Beauty and the Beast. London: George Routledge and Sons, 1874
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La belle et la bête
Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il
avait six enfants, trois garçons et trois filles, et comme ce marchand
était un homme d'esprit, il n'épargna rien pour l'éducation
de ses enfants et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient
très belles ; mais la cadette surtout se faisait admirer et on ne l'appelait,
quand elle était petite, que la Belle Enfant ; en sorte que le nom lui
en resta, ce qui donna beaucoup de jalousie à ses soeurs. Cette cadette,
qui était plus belle que ses soeurs, était aussi meilleure qu'elles.
Les deux aînées avaient beaucoup d'orgueil parce qu'elles étaient
riches : elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites
des autres filles de marchands. Elles allaient tous les jours au bal, à
la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui
employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres.
Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands
les demandèrent en mariage, mais les deux aînées répondirent
qu'elles ne se marieraient jamais, à moins qu'elles ne trouvassent un
duc, ou tout au moins un comte. La Belle remercia bien honnêtement ceux
qui voulaient l'épouser ; mais elle leur dit qu'elle était trop
jeune et qu'elle souhaitait tenir compagnie à son père pendant
quelques années.
Tout d'un coup, le marchand perdit son bien et il ne lui resta qu'une petite
maison de campagne, bien loin de la ville. Il dit en pleurant à ses enfants
qu'il leur fallait aller dans cette maison et qu'en travaillant comme des paysans,
ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent
qu'elles ne voulaient pas quitter la ville et qu'elles connaissaient des jeunes
gens qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu'elles n'eussent
plus de fortune.
Ces demoiselles se trompaient : leurs amis ne voulurent plus les regarder quand
elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté,
on disait :
"Elles ne méritent pas qu'on les plaigne ! Nous sommes bien aises
de voir leur orgueil abaissé : qu'elles aillent faire les dames en gardant
les moutons ! "
Mais en même temps, tout le monde disait :
" Pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur :
c'est une si bonne fille ! Elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté
; elle était si douce, si honnête ! "
Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l'épouser,
quoiqu'elle n'eût pas un sou. Mais elle leur dit qu'elle ne pouvait se
résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur,
et qu'elle le suivrait à la campagne pour le consoler et l'aider à
travailler.
Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand
et ses trois fils s'occupèrent à labourer la terre. La Belle se
levait à quatre heures du matin et se dépêchait de nettoyer
la maison et de préparer à dîner pour la famille. Elle eut
d'abord beaucoup de peine, car elle n'était pas habituée à
travailler comme une servante ; mais, au bout de deux mois, elle devint plus
forte et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait
son ouvrage, elle lisait, jouait du clavecin, ou bien chantait en filant.
Ses deux soeurs, au contraire, s'ennuyaient à mort ; elles se levaient
à dix heures du matin, se promenaient toute la journée, et regrettaient
leurs beaux habits et leurs amis.
" Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles, elle est si stupide
qu'elle se contente de sa malheureuse situation. "
Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était
plus propre que ses soeurs à briller en société. Il admirait
la vertu de cette jeune fille et surtout sa patience ; car ses soeurs, non contentes
de lui laisser faire tout l'ouvrage de la maison, l'insultaient à tout
moment.
Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand
reçut une lettre par laquelle on lui annonçait qu'un vaisseau,
sur lequel il avait des marchandises, venait d'arriver sans encombre. Cette
nouvelle faillit faire tourner la tête à ses deux aînées
qui pensaient qu'enfin elles pourraient quitter cette campagne où elles
s'ennuyaient tant. Quand elles virent leur père prêt à partir,
elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures,
et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien, car elle pensait
que tout l'argent des marchandises ne suffirait pas à acheter ce que
ses soeurs souhaitaient.
" Tu ne me pries pas de t'acheter quelque chose ? lui demanda son père.
- Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je
vous prie de m'apporter une rose, car on n'en trouve point ici. "
Ce n'est pas que la Belle se souciât d'une rose mais elle ne voulait pas
condamner, par son exemple, la conduite de ses soeurs qui auraient dit que c'était
pour se distinguer qu'elle ne demandait rien.
Le bonhomme partit. Mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès
pour ses marchandises. Et, après avoir eu beaucoup de peine, il revint
aussi pauvre qu'il était auparavant. Il n'avait plus que trente milles
à parcourir avant d'arriver à sa maison et il se réjouissait
déjà du plaisir de voir ses enfants. Mais, comme il fallait traverser
un grand bois avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement
; le vent soufflait si fort qu'il le jeta deux fois à bas de son cheval.
La nuit étant venue, il pensa qu'il mourrait de faim ou de froid, ou
qu'il serait mangé par des loups qu'il entendait hurler autour de lui.
Tout d'un coup, en regardant au bout d'une longue allée d'arbres, il
vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée.
Il marcha de ce côté-là et vit que cette lumière
venait d'un grand palais, qui était tout illuminé. Le marchand
remercia Dieu du secours qu'il lui envoyait et se hâta d'arriver à
ce château ; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les
cours. Son cheval qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra
dedans ; ayant trouvé du foin et de l'avoine, le pauvre animal, qui mourait
de faim, se jeta dessus avec beaucoup d'avidité. Le marchand l'attacha
dans l'écurie et marcha vers la maison, où il ne trouva personne
; mais étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu
et une table chargée de. viandes, où il n'y avait qu'un couvert.
Comme la pluie et la neige l'avaient mouillé jusqu'aux os, il s'approcha
du feu pour se sécher et disait en lui-même : " Le maître
de la maison ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j'ai prise,
et sans doute ils viendront bientôt. " Il attendit pendant un temps
considérable ; mais onze heures ayant sonné sans qu'il vît
personne, il ne put résister à la faim et prit un poulet qu'il
mangea en deux bouchées, et en tremblant. Il but aussi quelques coups
de vin ; devenu plus hardi, il sortit de la salle et traversa plusieurs grands
appartements magnifiquement meublés. A la fin, il trouva une chambre
où il y avait un bon lit et, comme il était minuit passé
et qu'il était las, il prit le parti de fermer la porte et de se coucher.
Il était dix heures du matin quand il s'éveilla le lendemain et
il fut bien surpris de trouver un habit fort propre à la place du sien
qui était tout gâté. " Assurément, pensa-t-il,
ce palais appartient à quelque bonne fée qui a eu pitié
de ma situation. " Il regarda par la fenêtre et ne vit plus de neige,
mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il entra dans la grande
salle où il avait soupé la veille et vit une petite table où
il y avait du chocolat.
" Je vous remercie, madame la fée, dit-il tout haut, d'avoir eu
la bonté de penser à mon déjeuner."
Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher
son cheval et, comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que
la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche où il y
en avait plusieurs.
A cet instant il entendit un grand bruit et vit venir à lui une Bête
si horrible qu'il fut tout près de s'évanouir.
"Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bête d'une voix terrible
: je vous ai sauvé la vie en vous recevant dans mon château et,
pour ma peine, vous me volez mes roses que j'aime mieux que toute chose au monde
: il vous faut mourir pour réparer votre faute. Je ne vous donne qu'un
quart d'heure pour demander pardon à Dieu. "
Le marchand se jeta à genoux et dit à la Bête, en joignant
les mains :
" Monseigneur, pardonnez-moi, je ne croyais pas vous offenser en cueillant
une rose pour une de mes filles, qui m'en avait demandé.
- Je ne m'appelle point Monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête.
Je n'aime pas les compliments, moi, je veux qu'on dise ce qu'on pense ; ainsi
ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous ni avez dit que vous
aviez des filles. Je veux bien vous pardonner, à condition qu'une de
vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne discutez
pas, partez ! Et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous
reviendrez dans trois mois."
