La bonne prononciation
Un derviche de bonne réputation marchait pensif le long d'un fleuve,
Quand il entendit une voix humaine qui chantait un hymne sacré.
Mais, au lieu de prononcer correctement les syllabes YA HU,
La voix prononçait U YA HU.
Le derviche jugea qu'il était de son devoir de corriger cette imperfection.
Il loua un bateau et rama jusqu'à une petite île, au milieu du
fleuve,
D'où lui parvenait la voix du chanteur.
Dans une hutte de roseaux, il trouva un homme pauvrement vêtu,
Qui psalmodiait ses prières et qui se trompait.
Le derviche le corrigea aimablement.
L'autre le remercia en toute humilité.
Ils se séparèrent.
Le derviche regagna son bateau et rama vers la rive.
Il avait l'âme satisfaite, conscient d'avoir accompli une très
bonne action.
Car il est dit qu'un homme qui chante correctement les textes sacrés
Peut marcher sur les eaux.
Cet exploit, toute sa vie, le derviche avait souhaité pouvoir l'accomplir.
Mais vainement.
Alors qu'il se trouvait au milieu du fleuve,
La voix du chanteur, un instant interrompue,
S'éleva, de nouveau, dans la petite île.
Mais l'homme persistait dans sa prononciation incorrecte
Et il chantait U YA HU.
Le derviche, dans sa barque, laissa tomber les avirons, saisit par le découragement,
Et entreprit de réfléchir sur la perversité de la nature
humaine.
Il entendit alors une voix qui l'appelait.
Il se retourna.
Il vit le chanteur solitaire qui criait :
- Attends-moi, attends-moi !
J'ai quelque chose à te demander !
Quittant la petite île, l'homme s'élança sur les eaux de
fleuve.
Il marchait visiblement sur les eaux.
Il parvint jusqu'au bord de la barque et dit à l'autre :
- Mon frère, pardonne-moi.
Ma mémoire est affaiblie.
J'ai déjà oublié la prononciation correcte.
Peux-tu me la dire encore une fois, je te prie ?
(Le cercle des menteurs de J. - C. Carrière)