Affiche de cinéma
http://www.vintage-toys.com/item.html?i=2784
La fille tuée sept fois
Il y a longtemps, sur l'île d'Oahu, vécut Kahala, fragile et vive
comme un ruisseau de montagne. Son regard était couleur d'arc-en-ciel
: son père était le dieu du vent et sa mère la déesse
de la pluie. Kahala aimait Kauhi, un jeune chef de tribu aux yeux de braise
noire, fier et puissant comme un volcan. Le cœur de Kauhi était
une boule de feu et la fille fraîche dans les montagnes de l'île,
au crépuscule, sous les arbres bercés par le vent, venait réchauffer
doucement son front contre ce cœur superbe.
Le jour où commence cette histoire, Kauhi se repose, au retour de la
pêche sur la plage. Deux hommes viennent vers lui. Ils titubent en riant
fort, ils sont ivres, des colliers de fleurs flétries se balancent sur
leur bedaine. Ils s'interpellent grossièrement, se bousculent. Kauhi
les regarde avec indifférence, puis, soudain, se dresse comme un fauve,
le regard flamboyant. Il vient d'entendre ces mots qui le bouleversent : "Kahala
m'a donné un collier plus beau que le tien." L'autre ivrogne répond
: "Hé ! je n'ai pas, comme toi, fait l'amour avec elle." Des
ricanements, d'autres paroles grasses s'éloignent sur la plage. Kauhi
reste pétrifié. Les mains sur le visage, il essaie de contenir
la tempête qui ravage son esprit, il s'en va comme égaré,
abandonnant sa pirogue sur la plage. Il court vers la vallée de Manoa.
Une fureur noire embrume son regard, un nom cogne dans sa poitrine : "Kahala,
Kahala." Il court sur le sentier rocailleux jusqu'au bord de la cascade
où l'attend d'habitude celle qu'il maudit maintenant. Là, il la
voit sur un rocher, auréolée de pluie fine. Il casse une branche.
Il s'avance, les dents serrées, il la prend par le bras. Elle sourit
d'abord, puis ce visage dur, halluciné, l'épouvante. Il dit :
"Détourne la tête. Ta beauté ne m'empêchera pas
de faire ce que je dois faire." Elle obéit. Kauhi lève son
bâton et l'abat sur la tempe de la jeune fille qui tombe, sans un cri,
sur le rocher, morte. Il s'agenouille, à côté d'elle, creuse
une fosse en gémissant. Au bord de la cascade, il enterre Kahala et s'en
va, dans la nuit tombée, comme un somnambule.
Alors, Pueo, le dieu hibou, dans un arbre voisin, ouvre ses yeux ronds et s'envole.
Pueo le hibou est un vieil ami de Kahala, la fille du vent, l'amoureuse innocente
qui sait parler le langage des oiseaux. Il se pose sur la terre remuée
de sa tombe. Les ailes ouvertes, il gratte le sol, du bec et des griffes, et
délivre bientôt le visage de la morte, tout blanc sous la lune.
Il frotte doucement son plumage contre la tempe ensanglantée. Alors Kahala
revient à la vie et se dresse. Aussitôt elle sanglote, enveloppée
dans les ailes du dieu hibou. "Kauhi croit que je l'ai trahi, dit-elle.
- Retourne chez toi, répond, Pueo." Il l'accompagne, un instant,
sur le sentier, puis disparaît dans les feuillages sombres.
Kahala ne peut revenir dans la maison de ses ancêtres, tant qu'elle n'aura
pas revu Kauhi. Elle veut poser son front contre sa poitrine et lui dire : "Je
suis fidèle, j'ai toujours été fidèle." Elle
va donc à sa rencontre. Elle le retrouve sur la plage, au milieu de la
nuit. Il est couché, la face contre le sable. Elle s'agenouille, près
de lui, elle lui parle doucement. Mais Kauhi ne veut pas l'entendre. Il se relève
en rugissant, il brandit son bâton, à nouveau, il la tue, à
nouveau il s'en va, hurlant sa rage et sa douleur, à nouveau Pueo, le
dieu hibou, vient caresser doucement la blessure de Kahala, et la ressuscite.
Et la folle poursuite dans la nuit recommence.
Ainsi, sept fois, jusqu'à l'aube, Kauhi abat son arme, sept fois, Kahala
tombe morte. A l'aube, ils ont fait le tour de l'île, l'une cherchant
la mort, l'autre fuyant l'amour. Les voici revenus au bord de la cascade. Sous
les racines d'un acacia, l'amoureux impitoyable enfouit la fille du dieu du
vent et s'en va. Pueo, le hibou, pour la septième fois, creuse la terre
remuée. Mais ses griffes sont usées, il les écorche sur
les racines de l'arbre. Il s'épuise, il ne parvient pas à briser
cette prison nouvelle, et son œil regarde s'éloigner lentement l'esprit
de Kahala sur l'écume de la cascade. Le jour vient, dont il ne peut supporter
la lumière. Alors, il appelle au secours Elépiao, un oiseau vert
penché dans l'arbre. Il lui dit : "Cherche un homme et trouve-le."
Elépiao, l'oiseau vert, s'envole dans le petit matin et, sur la plage,
il trouve un homme, nommé Manaha. Il se pose sur son épaule. Manaha
entend ces mots dans son esprit : "Vois-tu cet arc-en-ciel qui s'éteint
au-dessus de la cascade ? C'est l'esprit de Kahala, il s'éloigne pour
toujours de la terre." Elépiao bat des ailes au-dessus de sa tête
et le conduit.
