, j'accueillais
et je réconfortais celui qui a été pillé par les
voleurs, et mon hospitalité était si connue que les messagers
volontiers s'arrêtaient chez moi.
Pendant de longues années je fus chargé de commander les soldats
pour défendre le prince de Syrie contre les Bédouins qui s'enhardissaient
jusqu'à nous attaquer. Et lorsque je marchais précipitamment contre
un pays avec mes soldats, on tremblait au fond des puits dans les pâturages.
Je prenais les bestiaux, j'emmenais les vassaux et j'enlevais leurs esclaves,
je tuais les hommes d'armes. Par mon glaive, par mon arc, par mes marches, par
mes plans bien conçus, je gagnai le coeur de mon prince et il m'aima
quand il connut ma vaillance ; il mit ses enfants sous mes ordres quand il vit
la vigueur de mon bras. Une fois, arriva un Syrien, fort entre les forts. Il
vint me défier dans ma tente. C'était un héros que personne
n'accompagnait, car il avait vaincu tous les hommes forts du pays. Il disait
qu'il lutterait avec moi ; il se promettait de me dépouiller ; il annonçait
bien haut qu'il prendrait mes troupeaux pour les emmener dans son domaine et
les distribuer à ceux de sa tribu. Le prince délibéra avec
moi et je dis : "Je ne connais point cet homme. Je ne suis jamais allé
sous sa tente puisque je ne suis pas son allié ; est-ce que j'ai jamais
ouvert sa porte ou enfoncé ses clôtures ? Il me poursuit par pure
jalousie parce qu'il voit que je suis à ton service. Qu'Amon Râ
nous sauve. Je suis comme vieux taureau au milieu de son troupeau de vaches,
lorsque fond sur lui un jeune taureau qui veut les lui prendre. J'étais
un mendiant, je suis passé chef. J'étais un nomade qui a pris
place parmi les paysans : il est naturel que je leur déplaise. Alors
s'il a le coeur à combattre, qu'il dise son intention et qu'Amon Râ
décide entre nous".
Je passai la nuit à bander mon arc, à dégager
mes flèches, à donner du jeu à mon poignard, à fourbir
mes armes. A l'aube tout le pays accourut. Le prince de Syrie, qui avait prévu
le combat, avait réuni ses tribus et convoqué tous les voisins.
Quand l'homme fort arriva, je me dressai en face de lui : tous les coeurs brûlaient
pour moi, hommes et femmes, anxieux à mon sujet, poussaient des cris
; on disait : "Y a t'il véritablement un autre champion assez fort
pour lutter contre cet homme si fort?" Et voici qu'il prit son bouclier,
sa lance, sa brassée de javelines. Je réussis à écarter
de moi ses traits qui tombèrent à terre, je l'obligeai à
épuiser ses armes sans résultat, alors il fondit sur moi. A ce
moment, je déchargeai mon arc contre lui, mon trait s'enfonça
dans son cou, il cria et il s'abattit sur le nez. Je l'achevai avec sa propre
hache et, le pied sur son dos, je poussai mon cri de victoire. Tous les Asiatiques
crièrent de joie ; je rendis des actions de grâces à Moutou,
le dieu de la guerre que nous adorons à Thèbes tandis que ses
gens se lamentaient sur lui. Le prince de Syrie me serra dans ses bras. J'emportai
tous les biens du vaincu, je pris ses bestiaux et voilà que ce qu'il
avait voulu me faire, c'était moi qui le lui faisais. Je pris tout ce
qui était dans sa tente. Je pillai son douar (village en Afrique du Nord)
et je m'enrichis, mon trésor s'arrondit et mon troupeau s'accrut.
