La maison de thé aux trois cordes




Philippe Manzano

Shangaï

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La maison de thé aux trois cordes


Trois jeunes amis de la ville de Sakaï, les marchands, Kouémon, Sasouké et Tchoubé, décidèrent un beau jour de se rendre en pèlerinage à Soumiyochi pour y assister à la fête annuelle de printemps. Ils avaient décidé d'arriver la veille, afin de ne pas manquer le début de la fête au lever du soleil. Mais la journée était chaude et ils avancèrent moins vite qu'ils n'avaient prévu. A maintes reprises, ils durent faire halte dans un salon de thé pour souffler un moment. Le soleil était déjà très bas dans le ciel que les trois marchands n'étaient toujours pas arrivés à Soumiyochi. Il leur restait à franchir une sombre forêt. Ils étaient à la lisière de celle-ci et Sasouké désirait qu'ils se hâtent. S'ils voulaient atteindre la ville le jour même, il fallait repartir tant qu'il faisait encore clair.

Kouémon n'avait guère envie de se relever et il proposa de retourner au village le plus proche, d'y passer la nuit et de reprendre la route au matin.

"Mais nous voulions assister au début de la fête," objecta Sasouké. "En effet, le plus beau moment, c'est au lever du soleil lorsque le cortège solennel se forme. Venez donc, le temps va se rafraîchir et la route sera plus facile." Mais Tchoubé vint à la rescousse de Kouémon : "Il a raison, de toute façon, nous n'arriverons pas avant la nuit. Et traverser la forêt dans le noir, ce n'est vraiment pas un plaisir. Si nous partons de bonne heure, demain matin, nous en verrons toujours assez. - Auriez vous peur des brigands et des fantômes ? Je n'aurais jamais cru qu'une petite forêt vous inspire une telle terreur, reprit Sasouké d'un ton moqueur. - Et toi, tu n'as pas peur ? Ne fais pas semblant d'ignorer que les bois sont pleins de vagabonds et qu'il arrive des choses bien étranges dans les endroits déserts, répondit Kouémon. - Bien sûr, je n'ai pas peur. Je vais même vous le prouver. Si vous ne voulez pas me suivre, je partirai tout seul. La forêt n'est pas bien grande et si vraiment il m'arrivait quelque chose, je saurais toujours me tirer d'affaire," déclara Sasouké, touchant d'un air entendu la courte épée qui pendait à sa ceinture. Les avertissements de ses amis furent vains. Sasouké ne voulait pas démordre de son projet. Il se moqua d'eux, les traita de lâches et, finalement, ils se séparèrent fâchés.

Kouémon et Tchoubé revinrent au village. Sassouké resserra la ceinture qui tenait son épée et s'avança dans la forêt sans même se retourner pour voir partir ses amis. En effet, au bout d'un moment, le soleil se fit moins chaud. Et bientôt ses rayons passaient à peine à travers le feuillage. Il faisait de plus en plus sombre. Soudain, un nuage noir apparut au-dessus de la forêt et une pluie fine mais abondante commença à tomber. "Voilà une surprise à laquelle je ne m'attendais guère," se dit Sasouké. Il marchait près des arbres pour se protéger tout en cherchant un abri.

Entre-temps, la forêt était devenue moins épaisse et le sentier traversait une petite clairière. Sasouké aurait voulu rester à l'abri, mais, de l'autre côté de la clairière, il aperçut une lumière. En y regardant de plus près, il discerna une maison. "Il ne faut jamais perdre courage, se dit Sasouké. Dans cette maison, je pourrai me mettre à l'abri et aussi faire sécher mes vêtements. La clairière n'est pas bien large. Si je la traverse en courant, je ne serai pas trempé." Il courut donc sous l'averse, traversa la clairière et se dirigea vers la maison. Celle-ci n'était pas entourée de clôture et, comme la porte de la véranda était ouverte, Sasouké n'hésita pas. Il ôta ses sandales mouillées, sauta sur la véranda et se glissa dans une pièce éclairée par une lampe à huile. C'était une pièce très confortable. Des nattes propres recouvraient le sol. A côté de la lampe se trouvait une chaufferette de porcelaine, décorée d'un joli motif représentant des araignées et, à côté, sur un plateau orné, il y avait une bouteille de saké et un petit bol. Mais, chose étrange, la pièce était vide et, dans toute la maison, régnait un silence total. On n'entendait que le bruit monotone de la pluie qui continuait à tomber dehors. Mais Sasouké ne s'inquiéta pas de ce curieux silence et ne se demanda même pas comment une maison aussi bien installée pouvait se trouver seule au milieu de la forêt. Il était content d'être au sec, essora ses manches trempées et se réchauffa les mains au-dessus des charbons ardents. Pourtant Sasouké avait froid ; ses vêtements mouillés collaient à sa peau et, s'il ne buvait pas tout de suite quelque chose de chaud, il allait sûrement avoir un bon rhume. "Après tout, se dit-il enfin, je vais boire ce saké bien chaud, peu importe à qui il est destiné, il chassera mon rhume."