Manaha, au bord de la cascade, devant la fosse à demi creusée,
s'agenouille et brise les racines qui emprisonnent le corps de Kahala, la fille
du dieu du vent. Elle est pâle et froide comme la brume de l'aube, son
visage est souillé de terre et de larmes. Pourtant, Manaha, l'homme simple,
est ébloui par sa beauté. Il la prend dans ses bras, délicatement,
l'emporte dans sa maison, la couche sur un lit de feuilles sèches. Alors
la fille du vent soupire et gémit, elle s'éveille lentement, ses
paupières battent. Manaha, penché sur elle, la regarde et caresse
son front. Il la veille sept semaines. L'amour, dans son esprit, germe et grandit.
Enfin, les couleurs de l'arc-en-ciel se raniment dans le regard de Kahala. Elle
sourit et dit à Manaha, assis près de sa couche : "Sois béni
car tu m'as sauvé la vie." Manaha lui répond : "Sauve
la mienne, maintenant. Accepte de me prendre pour époux. Je serai fidèle
jusqu'à ce que la mort m'emporte. Kahala ferme les yeux et répond,
le cœur battant : "Va voir mes parents, ils t'aimeront autant que
je t'aime. Je ferai ce qu'ils décideront. Je ne peux moi-même t'accorder
ce que tu veux car je suis promise à Kauhi depuis l'enfance. Manaha s'en
va dans la montagne, à la rencontre du dieu du vent et de la déesse
de la pluie. Ils habitent une maison de feuillage sur le plus haut rocher de
l'île. Ils accueillent comme un fils cet homme pacifique qui vient vers
eux les bras chargés de fruits. Le jour de la noce est aussitôt
décidé. Le peuple de l'île d'Oahu est convié au festin.
A l'heure dite, Manaha, tenant par la main Kahala parée de fleurs, s'avance
parmi les chants et les danses.
Alors un guerrier surgit de la foule et lève sa lance au milieu du chemin
devant les nouveaux époux. Aussitôt, chacun se tait, même
le vent retient son souffle, car il n'est pas un enfant qui ne reconnaisse Kauhi,
l'amoureux furieux. Son visage est halluciné, un ricanement effrayant
tord sa bouche. Il dit, comme l'on crache une insulte : "Cette fille n'est
pas Kahala. Kahala est morte. Je parie ma vie contre celle de Manaha que cette
femme qu'il croit épouser n'est qu'un fantôme. Le grand-père
de Kahala saisit en tremblant le poignet de Kauhi et lui dit : "Dépose
ton arme. Tes paroles nous blessent. Que l'on appelle les sorciers de l'île.
Ils sont seuls capables de savoir et de dire si la fille du dieu du vent est
un fantôme ou une vraie vivante. Que l'on allume sur la plage un grand
feu, car si tu as menti, Kauhi, tu périras brûlé.
La foule recule. Kahala, maintenant, est le seul au centre d'un cercle de regards
inquiets. Quatre sorciers s'avancent vers elle et tournent lentement autour
de son corps immobile. Au bord de la mer, les flammes d'un grand bûcher
s'élèvent en crépitant. Dans le regard de Kahala brille
son âme de sept couleurs. Les mains des sorciers dansant autour d'elle
devinent le rayonnement de la vie. Ses hommes sages s'approchent du grand-père
Akaaka et lui disent : "Ta petite fille est vivante." Chacun entend
ces paroles et la foule pousse un grand cri de délivrance. Kauhi, seul,
hurle terriblement, bousculant le peuple comme un cheval emballé et se
précipite dans les flammes. Kahala tombe à genoux sur le sable
et pleure longuement.
Au crépuscule, elle rejoint la maison de son époux Manaha. Sur
le chemin du retour, son grand-père Akaaka l'accompagne. Il lui dit :
"Prends garde. Kauhi, ce soir, rejoint ses ancêtres. Il s'est sans
doute métamorphosé en requin. Ne fréquente plus l'océan,
ma fille, tu y perdrais la vie." Kahala promet d'être prudente. Le
temps passe, paisible. Auprès de Manaha, parmi ceux qui l'aiment, elle
vit heureuse. Un jour, se promenant seule, sur la plage, au bord des vagues,
elle s'enivre du grand vent tiède et salé. La journée est
superbe. La chaleur embrume à peine l'horizon. Elle aperçoit au
loin une grande vague verte qui jaillit, s'élève vers le ciel
et tournoie dans la brume ensoleillée. Voilà tout à coup
fascinée la fille du vent au regard couleur d'arc-en-ciel. La bouche
ouverte, elle ne peut crier mais s'avance dans les vagues, les mains en avant.
Elle s'avance vers Kauhi, l'amoureux fou qui l'appelle, et la vague verte déferle
sur elle, dans un grand jaillissement d'écume.
Le lendemain, Manaha découvrit sur la plage son corps déchiré.
Il l'ensevelit dans les fougères de la vallée. Le vent hurla sa
douleur sur sa tombe, la pluie longuement pleura, le grand-père Akaaka
secoua la tête, éleva ses mains tremblantes vers Kané, le
dieu créateur, et dit : "Enracine-moi près de la tombe de
celle que je ne veux plus quitter. Enracine-moi comme un roc. Le dieu Kané
entendit sa prière. Grand-père Akaaka fut métamorphosé
en rocher, dans la vallée de Manoa. Sur ce rocher poussa un arbre à
fleurs rouges. Il veille encore sur l'âme arc-en-ciel de Kahala, qui,
tous les matins, se baigne dans la cascade toute proche.
(Henri Gougaud, L'arbre à soleils, éditions du Seuil, Contes de
Polynésie, Hawaï, Tahiti)