Paul Cézanne
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La montagne de la courge
Ce que je vais raconter arriva, il y a bien des années, si longtemps
que personne ne sait plus dans quelle province et dans quelle contrée.
On dit seulement qu'il existe encore au-dessus d'un lointain village, une montagne
dont la forme rappelle celle d'une énorme courge. Et c'est ainsi qu'on
la désigne d'ailleurs : la montagne de la courge.
On dit que jadis, une plaine semblable à toutes les autres s'étendait
là. Et dans un village de cette contrée vivait un jeune homme
du nom de Lieou Pa-yue. C'était un garçon travailleur au cœur
simple et bon. Lieou-Pa-yue ne possédait rien. Son père avait
eu jadis un petit bout de champ mais un fermier l'en avait dépossédé.
Lieou-Pa-yue vivait donc de son travail. Il allait tout le jour durant ramasser
du bois dans les montagnes et le rapportait au village. Il était vraiment
si pauvre, n'ayant que sa chaumière et ses mains, qu'on l'avait surnommé
Dénué.
Dénué cependant ne souffrait pas de son extrême pauvreté.
Lorsqu'il avait le cœur gai, et il avait souvent le cœur gai, il jouait
du pipeau qu'il s'était fabriqué lui-même dans une branche
de bambou.
Un soir, Dénué rentra si fatigué qu'il s'endormit d'un
sommeil très lourd. Et voilà que sa porte s'ouvrit et qu'un vieillard
appuyé sur une canne entra dans sa chaumière, s'approcha du jeune
homme et lui dit : " Je t'ai apporté une flûte enchantée,
Dénué. Essaie de t'en servir du mieux que tu pourras. "
Et avant que le jeune homme fût revenu de sa surprise pour remercier le
vieillard, celui-ci avait disparu. Dénué, à son réveil,
crut avoir rêvé. Mais non ! N'avait-il pas à la main une
belle flûte de bambou ? Il la porta aussitôt à sa bouche
et siffla d'un air joyeux. La voix claire de la flûte lui réchauffa
le cœur et il se sentit tout joyeux et léger.
Depuis lors, Dénué ne quittait jamais sa flûte et en jouait
à tous ceux qui souhaitaient l'écouter. S'il jouait un air joyeux,
la flûte riait tant et tant que les oiseaux se mettaient à sautiller
sur les branches, les fourmis à battre la mesure de leurs antennes et
les plus grincheux à rire. Pourtant, Dénué songeait parfois
à sa solitude et à son dénuement. Alors sa flûte
pleurait d'une voix si désolée que les fleurs refermaient leurs
calices, que les oiseaux se taisaient et que les larmes vous montaient aux yeux.
Devant la chaumière de Dénué s'étendait la surface
étincelante d'un étang bordé de saules. Le poisson abondait
dans ses eaux limpides. Un soir, Dénué y aperçut des enfants
qui jouaient au bord de l'eau. Le plus agile des garçons avait réussi
à attraper un poisson et les autres battaient des mains en poussant des
cris de joie. Dénué s'approcha et son cœur s'arrêta
net. C'était une pauvre carpe qui se tortillait en happant désespérément
l'air. "Laissez-la !" s'écria Dénué. "Mais
! " protestèrent les garçons, "nous sommes si contents
de l'avoir attrapée. A moins, à moins, " ajoutèrent-ils,
" que tu nous joues un air sur ta flûte. " Dénué
prit la carpe et la rejeta à l'eau. Puis il prit sa flûte et en
retira des sons si joyeux que les enfants oublièrent aussitôt leur
poisson et se mirent à sauter et à danser.
Le lendemain matin, Dénué, comme à l'habitude, alla se
laver dans l'étang. Et soudain les eaux se troublèrent et la carpe
qu'il avait délivrée la veille sortit la tête. Elle tenait,
dans sa gueule, une graine de courge. Elle nagea vers la berge, cracha la graine
devant Dénué et disparut dans la profondeur des eaux.
Dénué était ravi. Il prit la graine et la planta devant
sa chaumière. Peu de temps après, de fragiles feuilles sortirent
de terre et, quelques jours plus tard, une belle fleur s'ouvrit. Dénué
arrosait soigneusement la plante, il lui prépara un tuteur pour qu'elle
puisse y grimper. La fleur se fana et la courge commença à grossir.
Lorsque après quelques mois la courge fut mure, elle était si
grosse que personne n'en avait jamais vu de pareille. On venait de loin pour
la voir et Dénué était tout fier.