Mais, au moment où il tendait la main pour saisir le bol, il entendit grincer les marches de l'escalier de bois qui menait sans doute à l'étage. Dans l'entrée, Sasouké entendit des pas légers et un bruissement de soie. Enfin, la porte glissa et une jeune fille entra. Elle était si belle que Sasouké en eut le souffle coupé. Il se félicita que son courage aille lui permettre non seulement de voir le début de la fête à Soumiyochi, mais encore de passer une soirée en fort agréable compagnie. La jeune fille était vraiment exceptionnellement jolie, avec un fin visage ovale, des lèvres rouges, des sourcils réguliers et une magnifique chevelure noire retenue sur le haut de la tête par une épingle d'argent et des peignes d'ivoire. Son kimono de soie rouge, dont les manches retombaient presque jusqu'au sol, était brodé de fleurs dorées et sa ceinture de brocart étincelait de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Dans ses mains blanches et gracieuses, elle tenait un shamisen à trois cordes et au long col, et dont la caisse de résonance était gainée de cuir noir. La belle jeune fille entra, s'agenouilla avec souplesse au milieu de la pièce, posa son instrument à côté d'elle et s'inclina respectueusement devant Sasouké. Sasouké se leva, s'inclina à son tour et voulut s'excuser d'être dans la maison sans y avoir été invité. Mais, avant qu'il ne pût ouvrir la bouche, la jeune fille lui adressa un aimable sourire, secoua énergiquement la tête et lui offrit, en silence, un bol de saké.

Et, soudain, Sasouké se rendit compte que la jeune fille n'avait pas ouvert la bouche, même pour le saluer. "Sans doute est-elle muette", se dit-il, et il se garda de parler. Il prit le bol qu'elle lui tendait avec un sourire, la laissa verser le saké qui, à son grand étonnement, était resté agréablement chaud et avait une saveur délicieuse. La jeune fille sembla satisfaite de voir qu'il trouvait le vin bon et continua à remplir le bol. Mais, chaque fois que Sasouké voulait la servir à son tour, elle lui adressait un signe de tête négatif. Il finit par vider la fine bouteille de porcelaine et ne savait plus si c'était le vin ou l'aspect de la jeune fille qui l'avait enivré. Alors, la jeune fille lui fit signe de se mettre à son aise, reprit son shamisen et sortit un onglet de sa ceinture. Dehors, la pluie avait cessé depuis longtemps et les vêtements de Sasouké étaient secs. Il aurait dû partir, mais il semblait avoir oublié tout ce qui l'entourait. Adossé à un des piliers laqués de l'estrade, il fixait son regard sur sa charmante hôtesse et s'imaginait l'air étonné qu'auraient ses amis quand il leur raconterait, le lendemain, l'étrange aventure dont leur lâcheté les avait privés.