Ainsi donc, le dieu s'est montré gracieux pour celui à qui on
reprochait d'avoir fui en terre étrangère, si bien qu'aujourd'hui
mon coeur est joyeux. J'ai été un fugitif, un traînard mourant
de faim, un pauvre hère sorti tout nu de son pays et maintenant j'ai
une bonne réputation à la cour de Syrie, je donne du pain au pauvre,
je suis éclatant dans mes habits de fin lin, je possède beaucoup
de serfs. Ma maison est belle, mon domaine est vaste. Pourtant, mon coeur n'est
point satisfait. Maintenant que la vieillesse vient, que la faiblesse m'a envahi,
que mes deux yeux sont lourds, que mes jambes refusent le service et que le
trépas s'approche de moi, je voudrais revoir l'Égypte. O Dieux
qui m'avez poussé à fuir, accordez-moi de revoir le pays où
je suis né et où je voudrais mourir. J'envoyai au Pharaon un message
pour que sa bonté me soit favorable, et Sa Majesté daigna m'envoyer
des présents aussi beaux que ceux qu'on donne aux princes des pays étrangers
et m'écrire la lettre que voici :
[ L'Horus, le maître des diadèmes du Nord, et du
Sud, le roi de la Haute et de la Basse-Egypte, Sanou, fils du Soleil, vivant
toujours et à jamais. Ordre du roi pour le serviteur Sinouhît.
Voici, cet ordre du roi t'est apporté pour t'instruire de sa volonté.
Tu as parcouru les pays étrangers, sortant de Kadimâ vers la Syrie
et tu es passé d'un pays à l'autre, sur le conseil de ton propre
coeur. Il s'ensuit que tu ne peux plus parler dans le conseil des notables,
que tes paroles, ni tes malédictions ne comptent plus. Et ceci n'est
pas dû à une mauvaise volonté de ma part contre toi. Car
cette reine, ta maîtresse qui est dans le Palais, elle est florissante
encore aujourd'hui, sa tête est exaltée parmi les royautés
de la terre et ses enfants vivent dans la partie réservée du palais.
Tu jouiras des richesses qu'ils te donneront et tu vivras de leurs largesses.
Quand tu seras revenu en Égypte et que tu verras la résidence
où tu vivais, prosterne-toi face contre terre devant la Sublime Porte
et joins-toi aux Amis royaux comme autrefois. Car aujourd'hui voici que tu vieillis
et que tu songes au jour de l'ensevelissement, au passage à la Béatitude
éternelle. Bientôt tu passeras tes nuits parmi les huiles destinées
à embaumer ton corps et au milieu des bandelettes sacrées. On
fera ton convoi le jour de l'enterrement, on t'emportera dans une gaine dorée,
ta tête peinte en bleu, un baldaquin au-dessus de toi ; des boeufs tireront
ton corbillard, des chanteurs te précéderont et des baladins danseront
pour toi les formules des offrandes, on tuera pour toi des victimes auprès
de ta stèle funéraire et ta pyramide sera bâtie en pierre
blanche dans le cercle des princes royaux. Il ne faut pas que tu meures sur
la terre étrangère, ni que des Asiatiques te conduisent au tombeau
enseveli dans une peau de mouton. Quand tu seras revenu ici, tu oublieras les
malheurs que tu as subis. ]
Quand cet ordre m'arriva, je me tenais au milieu de ma tribu.
Dès qu'il me fut lu, je me prosternai à terre comme devant le
Pharaon, à plat ventre, je me traînai dans la poussière
et je flairai la terre ; je répandis cette poussière sur mes cheveux,
je fis le tour de mon campement, tout réjoui et disant : "Comment
se fait-il que pareille indulgence me soit accordée, à moi que
mon coeur a conduit aux pays étrangers et barbares ? Certes, combien
c'est chose belle cette compassion qui me délivre de la mort. Car le
Seigneur va permettre que j'achève mon existence à la cour".