Le bonhomme n'avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain
monstre ; mais il pensa : "Du moins j'aurai le plaisir de les embrasser
encore une fois. " Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu'il
pourrait partir quand il voudrait. " Mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas
que tu t'en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as
couché, tu y trouveras un grand coffre vide, tu peux y mettre tout ce
qui te plaira, je le ferai porter chez toi. "
En même temps la Bête se retira et le bonhomme se dit : " S'il
faut que je meure, j'aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres
enfants. "
Il retourna dans la chambre où il avait couché ; y ayant trouvé
une grande quantité de pièces d'or, il remplit le coffre dont
la Bête lui avait parlé, le ferma et, ayant repris son cheval qu'il
retrouva dans l'écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale
à la joie qu'il avait lorsqu'il y était entré. Son cheval
prit de lui-même une des routes de la forêt et, en peu d'heures,
le bonhomme arriva dans sa petite maison. Ses enfants se rassemblèrent
autour de lui ; mais, au lieu d'être sensible à leurs caresses,
le marchand se mit à pleurer en les regardant. Il tenait à la
main la branche de roses qu'il apportait à la Belle ; il la lui donna
et lui dit : " La Belle, prenez ces roses ! Elles coûtent bien cher
à votre malheureux père. " Et, tout de suite, il raconta
à sa famille la funeste aventure qui lui était arrivée.
A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris,
et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point.
" Voyez ce que produit l'orgueil de cette petite créature, disaient-elles.
Que ne demandait-elle des robes comme nous : mais non, mademoiselle voulait
se distinguer ! Elle va causer la mort de notre père, et elle ne pleure
pas.
- Cela serait fort inutile, reprit la Belle : pourquoi pleurerais-je la mort
de mon père ? Il ne périra point. Puisque le monstre veut bien
accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie et je
me trouve fort heureuse puisqu'en mourant j'aurai la joie de sauver mon père
et de lui prouver ma tendresse.
- Non, ma soeur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas : nous
irons trouver ce monstre, nous périrons sous ses coups si nous ne pouvons
le tuer.
- Ne l'espérez pas, mes enfants ! leur dit le marchand. La puissance
de la Bête est si grande qu'il ne me reste aucune espérance de
la faire périr. Je suis charmé du bon coeur de la Belle, mais
je ne veux pas l'exposer à la mort. Je suis vieux, il ne me reste que
peu de temps à vivre ; ainsi je ne perdrai que quelques années
de vie que je ne regrette qu'à cause de vous, mes chers enfants.
- Je vous assure, mon père, dit la Belle, que vous n'irez pas à
ce palais sans moi : vous ne pouvez m'empêcher de vous suivre. Quoique
je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie et j'aime
mieux être dévorée par ce monstre que de mourir du chagrin
que me donnerait votre perte. " On eut beau dire, la Belle voulut absolument
partir pour le beau palais, et ses soeurs en étaient charmées
parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de
jalousie.
Le marchand était. si occupé de la douleur de perdre sa fille
qu'il ne pensait pas au coffre qu'il avait rempli d'or ; mais aussitôt
qu'il se fut enfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné
de le trouver au pied de son lit. Il résolut de ne point dire à
ses enfants qu'il était devenu riche, parce que ses filles auraient voulu
retourner à la ville et qu'il était résolu de mourir dans
cette campagne, mais il confia ce secret à la Belle qui lui apprit qu'il
était venu quelques gentilshommes pendant son absence, qu'il y en avait
deux qui aimaient ses soeurs. Elle pria son père de les marier ; car
la Belle était si bonne qu'elle les aimait et leur pardonnait de tout
son coeur le mal qu'elles lui avaient fait.
Ces méchantes filles se frottèrent les yeux avec un oignon pour
pleurer lorsque la Belle partit avec son père ; mais ses frères
pleuraient tout de bon aussi bien que le marchand. Il n'y avait que la Belle
qui ne pleurait point parce qu'elle ne voulait pas augmenter leur douleur.