La jeune fille accorda son shamisen et une mélodie étrange comme Sasouké n'en avait jamais entendue, remplit la pièce. Tantôt douce et mélodieuse, tantôt violente et plaintive, elle semblait l'assaillir de toutes parts et l'ensorceler. Et, tout en jouant, la jeune fille ne le quittait pas du regard et ses yeux brillaient comme des charbons ardents. Sasouké eut l'impression de se confondre avec cette mélodie enchanteresse et il n'y avait plus, pour lui, au monde, que cette musique et ces yeux. De temps en temps, la jeune fille pinçait très fort la corde médiane et, à chaque fois, Sasouké éprouvait une sensation étrange, comme si quelque chose d'invisible, de lisse et de froid, s'enroulait autour de son cou. Mais, quand il touchait son cou, avec sa main la sensation se dissipait, comme s'il venait de déchirer la chose invisible. A ce geste, la jeune fille fronçait à chaque fois les sourcils, mais pour reprendre aussitôt son sourire et continuer à jouer. La corde médiane vibrait de plus en plus fort et Sasouké sentait se resserrer l'invisible étreinte. Il comprit avec terreur qu'il était pris au piège. Il rassembla toutes ses forces et dégaina son épée courte mais tranchante pour pouvoir se défendre.

Alors la jeune fille le regarda avec colère et pinça si fort la corde qu'elle se rompit et vint s'enrouler autour du corps de Sasouké. Il réussit encore à toucher la corde de son épée, mais il était trop tard ; il était ligoté au pilier et l'épée avait glissé de sa main et s'était enfoncée profondément dans la caisse de résonance gainée de cuir noir. Alors, la colère de la jeune fille se dissipa et son visage reprit son expression triste, presque douloureuse. Elle se leva, reprit son instrument et quitta la pièce aussi silencieusement qu'elle y était entrée.

Un silence pesant enveloppait toute la maison. La fenêtre laissait entrer le froid de la nuit, dans la lampe à huile, la flamme vacilla une dernière fois puis s'éteignit. Le prisonnier resta seul dans un obscurité impénétrable. "C'en est fait de moi, se dit-il terrifié. Je ne puis bouger d'ici et je n'ai même pas mon épée pour pouvoir me défendre."

Heureusement, ce fut bientôt l'aube et la lumière du jour emplit peu à peu la pièce. Il vit alors que les nattes sur le sol étaient déchirées et à moitié pourries et couvertes d'une épaisse poussière. La porte de la véranda n'était pas ouverte, elle était tout simplement tombée de son cadre. A la place de la chaufferette, il y avait un petit tas de cendres et la bouteille et le bol avaient fait place à deux pierres, une grande et une petite. Sasouké crut d'abord avoir fait un rêve, mais cette corde qui l'attachait toujours au pilier, elle, était bien réelle. Et les gouttes de sang frais dont la trace traversait la pièce jusqu'à la porte, n'étaient pas là, la veille. Sasouké fit un effort pour comprendre ce qui s'était passé, mais finit par s'endormir. Enfin le soleil brilla à travers toutes les fentes des murs délabrés et, dehors, il entendit la voix de Kouémon : "Regarde donc, Tchoubé, le drôle de nom sur cet écriteau : La maison du thé aux trois cordes. Quelle idée stupide d'installer une maison de thé au milieu de la forêt ; ce n'est pas étonnant que le propriétaire n'ait pu y gagner sa vie, et que la maison soit à moitié en ruines".

"Kouémon, Tchoubé, venez à mon secours !" appela Sasouké, réveillé par la voix de ses amis. "Ma parole, c'est Sasouké, s'exclama Tchoubé, que fait-il ici, que lui est-il arrivé ?" Les amis entrèrent, détachèrent Sasouké, qui leur raconta ses aventures nocturnes. Puis il dit à ses amis qu'il allait visiter la maison pour voir s'il n'avait pas involontairement blessé la jeune fille au cours de leur combat. Les trois amis suivirent la trace des gouttes de sang. Ils gravirent l'escalier délabré, se rendirent à l'étage et, là, sous une immense toile déchirée, ils trouvèrent une énorme araignée morte, transpercée par l'épée de Sasouké. "Tu vois bien que nous avions raison," dit Tchoubé, qui ne put s'empêcher d'arborer un sourire moqueur. "Il se passe des choses étranges et c'est pourquoi il n'est pas sage de se promener seul la nuit dans la forêt. Au moins, tu en auras fait l'expérience. - Mais je n'ai pas eu peur," répondit fièrement Sasouké, et il remit l'épée dans son fourreau. Leur entente retrouvée, les trois amis firent route vers Soumiyochi, pour arriver au moins à midi et ne pas manquer toute la fête. (Conte japonais)

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