La Chanson de Roland (laisses CCXI-CCXIII)
Une page du manuscrit d'Oxford (deuxième quart du XIIe siècle), conservé à la Bodleian Library.
http://www.chanson-de-geste.com/manuscrit_doxford.htm
Extraits de la chanson de Roland
Au plein milieu de la bataille, après avoir refusé les conseils
d'Olivier, Roland est confronté par la possibilité de défaite.
Que faire ? Faut-il enfin sonner le cor pour que Charlemagne revienne et apporter
son aide à l'arrière-garde?
Laisses 128-139 (vv. 1691-1850)
128
Le comte Roland voit qu'il y a grande perte des siens, il s'adresse à
son compagnon Olivier : "Beau seigneur, cher compagnon, au nom de Dieu,
qu'en pensez-vous? Voyez tous ces bons vassaux qui gisent à terre ! Nous
pouvons plaindre France, la douce, la belle, qui va demeurer privée de
tels barons ! Ah! Roi, notre ami, que n'êtes-vous ici ? Olivier mon frère,
comment pourrons-nous faire? Comment lui faire savoir des nouvelles? - Je n'en
sais pas le moyen, répond Olivier, mais mieux vaut la mort que la honte
!"
129
Roland dit : "Je sonnerai de l'olifant, Charles l'entendra, lui qui est
au passage des ports; je vous le jure, les Français reviendront de leurs
pas." Olivier dit : "Ce serait grande honte et grand opprobre pour
vos parents, et ce déshonneur les suivrait leur vie entière. Quand
je vous l'ai dit, vous n'en avez rien fait ; maintenant, je ne vous approuverai
pas de le faire : sonner du cor ne serait pas agir en brave ! Mais vous avez
déjà les deux bras tout sanglants! --C'est que j'ai donné
de beaux coups", répond le comte.
130
Roland dit : "Notre bataille est rude ; je sonnerai du cor. Le roi Charles
l'entendra." Olivier dit : "Ce ne serait pas d'un preux ! Quand je
vous l'ai dit, compagnon, vous n'avez pas daigné le faire. Si le roi
avait été ici, nous n'aurions pas subi ce désastre. Ceux
qui gisent là n'en doivent pas recevoir de blâme. Par ma barbe
! Si je peux revoir Aude, ma gente sœur, vous ne serez jamais dans ses
bras !"
131
Roland dit: "Pourquoi contre moi cette colère? L'autre répond:
"Compagnon, c'est votre faute. La bravoure sensée n'a rien à
voir avec la folie. La mesure vaut mieux que la témérité.
Si les Français sont morts, c'est par votre imprudence ; nous ne servirons
plus jamais, plus jamais le roi Charles. Si vous m'aviez cru, mon seigneur serait
venu, et nous aurions livré et gagné la bataille : ou pris ou
mort serait le roi Marsile. Votre prouesse, Roland, aura fait notre malheur
! Charlemagne ne recevra plus d'aide de nous. Jamais il n'y aura un homme comme
vous jusqu'au jugement dernier. Mais vous allez mourir, et la France en sera
déshonorée. Aujourd'hui prend fin notre loyal compagnonnage ;
avant ce soir nous serons cruellement séparés."
132
L'archevêque les entend se querelle ; il pique son cheval de ses éperons
d'or pur, il vient jusqu'à eux, et se met à les reprendre : "Sire
Roland, et vous, sire Olivier, je vous prie, au nom de Dieu, de ne pas vous
quereller ; sonner du cor ne nous servirait pas ; mais cependant, cela vaudrait
mieux. Que le roi vienne : il pourra nous venger, et ceux d'Espagne ne doivent
pas s'en retourner gaiement ! Nos Français mettront pied à terre
; il nous verront morts et taillés en pièces, il nous emmèneront
en bières, sur des chevaux, il nous pleureront, pleins de deuil et de
pitié, et nous enterreront dans les êtres des moutiers : les loups,
les porcs et les chiens ne nous mangeront pas." Roland répond :
"Seigneur, vous avez bien parlé."
133
Roland a mis l'olifant à ses lèvres, il embouche bien, et sonne
avec grande force. Hauts sont les monts, et bien longue la voix du cor : à
trente grandes lieues on l'entendit faire écho. Charles l'entendit et
toute son armée ; et le roi dit: "Nos hommes ont bataille."
