L'homme qui ne connaissait pas d'Histoire (nouveau)





Griot du Niger

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L'homme qui ne connaissait pas d'histoire (nouveau)

Il existait un homme qui s'appelait Brian. Il coupait des roseaux et tressait des paniers. Une année - une année mauvaise - les roseaux vinrent à manquer dans la région. Les seuls roseaux, cette année-là, se trouvaient dans une vallée qu'on disait habitée par des créatures dangereuses.

Brian se décida. Il pria son épouse de lui préparer quelque nourriture et partit pour la vallée solitaire. En peu de temps, il coupa un grand fagot de beaux roseaux mais, alors qu'il s'apprêtait à les lier, un brouillard s'épaissit autour de lui. Brian décida d'attendre. Il s'assit et mangea sa nourriture. L'air était si sombre autour de lui qu'il ne pouvait même pas apercevoir les doigts de sa main. Très effrayé, il se leva. Il regarda vers l'est, il regarda vers l'ouest et il vit une lumière. Il vit une longue maison. A travers la porte ouverte et la fenêtre, passait une lumière tranquille. Brian glissa sa tête par la porte.

A l'intérieur de la maison, il vit un vieil homme et une vieille femme, tous deux assis. Ils le saluèrent en l'appelant par son nom et l'invitèrent à prendre place auprès du feu. Brian s'assit entre les deux. Pendant un moment, ils bavardèrent. Puis le vieil homme lui dit : "Raconte une histoire. - Je ne peux pas, répondit Brian. S'il y a une chose que je n'ai jamais faite dans ma vie, c'est raconter une histoire. - Tu ne connais aucune histoire ? - Aucune histoire." Le vieux et la vieille échangèrent un coup d'œil rapide, et la vieille dit à Brian : "Va tirer un seau d'eau du puits. Fais quelque chose pour te rendre utile. - Je ferai n'importe quoi, dit Brian, du moment que je ne raconte pas une histoire." Il saisit un seau, il alla le remplir au puits. Il posa le seau sur la margelle pour le laisser s'égoutter.

A ce moment, une formidable bourrasque de vent souleva Brian dans les airs. Il fut emporté vers l'est, il fut emporté vers l'ouest et, quand il retomba sur le sol, il ne pouvait apercevoir ni le puits, ni le seau. Il vit une lumière. Tout trébuchant et tombant, il marcha vers cette lumière. Il vit une longue maison beaucoup plus grande que la première, deux lumières à l'intérieur et une lumière devant la porte.

Brian passa la tête par la porte. Il vit une pièce où l'on veillait les morts : une rangée d'hommes assis contre le mur du fond, une rangée d'hommes sur le mur du devant. Devant le feu, assise sur une chaise, une fille aux longs cheveux noirs et bouclés. Elle salua Brian par son nom et l'invita à prendre place à côté d'elle. Timidement Brian s'assit près d'elle. Mais, un instant plus tard, un homme de forte taille, qui faisait partie de la compagnie, se leva et dit : "C'est une veillée bien lugubre, ce soir. Nous devrions aller chercher un violoneux. Il nous ferait joliment danser. "Ah ! dit la fille aux longs cheveux noirs et bouclés. Vous n'avez pas besoin d'aller chercher un violoneux, car nous avons ici, ce soir, le meilleur violoneux d'Irlande. C'est lui, c'est Brian. "Je ne peux pas ! s'écria Brian. S'il y a une chose que je n'ai jamais faite dans ma vie, c'est jouer un air sur un violon. - Tu ne sais pas jouer du violon ? - Ni du violon, ni d'un autre instrument. Je ne connais pas la musique ni le chant." Elle insista. "Ne me fais pas mentir, dit-elle. Tu es le violoneux qu'il nous faut. Je le sais." Subitement Brian tenait entre ses mains un violon et un archet, et il jouait, et il jouait si bien que tous dansaient dans la grande salle en disant qu'il n'avaient jamais dansé sur une aussi vive musique.

L'homme de forte taille arrêta soudain la danse et dit : "Il faut maintenant que nous allions chercher un prêtre afin de célébrer la messe, car le cadavre doit être enterré avant l'aube. "Ah ! dit la fille aux longs cheveux noirs et bouclés, vous n'avez pas besoin d'aller chercher un prêtre, car nous avons ici, ce soir, le meilleur prêtre d'Irlande. C'est lui,.c'est Brian. - Je n'ai absolument rien d'un prêtre ! s'écria Brian. Et je ne connais rien à son travail ! - Allons, allons, dit-elle, tu t'en sortiras aussi bien que pour le reste. Subitement Brian se tenait debout devant un autel, deux acolytes auprès de lui, portant des vêtements sacerdotaux. Il célébra la messe et récita même les prières d'après la messe. Et toute l'assistance déclara qu'ils n'avaient jamais assisté à pareille messe en Irlande.

Alors on plaça le corps dans un cercueil et quatre hommes chargèrent le cercueil sur leurs épaules. Trois de ces hommes étaient de petite taille, le quatrième, au contraire, était grand, si bien qu'ils ballottaient le cercueil de-ci de-là. " Il faut absolument, dit l'homme qui donnait des ordres, aller chercher un médecin, pour qu'il coupe un bout aux jambes de cet homme. Comme ça, il sera de niveau avec les autres. - Ah ! dit la jeune fille aux longs cheveux noirs et bouclés, vous n'avez pas besoin d'aller chercher un médecin, car nous avons ici, ce soir, le meilleur médecin d'Irlande. C'est lui, c'est Brian. - S'il y a une chose que je n'ai jamais faite, dans ma vie, assura Brian, c'est exercer la médecine ! Et même ! Je ne l'ai jamais étudiée ! - Allons, allons, dit-elle, tu t'en sortiras aussi bien que pour le reste." Subitement, il avait en mains la scie et les bistouris. Il coupa un bout des jambes de l'homme, au-dessous des genoux, il les refixa, et les quatre hommes qui portaient le cercueil marchaient maintenant au même niveau. Ils marchèrent prudemment vers l'ouest, jusqu'au cimetière. Un haut mur de pierres entourait le cimetière, sans aucune porte. Ils devaient passer un par un par-dessus le mur et redescendre de l'autre côté. Le dernier à passer par-dessus le mur, c'était Brian.

Alors une formidable bourrasque de vent emporta Brian dans les airs. Il fut emporté vers l'est, il fut emporté vers l'ouest et, quand il retomba sur le sol, il ne pouvait apercevoir ni le cercueil, ni le cortège. Il était retombé tout près du puits. Il vit le seau, il vit les gouttes d'eau, qui n'avaient pas encore séché sur la margelle du puits. Il prit le seau et revint à la maison. La vieille et le vieil homme étaient assis à la même place, là où il les avait laissés. Il posa le seau et vint reprendre sa place entre les deux. "Alors, lui dit la vieille femme, es-tu toujours incapable de raconter une histoire ?" (Histoire irlandaise, dans Jean-Claude Carrière, "Le cercle des menteurs", Plon 1998, p. 83)

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