Par les chaudes soirées d'été, Dénué s'asseyait
devant sa chaumière. Les nuits claires succédaient aux soirs et
la courge se balançait lentement pendant que Dénué, appuyé
contre la palissade, jouait longuement sur sa flûte en contemplant la
lune. Et voilà qu'un soir, il lui sembla voir sortir de la courge l'ombre
d'une jeune fille. Dénué se frotta les yeux, croyant avoir rêvé.
Mais l'ombre ne s'évanouissait pas. Alors il se leva et s'approcha timidement.
Près de la palissade, se tenait une toute jeune fille, belle comme une
fleur de printemps, et qui lui souriait. Là où, un instant encore
auparavant, se gonflait la courge, il ne restait plus, sur le sol, qu'une enveloppe
flasque et verte. " De quoi as-tu peur ? " dit doucement l'ombre.
" Eh bien, approche! " " D'où viens-tu, ô fée
? " bredouilla Dénué saisi d'étonnement. " De
quelle fée parles-tu? " reprit la voix chantante. "Je suis
née d'une graine de courge. Je m'appelle Courgeline. Je te remercie de
m'avoir si bien soignée. Si tu veux, je deviendrai ta femme. "
Dénué était fou de joie. Et tous les deux saluèrent
la terre et le ciel dans la claire nuit d'été et célébrèrent
ainsi leurs noces. Ils vécurent alors heureux dans la chaumière.
Dénué tous les jours partait dans les montagnes ramasser du bois,
et quand il rentrait à la maison, Courgeline l'attendait sur le seuil,
le sourire aux lèvres.
Or il advint un jour qu'un serviteur impérial traversa le village. Il
aperçut Courgeline dont la beauté le frappa d'étonnement.
A son retour au palais, il parla de cette beauté avec tant d'enthousiasme
que l'empereur ordonna aussitôt qu'on la lui amenât et qu'il ferait
de Courgeline sa concubine.
Les sbires arrivèrent au village porteurs des ordres de l'empereur. Dénué
faillit en perdre la raison. Mais Courgeline sourit et lui dit : " Ne pleure
pas et ne crains rien ! Donne-moi un morceau de l'épluchure de ma courge
et dans sept fois sept jours, viens me trouver dans le palais impérial.
" Et les sbires s'emparèrent de Courgeline et la menèrent
au maire qui la donna au préfet, qui la conduisit à l'empereur.
Le cœur de l'empereur se mit à battre plus fort lorsqu'il aperçut
la merveilleuse jeune fille. " Resteras-tu avec moi ici ? " lui demanda-t-il.
" Je reste, " dit Courgeline en hochant la tête, " mais
je n'aime pas ton palais. " " Que dis-tu ? " s'étonna
l'empereur. " Il n'y en a pas de plus beau sur la terre. Ou bien en connaîtrais-tu
un ? " " J'en connais un plus beau que le tien, " répondit
Courgeline. " A sept fois sept jours de marche vers l'Est se trouve le
palais de cristal construit par l'empereur du ciel pour le fils du ciel. Qui
n'est pas un vrai fils du ciel ne peut voir ce palais. "
Alors la curiosité s'empara de l'empereur et il décida de se rendre
avec toute sa suite et Courgeline vers le levant. Quand sept fois sept jours
se furent écoulés, Courgeline jeta sur le sol l'épluchure
de courge et dit : " Change-toi en palais de cristal ! " Aussitôt,
devant l'empereur ébloui, se dressa un palais étincelant. L'empereur
y entra et derrière lui toute sa suite. Et soudain, on eût dit
que la terre disparaissait sous leurs pieds. Le lendemain, à la place
du palais, se dressait une montagne dont la forme rappelait celle d'une courge
et sous laquelle l'empereur et sa suite avaient disparu à jamais.
Cependant, Dénué cheminait, ainsi que le lui avait demandé
sa femme, vers le palais impérial. Quand sept fois sept jours eurent
passé, il entra dans la ville impériale par une grande porte ouverte.
Il ne rencontra ni l'empereur ni aucun courtisan de sa suite. Seule Courteline
vint à sa rencontre. Alors ils retournèrent dans le village et
y vécurent longtemps très heureux. Et depuis lors on ne désigna
plus la montagne au-dessus des collines de l'Est que du nom de "Montagne
de la Courge ". (Contes chinois, éd. Gründ)