Le comte Ganelon lui réplique : "Qu'un autre l'eût dit, cela
eût paru grand mensonge."
134
Le comte Roland, à grand peine et grand effort, à grande douleur,
sonne de son olifant. Et de sa bouche jaillit le sang clair, et de son front
la tempe se rompt : mais le son du cor qu'il tient se répand très
loin. Charles l'entend, au passage des ports, Naimes l'entend et tous les Français
l'écoutent. Et le roi di : "J'entends le cor de Roland ; il n'en
sonnerait pas, s'il n'était en pleine bataille!" Ganelon répond
: "Il n'y a pas de bataille. Vous êtes déjà vieux,
tout blanc et tout fleuri, et de telles paroles vous font ressembler à
un enfant. Vous connaissez bien le grand orgueil de Roland ; c'est merveille
que Dieu le souffre si longtemps. Déjà il a pris Noples sans votre
ordre. Les Sarrasins firent une sortie et livrent bataille au bon vassal Roland
; il fit laver les prés avec de l'eau pour effacer les traces de sang,
afin qu'il n'y parût plus rien. Pour un seul lièvre il va cornant
toute une journée ; aujourd'hui il se livre à quelque jeu devant
ses pairs. Qui donc sous le ciel oserait lui offrir la bataille? Chevauchez
donc ! Pourquoi vous arrêter? La Grande Terre est très loin devant
nous!"
135
Le comte Roland à la bouche sanglante, et de son front la tempe s'est
rompue ; il sonne de l'olifant avec douleur, avec angoisse. Charles l'entend,
et ses Français aussi. Et le roi dit : "Ce cor à longue haleine."
Le duc Naimes répond : "C'est qu'un baron y met toute sa peine !
J'en suis sûr, on livre bataille. Celui-là a trahi Roland, qui
vous de vous dérober ! Armez-vous, criez votre cri de guerre, et secourez
votre noble maison. Vous avez assez entendu la plainte de Roland."
136
L'empereur a fait sonner tous ses cors : les Français mettent pied à
terre, ils s'arment de hauberts et de heaumes, et d'épées ornées
d'or ; ils ont de beaux écus et des épieux grands et solides,
des gonfanons blancs, vermeils et bleus. Tous les barons de l'arme remontent
sur leurs destriers ; ils piquent des éperons avec ardeur, tant que durent
les défilés. Pas un qui ne dise à l'autre : "Si nous
voyions Roland avant qu'il ne soit mort, avec lui nous donnerions de grands
coups !" Mais à quoi bon! Ils ont trop tardé.
137
L'après-midi et la journée sont lumineuses : sous le soleil reluisent
les armures ; les hauberts et les heaumes flamboient, et de même les écus
de fleurs peintes, et les épieux et les gonfanons dorés. L'empereur
chevauche en grande colère, et avec lui les Français dolents et
courroucés ; pas un seul qui ne pleure douloureusement, et qui pour Roland
n'ait grand peur. Le roi faut saisir le comte Ganelon, et il le livre aux gens
de sa cuisine. Il appelle leur chef nommé Bégon : "Garde-le-moi,
dit-il, comme on doit faire d'un tel félon. Il a trahi ma maison."
Bégon le reçoit en sa garde, et met auprès de lui cent
compagnons de la cuisine, des meilleurs et des pires ; ils lui arrachent la
barbe et la moustache, chacun lui donne quatre coups de son poing ; ils le battent
durement à coups de bûches et de bâtons, ils lui mettent
une chaîne au cou, et l'attachent comme ils feraient d'un ours, puis le
placent ignominieusement sur un cheval de somme. Ils le gardent jusqu'au moment
où ils le rendront à Charles.
138
Hauts sont les monts et ténébreux et grands, profondes les vallées,
rapides les torrents ! Les clairons sonnent, en avant et en arrière de
l'arme, et tous répondent, à l'appel de l'olifant. L'empereur
chevauche en grande fureur, et les Français sont courroucés et
dolents. Pas un qui ne pleure et se lamente ; ils prient Dieu pour qu'il sauve
Roland, jusqu'à ce qu'ils arrivent au champ de bataille, tous ensemble.