Et voici la lettre que j'écrivis pour répondre à cet ordre
:
[Le serviteur du harem, Sinouhît, dit : Que la paix soit
par-dessus toute chose. Cette fuite de ton serviteur dans son inconscience,
Très haut, tu la connais. Maître des Deux-Egyptes, ami de Râ,
favori de Montou, le seigneur de Thèbes, puissent Amon, le seigneur de
Karnak, Râ, Horus, Hâthor, Toumou et les neuf dieux qui l'accompagnent,
puisse la royale Ureus qui ceint ta tête, puisse Nouît, puissent
tous les dieux de l'Égypte et des îles de la Très-Verte,
donner la vie et la force à tes narines. Qu'ils te prodiguent leurs largesses,
qu'ils te donnent le temps sans limite, l'éternité sans mesure
; que tu inspires la crainte dans tous les pays de plaine et de montagne, que
tu domptes et possèdes tout ce que le disque du soleil éclaire
dans sa course. C'est la prière que le serviteur fait pour son maître
qui le délivre du tombeau. Cette fuite de ton serviteur n'était
pas dans mes intentions, je ne l'avais pas préméditée,
je ne sais ce qui m'arracha du lieu où j'étais. Ce fut comme un
rêve, je n'avais rien à redouter, nul ne me poursuivait, nul ne
m'injuriait, et pourtant mes membres tressaillirent, mes jambes s'élancèrent,
mon coeur me guida, le dieu qui voulait ma fuite me tira. Puisque tu ordonnes,
moi, ton serviteur, j'abandonnerai les fonctions que j'ai eues en ce pays-ci.
Que ta Majesté fasse comme il lui plaît, car c'est toi qui donnes
la vie et c'est la volonté des dieux que tu vives éternellement.
]
Quand on vint me chercher, moi, le serviteur, je célébrai
une fête dans mon domaine pour remettre en cérémonie mes
biens à mes enfants. Mon fils aîné devint le chef de la
tribu, il devint le maître de tous mes biens, mes serfs, tous mes bateaux,
toutes mes plantations, tous mes dattiers. Et alors je m'acheminai vers le sud
et quand j'arrivai non loin du delta au poste frontière, le général
égyptien qui commande la garde de la frontière envoya un message
au palais pour m'annoncer. Sa Majesté dépêcha un directeur
de la maison du roi et des navires chargés de cadeaux envoyés
par le Roi aux Bédouins qui m'avaient escorté jusque-là.
Je leur dis alors adieu, appelant chacun par son nom. puis je montai dans un
bateau qui démarra et mit toutes ses voiles. Et chaque jour à
bord on prépara pour moi de la bière fraîche jusqu'à
mon arrivée devant la ville royale de Taîtou, la très ancienne
ville royale. Quand la terre s'éclaira, le matin suivant, on vint m'appeler.
Dix hommes vinrent me chercher et m'escorter jusqu'au palais. Les enfants royaux
qui attendaient dans le corps de garde vinrent à ma rencontre. Les Amis
du Roi me conduisirent au logis du Pharaon et jusqu'à la grande salle
à colonnes. Je trouvai Sa Majesté sur la grande estrade sous la
porte dorée et je me jetai à terre sur le ventre et je perdis
connaissance devant lui.
Sa Majesté divine daigna m'adresser des paroles aimables,
mais je fus soudain enveloppé de ténèbres, mon âme
défaillit, mes membres se dérobèrent, mon coeur ne fut
plus dans ma poitrine et je connus la différence qu'il y a entre la vie
et la mort. Sa Majesté dit à l'un de ses Amis : "Relève-le,
et qu'il me parle !". Sa Majesté poursuivit : "Te voilà
donc qui reviens, après que tu as couru les pays étrangers, après
que tu as pris fuite. Te voilà vieux, tu as de la chance de pouvoir désormais
être enseveli ; ce n'est pas une petite affaire que d'échapper
à un enterrement chez les barbares. Tâche de répondre quand
on t'interpelle". J'eus peur, peur d'un châtiment et je répondis
effaré : "Que m'a dit mon maître ? Je ne suis pas fautif,
ce fut la main d'Amon Râ. La peur qui me tient en ce moment est pareille
à celle qui m'a poussé à cette fuite fatale. Me voici devant
toi : tu es la vie, que ta Majesté agisse à son plaisir".