Le cheval prit la route du palais et, sur le soir, ils l'aperçurent illuminé
comme la première fois. Le cheval alla tout seul à l'écurie
et le bonhomme entra avec sa fille dans la grande salle où ils trouvèrent
une table magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n'avait pas
le coeur de manger, mais la Belle, s'efforçant de paraître tranquille,
se mit à la table et le servit. Puis elle se dit en elle-même :
" La Bête veut m'engraisser avant de me manger puisqu'elle me fait
faire si bonne chère. "
Quand ils eurent soupé, ils entendirent un grand bruit. Le marchand dit
adieu à sa pauvre fille en pleurant car il pensait que c'était
la Bête. La Belle ne put s'empêcher de frémir en voyant cette
horrible figure, mais elle se rassura de son mieux et, le monstre lui ayant
demandé si c'était de bon coeur qu'elle était venue, elle
lui dit en tremblant que oui.
" Vous êtes bien bonne, lui dit la Bête, et je vous suis bien
obligé. Bonhomme, partez demain matin et ne vous avisez jamais de revenir
ici. Adieu, la Belle
- Adieu, la Bête ", répondit-elle, et tout de suite le monstre
se retira.
" Ah ! ma fille, dit le marchand en embrassant la Belle, je suis à
demi mort de frayeur. Croyez-moi, laissez-moi ici.
- Non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez
demain matin et vous m'abandonnerez au secours du Ciel peut-être aura-t-il
pitié de moi. "
Ils allèrent se coucher et croyaient ne pas dormir de toute la nuit ;
mais à peine furent-ils dans leurs lits que leurs yeux se fermèrent.
Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit :
"Je suis contente de votre bon coeur, la Belle. La bonne action que vous
faites, en donnant votre vie pour sauver celle de votre père, ne demeurera
pas sans récompense. "
La Belle, s'éveillant, raconta ce songe à son père et,
quoiqu'il le consolât un peu, cela ne l'empêcha pas de jeter de
grands cris quand il fallut se séparer de sa chère fille.
Lorsqu'il fut parti, la Belle s'assit dans la grande salle et se mit à
pleurer aussi. Mais comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda
à Dieu et résolut de ne se point chagriner pour le peu de temps
qu'elle avait à vivre car elle croyait fermement que la Bête la
mangerait le soir. Elle résolut de se promener en attendant et de visiter
ce beau château.
Elle ne pouvait s'empêcher d'en admirer la beauté. Mais elle fut
bien surprise de trouver une porte sur laquelle il y avait écrit : Appartement
de la Belle. Elle ouvrit cette porte avec précipitation et fut éblouie
de la magnificence qui y régnait. Mais ce qui frappa le plus sa vue fut
une grande bibliothèque, un clavecin et plusieurs livres de musique.
" On ne veut pas que je m'ennuie ", dit-elle tout bas. Elle pensa
ensuite : " Si je n'avais qu'un jour à demeurer ici, on ne m'aurait
pas ainsi pourvue. " Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit
la bibliothèque et vit un livre où il y avait écrit en
lettres d'or : Souhaitez, commandez : vous êtes ici la reine et la maîtresse.
"Hélas ! dit-elle en soupirant, je ne souhaite rien que de voir
mon pauvre père et de savoir ce qu'il fait à présent. "
Elle avait dit cela en elle-même.
Quelle fut sa surprise, en jetant les yeux sur un grand miroir, d'y voir sa
maison où son père arrivait avec un visage extrêmement triste
! Ses soeurs venaient au-devant de lui et, malgré les grimaces qu'elles
faisaient pour paraître affligées, la joie qu'elles avaient de
la perte de leur soeur paraissait sur leur visage. Un moment après, tout
cela disparut, et la Belle ne put s'empêcher de penser que la Bête
était bien complaisante et qu'elle n'avait rien à craindre.