Alors, tous avec lui, ils frapperont ferme. Mais à quoi bon ? Tout cela
ne sert à rien : ils ont trop tardé, ils ne peuvent arrivera temps.
139
Plein de courroux chevauche le roi Charles ; sur sa broigne s'étale sa
barbe blanche : avec ardeur, tous les barons de France éperonnent leurs
chevaux. Pas un seul qui ne se lamente de n'être pas auprès de
Roland, le capitaine, qui lutte avec les Sarrasins d'Espagne. Il est si gravement
blessé qu'à mon avis il n'y survivra pas. Mais Dieu, quels hommes
sont les soixante qui restent avec lui ! Jamais roi ni capitaine n'en eut de
meilleurs.
La bataille entre l'arrière-garde et les Sarrasins continue ; Roland
va mourir de l'effort d'avoir sonne le cor.
Laisses 168-176 (vv. 2259-2396)
168
Co sent Rollant que la mort li est pres:
Par les oreilles fors s'e ist li cervel.
De ses pers priet Deu ques apelt,
E pois de lui a l'angle Gabriel.
Prist l'olifan, que reproce n'en ait,
E Durendal, s'espee, en l'altre main.
Plus qu'arcbaleste ne poet traire un quarrel,
Devers Espaigne en vait en un guaret;
Muntet sur un tertre; desuz dous arbres bels
Quatre perruns i ad, de marbre faiz;
Sur l'erbe verte si est caeit envers:
La s'est pasmet, kar la mort li est pres.
Roland sent que la mort est proche pour lui : par les oreilles sort la cervelle.
Pour ses pairs, il prie Dieu, il le prie de les appeler ; pour lui-même,
il prie l'ange Gabriel. Il prend l'olifant, pour être sans reproche, et
Durendal, son épée, dans l'autre main. Plus loin qu'une arbalète
ne peut tirer un carreau, sur la terre d'Espagne, il va en un guéret
; il monte sur un tertre ; là, sous deux beaux arbres, il y a quatre
perrons, faits de marbre ; sur l'herbe verte il est tombé à la
renverse : là il s'est évanoui, car la mort lui est proche.
169
Hauts sont les monts et très hauts les arbres. Il y a là quatre
perrons de marbre, luisants. Sur l'herbe verte, le comte Roland se pâme.
Or un Sarrasin le guette : il a contrefait le mort et gît parmi les autres.
De sang il a souillé son corps et son visage. Il se dresse et accourt.
Il était beau, vaillant et de grand courage ; son orgueil le pousse à
entreprendre ce qui sera sa mort ; il saisit Roland, sa personne et ses armes
et s'exclame : "Il est vaincu le neveu de Charles! Épée que
voici, je vais l'emporter en Arabie!" Comme il le tirait, le comte reprit
quelque peu ses sens.
170
Roland sent qu'on lui prend son épée. Il ouvre les yeux et lui
dit un mot : "Tu n'es pas des nôtres, que je sache!" Il tient
l'olifant, que jamais il ne voulut abandonner, et frappe sur le heaume gemmé
d'or : il brise l'acier, la tête et les os. Les deux yeux il les lui a
fait jaillir de la tête. Devant ses pieds il l'a abattu, mort. Ensuite,
il lui dit: "Culvert de païen, comment as-tu osé porter sur
moi la main, soit à droit, soit à tort ? On ne l'entendra pas
dire sans te tenir pour fou. Mon olifant en est fendu au pavillon ! Le cristal
et l'or en sont tombés !"
171
Roland sent qu'il a perdu la vue, et, sur ses pieds, tant qu'il peut, il s'évertue
; sur son visage, la couleur a disparu. Devant lui est une pierre bise ; dix
coups il lui porte avec désespoir et rage. L'acier grince, il ne se brise
ni s'ébrèche. "Eh! dit le comte, sainte Marie, à l'aide
! Eh ! Durendal, ma bonne épée, en quel malheur êtes-vous
? Puisque je meurs, de vous je n'ai plus charge. Tant de batailles grâce
à vous j'ai gagnées en rase campagne et conquis de si vastes terres
que gouverne Charles à la barbe chenue ! Que personne ne vous possède
qui soit capable de fuir devant un autre ! Un bon vassal vous a longtemps tenue.