On fit défiler les enfants royaux et Sa Majesté dit à la
Reine : "Voilà Sinouhît qui revient, avec des manières
de rustre, semblable à un Asiatique, il est devenu tout pareil à
un Bédouin !" Elle poussa un très grand éclat de rire
et les enfants royaux s'esclaffèrent tous à la fois. Toutefois,
ils eurent pitié de moi et dirent à Sa Majesté : "Non,
en vérité, Souverain, mon maître, il n'est pas pareil à
un Bédouin!"
Sa Majesté dit : "En vérité, il l'est,
il a l'air d'un Bédouin, tout à fait". Alors, les enfants
royaux saisirent leurs instruments de musique et, défilant devant le
roi, chantèrent un hymne à sa louange, disant : "Tes deux
mains soient pour le bien, ô Roi, toi sur qui reposent le diadème
du Sud et le diadème du Nord, et l'ureus est à ton front. Tu as
écarté tes sujets du mal ; car Râ t'est favorable, ô
maître des Deux Pays". Et ils ajoutèrent des paroles en ma
faveur : "Accorde-nous cette faveur insigne que nous te demandons, pour
ce cheik Sinouhît, le Bédouin qui est né sur la terre des
canaux, dans le delta. S'il a fui, c'est par la crainte que tu lui as inspirée
; car celui qui voit ta face devient blême et l'oeil qui te contemple
a peur". La colère de Sa Majesté fut apaisée par ce
chant. Et Sa Majesté daigna dire aux enfants royaux : "Qu'il ne
craigne plus! Allez avec lui au Logis Royal et désignez-lui la place
qu'il occupera. Qu'on le mette parmi les gens du Cercle royal. Qu'il soit, comme
par le passé, un Sage parmi les sages qui m'entourent". Lorsque
je sortis du Logis Royal, les enfants royaux me donnèrent la main et
nous nous rendîmes à la double grande porte pour que j'y reçoive
ma donation. On m'assigna la maison d'un Fils Royal, avec ses richesses, avec
sa salle de bain, ses décorations célestes, son ameublement venu
du palais, les étoffes de la garde-robe royale et des parfums de choix.
Trois ou quatre fois par jour on m'apportait du Palais des friandises,
de la viande, de la bière et du pain. Me sentant tout rajeuni, je me
rasai, je peignai mes cheveux que j'avais laissé pousser selon la coutume
des Égyptiens quand ils sont à l'étranger ; je me débarrassai
de la crasse étrangère et des vêtements étrangers
; puis je m'habillai de fin lin, je me parfumai d'essences de choix, je me couchai
dans un lit. Il n'y avait plus qu'à oublier les pays des sables et d'huile
d'olive. Et ensuite il fallut penser à ma future demeure, le tombeau
où je devais habiter pour l'éternité. On fit pour moi une
pyramide en pierre au milieu des pyramides funéraires. Le chef des carriers
de Sa Majesté choisit le terrain, le chef des peintres dessina la décoration,
le chef des sculpteurs la sculpta, le chef des travaux de la nécropole
parcourut toute la terre d'Égypte pour fournir le sarcophage, les tables
d'offrandes, les coffrets, les statues du double en pierre et en métal,
et toute sorte de mobilier. Enfin on désigna les prêtres du Double,
ceux qui devaient tenir le tombeau en ordre et faire toutes les cérémonies
nécessaires.
Pour moi, j'ajoutai encore au mobilier et fis mes arrangements
dans l'intérieur de la pyramide, et puis je donnai des terres aux environs
de la ville pour constituer un domaine funéraire dont les revenus seraient
consacrés à l'entretien de mon tombeau et à la nourriture
de mon double pour qu'il vive heureux dans l'éternité. Tout fut
achevé magnifiquement. Sa Majesté elle-même se chargea de
faire faire ma statue. Elle fut lamée d'or et on la revêtit d'une
jupe de vermeil, comme il convient à un ami de Pharaon. Je fus dans la
faveur du Roi jusqu'au jour de mon trépas.
Cette histoire je l'ai contée comme elle fut écrite dans le livre
de Sinouhît et déposée dans son tombeau.
http://mythesgrec.ibelgique.com/egypte.htm