A midi, elle trouva la table mise et, pendant son dîner, elle entendit
un excellent concert, quoiqu'elle ne vît personne. Le soir, comme elle
allait se mettre a table, elle entendit le bruit que faisait la Bête et
ne put s'empêcher de frémir.
"La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous vole souper
?
- Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant.
Non, reprit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous. Vous n'avez
qu'à me dire de m'en aller si je vous ennuie ; je sortirai tout de suite.
Dites-moi, n'est-ce pas que vous me trouvez bien laid ?
Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir ; mais je crois que vous
êtes fort bon.
- Vous avez raison, dit le monstre. Mais outre que je suis laid, je n'ai point
d'esprit : je sais bien que je ne suis qu'une Bête.
- On n'est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit.
Un sot n'a jamais su cela.
- Mangez donc, la Belle, dit le monstre, et tâchez de ne point vous ennuyer
dans votre maison car tout ceci est à vous, et j'aurais du chagrin si
vous n'étiez pas contente.
- Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je. vous assure que je suis
contente de votre coeur. Quand j'y pense, vous ne me paraissez plus si laid.
- Oh ! dame, oui ! répondit la Bête. J'ai le coeur bon, mais je
suis un monstre.
- Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je
vous aime mieux avec votre figure que ceux qui, avec la figure d'homme, cachent
un coeur faux, corrompu, ingrat.
- Si j'avais de l'esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment
pour vous remercier ; mais je suis un stupide, et tout ce que je puis vous dire,
c'est que je vous suis bien obligé. "
La Belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus peur du monstre,
mais elle manqua mourir de frayeur lorsqu'il lui dit :
" La Belle, voulez-vous être ma femme ?"
Elle fut quelque temps sans répondre: elle avait peur d'exciter la colère
du monstre en refusant sa proposition. Elle lui dit enfin en tremblant "Non,
la Bête."
Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer et il fit un sifflement si
épouvantable que tout le palais en retentit ; mais la Belle fut bientôt
rassurée, car la Bête, lui ayant dit tristement " Adieu donc,
la Belle ", sortit de la chambre en se retournant de temps en temps pour
la regarder encore. Belle, se voyant seule, sentit une grande compassion pour
cette pauvre Bête. " Hélas ! disait-elle, c'est bien dommage
qu'elle soit si laide, elle est si bonne ! "
Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous
les soirs, la Bête lui rendait visite et parlait avec elle pendant le
souper avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu'on appelle esprit dans
le monde. Chaque jour, Belle découvrait de nouvelles bontés dans
ce monstre : l'habitude de le voir l'avait accoutumée à sa laideur
et, loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent sa montre
pour voir s'il était bientôt neuf heures, car la Bête ne
manquait jamais de venir à cette heure-là.
Il n'y avait qu'une chose qui faisait de la peine à la Belle, c'est que
le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être
sa femme et paraissait pénétré de douleur lorsqu'elle lui
disait que non. Elle lui dit un jour : "Vous me chagrinez, la Bête
! Je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère
pour vous faire croire que cela arrivera jamais, je serai toujours votre amie
; tâchez de vous contenter de cela.
- Il le faut bien, reprit la Bête. Je me rends justice ! je sais que je
suis horrible, mais je vous aime beaucoup. Aussi, je suis trop heureux de ce
que vous vouliez bien rester ici. Promettez-moi que vous ne me quitterez jamais
! "
La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu, dans son miroir, que son
père était malade de chagrin de l'avoir perdue et elle souhaitait
le revoir.
"je pourrais bien vous promettre de ne vous jamais quitter tout à
fait, mais j'ai tant envie de revoir mon père que je mourrai de douleur
si vous me refusez ce plaisir.
- J'aime mieux mourir moi-même, dit le monstre, que de vous donner du
chagrin. Je vous enverrai chez votre père, vous y resterez, et votre
pauvre Bête en mourra de douleur.
- Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre
mort. Je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m'avez fait voir que
mes soeurs sont mariées et que mes frères sont partis pour l'armée.
Mon père est tout seul : acceptez que je reste chez lui une semaine.
- Vous y serez demain au matin, dit la Bête. Mais souvenez-vous de votre
promesse : vous n'aurez qu'à mettre votre bague sur une table en vous
couchant quand vous voudrez revenir. Adieu, la Belle "
La Bête soupira, selon sa coutume, en disant ces mots, et la Belle se
coucha, toute triste de l'avoir affligée. Quand elle se réveilla,
le matin, elle se trouva dans la maison de son père et, ayant sonné
une clochette qui était à côté du lit, elle vit venir
la servante qui poussa un grand cri en la voyant. Le bonhomme accourut à
ce cri et manqua de mourir de joie en revoyant sa chère fille, et ils
se tinrent embrassés plus d'un quart d'heure.
La Belle, après les premiers transports, pensa qu'elle n'avait point
d'habits pour se lever, mais la servante lui dit qu'elle venait de trouver dans
la chambre voisine un grand coffre plein de robes d'or, garnies de diamants.
Belle remercia la bonne Bête de ses attentions. Elle prit la moins riche
de ces robes et dit à la servante de ranger les autres dont elle voulait
faire présent à ses soeurs. Mais à peine eut-elle prononcé
ces paroles que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête
voulait qu'elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes
et le coffre revinrent à la même place.
La Belle s'habilla et, pendant ce temps, on alla avertir ses soeurs qui accoururent
avec leurs maris. Elles étaient toutes deux fort malheureuses. L'aînée
avait épousé un jeune gentilhomme beau comme l'Amour ; mais il
était si amoureux de sa propre figure qu'il n'était occupé
que de cela depuis le matin jusqu'au soir. La seconde avait épousé
un homme qui avait beaucoup d'esprit, mais il ne s'en servait que pour faire
enrager tout le monde, à commencer par sa femme. Les soeurs de la Belle
manquèrent de mourir de douleur quand elles la virent habillée
comme une princesse, et plus belle que le jour. Rien ne put étouffer
leur jalousie, qui augmenta lorsque la Belle leur eut conté combien elle
était heureuse. Ces deux jalouses descendirent dans le jardin pour y
pleurer tout à leur aise et elles se disaient :
" Pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous
? Ne sommes-nous pas plus aimables qu'elle ?
- Ma soeur, dit l'aînée, il me vient une pensée ! Tâchons
de l'arrêter ici plus de huit jours : sa sotte Bête se mettra en
colère de ce qu'elle lui aura manqué de parole et peut-être
qu'elle la dévorera.
- Vous avez raison, ma soeur, répondit l'autre. Nous ferons tout pour
la retenir ici. "
Et, ayant pris cette résolution, elles remontèrent et firent tant
d'amitiés à leur soeur que la Belle en pleura de joie.
Quand les huit jours furent passés, les deux soeurs s'arrachèrent
les cheveux, feignirent tellement d'être affligées de son départ
que la Belle promit de rester encore huit jours.
Cependant Belle se reprochait le chagrin qu'elle allait donner à sa pauvre
Bête qu'elle aimait de tout son coeur. Elle s'ennuyait aussi de ne plus
la voir.
La dixième nuit qu'elle passa chez son père, elle rêva qu'elle
était dans le jardin du palais et qu'elle voyait la Bête couchée
sur l'herbe, et prête à mourir, qui lui reprochait son ingratitude.
La Belle se réveilla en sursaut et versa des larmes. " Ne suis-je
pas bien méchante, dit-elle, de donner du chagrin à une bête
qui a pour moi tant de complaisance ! Est-ce sa faute si elle est si laide ?
et si elle a peu d'esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste.