Jamais la sainte France n'en aura de tel !"
172
Roland frappe au perron de sardoine, l'acier grince, il ne se brise ni ne s'ébrèche.
Quand il vit qu'il ne pouvait la briser, il se mit à la plaindre en lui-même
: "Eh! Durendal, comme tu es belle ! et claire ! et blanche ! Au soleil
comme tu luis et brilles ! Charles était aux vaux de Maurienne, quand
du ciel Dieu lui manda par son ange de te donner à un comte capitaine
: alors il m'en ceignit, le noble, le grand roi ! Par elle je lui conquis l'Anjou,
la Bretagne ; par elle je lui conquis le Poitou et le Maine ; par elle je lui
conquis la franche Normandie ; par elle je lui conquis la Provence et l'Aquitaine,
et la Lombardie et toute la Romagne. Par elle je lui conquis la Bavière
et toute la Flandre et la Bourgogne et toute la Pologne, et Constantinople,
dont il reçut l'hommage, et la Saxe où il fait ce qu'il veu ;
par elle je lui conquis l'Ecosse, l'Islande, l'Angleterre, qu'il tenait pour
sa chambre; par elle je lui conquis tant et tant de pays que tient Charles à
la barbe blanche. Pour cette épée j'ai douleur et souci : mieux
vaut la mort que la voir rester aux païens ! Dieu, notre Père, ne
laissez pas la France subir cette honte!"
173
Roland frappa contre une pierre bise. Il en abat plus que je ne sais vous dire.
L'épée grince mais ne s'ébrèche ni ne se brise.
Vers le ciel elle a rebondi. Quand le comte voit qu'il ne la brisera pas, tout
doucement il la plaignit en lui-même : "Eh! Durendal, comme tu est
belle et sainte. En ton pommeau d'or il y a quantité de reliques, une
dent de saint Pierre, du sang de saint Basile, des cheveux de monseigneur saint
Denis, du vêtement de sainte Marie : il n'est pas juste que des païens
te possèdent ; des chrétiens doivent assurer votre garde. Ne tombez
entre les mains d'un couard ! Par vous j'aurai conquis de fort vastes domaines
que détient Charles à la barbe fleurie. L'empereur en est puissant
et riche."
174
Roland sent que la mort l'envahit, que de sa tête elle lui descend sur
le cœur. Jusque sous un pin il est allé courant, et il s'est couché
sur l'herbe verte, face contre terre. Sous lui, il met épée et
l'olifant. Il a tourné sa tête du côté de la race
païenne : il a fait cela parce qu'il veut vraiment que Charles dise, et
aussi tous les siens, que, le gentil comte, il est mort en conquérant.
Il bat sa coulpe à faibles coups et souvent. Pour ses péchés,
il tend vers Dieu son gant.
175
Roland sent que son temps est fini ; face à l'Espagne, il est sur un
tertre escarpé. D'une de ses mains il s'est mis à frapper la poitrine
: "Dieu, par ta grâce, mea culpa pour mes péchés, les
grands et les petits, que j'ai faits depuis l'heure où je naquis jusqu'à
ce jour, où me voici abattu." Il a tendu vers Dieu son gant droit.
Les anges du ciel descendent vers lui.
176
Le comte Roland est étendu sous un pin ; puis il a tourné son
visage vers l'Espagne. Il se prit à se souvenir de maintes choses, de
tant de terres qu'il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de
son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l'a nourri. Il ne peut s'empêcher
d'en pleurer et d'en soupirer. Mais il ne veut pas se mettre lui-même
en oubli, il bat sa coulpe et demande à Dieu pardon: "Vrai père,
qui jamais ne mentit, qui ressuscita saint Lazare d'entre les morts, préserva
Daniel des lions, préserve mon âme de tous périls, pour
les péchés que j'ai faits dans ma vie !" Son gant droit il
l'a offert à Dieu ; saint Gabriel l'a pris de sa main. Sur son bras il
tenait sa tête inclinée ; les mains jointes, il est allé
à sa fin. Dieu lui a envoyé son ange Chérubin et saint
Michel du Péril ; en même temps qu'eux arriva saint Gabriel ; ils
portent âme du comte en paradis.
http://www-rohan.sdsu.edu/dept/frenital/chanson.htm