Pourquoi n'ai-je pas voulu l'épouser ? Je serais plus heureuse avec elle
que mes soeurs avec leurs maris. Ce n'est ni la beauté ni l'esprit d'un
mari qui rendent une femme contente, c'est la bonté du caractère,
la vertu, et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n'ai point
d'amour pour elle, mais j'ai de l'estime, de l'amitié et de la reconnaissance.
Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse ! Je me reprocherais toute ma vie
mon ingratitude. "
A ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table et revient se coucher.
A peine fut-elle dans son lit qu'elle s'endormit.
Quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu'elle était
dans le palais de la Bête. Elle s'habilla magnifiquement pour lui plaire
et s'ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures
du soir ; mais l'horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle
alors craignit d'avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais en jetant
de grands cris ; elle était au désespoir. Après avoir cherché
partout, elle se souvint de son rêve et courut dans le jardin vers le
canal où elle l'avait vue en dormant.
Elle trouva la pauvre Bête étendue, sans connaissance et crut qu'elle
était morte. Elle se jeta sur son corps sans avoir horreur de sa figure
et, sentant que son coeur battait encore, elle prit de l'eau dans le canal et
lui en jeta sur la tête. La Bête ouvrit les yeux et dit à
la Belle :
"Vous avez oublié votre promesse ! Le chagrin de vous avoir perdue
m'a fait résoudre à me laisser mourir de faim ; mais je meurs
content puisque j'ai le plaisir de vous revoir encore une fois.
- Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point ! lui dit la Belle.
Vous vivrez pour devenir mon époux. Dès ce moment, je vous donne
ma main et je jure que je ne serai qu'à vous. Hélas ! je croyais
n'avoir que de l'amitié pour vous, mais la douleur que je sens me fait
voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. "
A peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles qu'elle vit le château
brillant de lumières. Les feux d'artifice, la musique, tout lui annonçait
une fête ; mais toutes ces beautés n'arrêtèrent point
sa vue. Elle se retourna vers sa chère Bête dont l'état
faisait frémir. Quelle ne fut pas sa surprise ? La Bête avait disparu,
et elle ne vit plus à ses pieds qu'un prince plus beau que l'Amour, qui
la remerciait d'avoir rompu son enchantement.
Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s'empêcher
de lui demander où était la Bête.
" Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante
fée m'avait condamné à rester sous cette figure jusqu'à
ce qu'une belle fille consentît à m'épouser, et elle m'avait
défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi il n'y avait que vous
dans le monde pour vous laisser toucher par la bonté de mon caractère
: en vous offrant ma couronne, je ne puis m'acquitter des obligations que j'ai
pour vous. " La Belle, agréablement surprise, donna la main à
ce beau prince pour le relever. Ils allèrent ensemble au château
et la Belle manqua mourir de joie en trouvant, dans la grand-salle, son père
et toute sa famille, que la belle dame qui lui était apparue en songe
avait transportés au château.
" Belle, lui dit cette dame, qui était une grande fée, venez
recevoir la récompense de votre bon choix : vous avez préféré
la vertu à la beauté et à l'esprit. Vous méritez
de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne.
Vous allez devenir une grande reine : j'espère que le trône ne
détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée
aux deux soeurs de Belle, je connais votre coeur et toute la malice qu'il renferme.
Devenez deux statues, mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous
enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre soeur, et
je ne vous impose point d'autre peine que d'être témoins de son
bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état qu'au moment
où vous reconnaîtrez vos fautes. Mais j'ai bien peur que vous ne
restiez toujours statues. On se corrige de l'orgueil, de la colère, de
la gourmandise et de la paresse, mais c'est une espèce de miracle que
la conversion d'un coeur méchant et envieux. "
Dans le moment, la fée donna un coup de baguette qui transporta tous
ceux qui étaient dans cette salle dans le royaume du prince. Ses sujets
le virent avec joie, et il épousa la Belle, qui vécut avec lui
fort longtemps, et dans un bonheur parfait, parce qu'il était fondé
sur la vertu. (Jeanne Marie Leprince de Beaumont)