La mort d'un imbécile
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La mort d'un imbécile
Une histoire arménienne raconte le voyage d'un homme,
dont l'intelligence était assoupie. Un misérable, qui travaillait
en vain, prit la décision d'aller se plaindre de son sort auprès
de Dieu. Il se mit en route et rencontra un loup, qui lui demanda sa destination.
"Je vais me plaindre à Dieu, dit l'homme. Il s'est montré
très injuste envers moi. - Veux-tu me rendre service ? demanda le loup.
Du matin au soir, et aussi la nuit, je cours de tous les côtés
pour chercher ma pitance. Demande à Dieu : pourquoi as-tu créé
le loup, si tu le laisses crever de faim ?" L'homme promit de poser la
question et se remit en chemin.
Un peu plus loin, il rencontra une jeune fille charmante. Elle lui demanda le
but de son voyage. Il répondit et celle-là répliqua : "Je
t'en prie, si tu vois Dieu, parle-lui de moi. Dis-lui que tu as rencontré
sur la terre une jeune fille charmante, douce, belle, riche, en très
bonne santé, et pourtant malheureuse. Que dois-je faire pour connaître
le bonheur ? - Je poserai la question, dit l'homme pauvre."
Un peu plus loin, il s'arrêta pour se reposer, au pied d'un arbre. Or
cet arbre, bien que planté dans une bonne terre, restait rabougri, presque
sans feuilles. Il interrogea l'homme et lui dit : "Pourrais-tu parler de
moi, si tu vois Dieu ? Dis-lui que je ne comprends rien à ma destinée.
Vois, cette terre est fertile, et pourtant, hiver comme été, mes
branches sont nues. Que faire pour porter des feuilles vertes comme les autres
arbres, et aussi des fruits ?" L'homme promit à l'arbre qu'il parlerait
à Dieu. Et il poursuivit son chemin.
Après une longue marche et des péripéties qui n'ont pas
été révélées, il parvint auprès de
Dieu, le salua et lui présenta sa supplication. "Tu traites tous
les hommes de la même façon, lui dit-il. Mais regarde-moi : je
travaille de toutes mes forces, le jour comme la nuit, je me prive de tout et
je mène une vie de malheur. J'en connais d'autres qui travaillent beaucoup
moins que moi et qui mènent une vie douce. Peux-tu me dire où
est l'égalité ? Où est la justice? - Je t'offre ta chance,
lui répondit Dieu. Saisis-la et tu seras riche et heureux. Va, rentre
chez toi !" Avant de prendre congé, l'homme exposa le cas du loup,
de la jeune fille et de l'arbre maigre. Dieu lui fournit les réponses
nécessaires. L'homme repartit.
En chemin, il rencontra l'arbre et lui dit : "Dieu m'a révélé
qu'une grande quantité d'or se trouve cachée juste dessous tes
racines. Voilà pourquoi tu ne peux pas te développer. Qu'on enlève
cet or et tu auras des branches vertes. - Merveilleux ! s'écria l'arbre.
Vite, creuse entre mes racines et prends l'or ! - Non, non, je ne peux pas,
Dieu m'a offert ma chance. Je dois rentrer chez moi et en profiter !
L'homme partit. Il rencontra la jeune fille insatisfaite qui lui demanda : "Alors,
que t'a dit Dieu ? - Il m'a dit que, pour connaître le bonheur, tu dois
rencontrer un époux qui partagera tes joies et tes peines. - Epouse-moi
! lui dit la jeune fille. Epouse-moi et nous serons heureux ensemble ! - Je
ne peux pas, je n'ai pas le temps ! Dieu m'a offert ma chance et je dois rentrer
chez moi pour en profiter ! Adieu ! Cherche un autre époux !"
Et il s'en alla. Un peu plus loin, il rencontra le loup affamé qui lui
demanda : "Alors, as-tu parlé à Dieu, pour moi ? - Laisse-moi
d'abord te raconter ce qui m'est arrivé, répondit l'homme. J'ai
rencontré une jeune fille malheureuse et je lui ai donné la réponse
de Dieu : elle doit trouver un époux. J'ai rencontré un arbre
sans feuillages, auquel Dieu fait dire : un tas d'or bloque tes racines. La
jeune fille voulait m'épouser, l'arbre voulait me faire creuser pour
retirer l'or, mais bien entendu j'ai dit non ! Dieu m'a offert ma chance, il
me l'a dit et je dois rentrer chez moi pour en profiter ! - Et moi ? demanda
le loup. Est-ce que Dieu t'a donné la solution de mon problème
? Réponds-moi, avant de partir ! - Oui, dit l'homme. Dieu a répondu
ceci : le loup marchera affamé sur la terre jusqu'à ce qu'il rencontre
un imbécile qui pourra assouvir sa faim. - Où veux-tu que je trouve
plus grand imbécile que toi ?" Il se jeta sur l'homme et le dévora.
(Conte arménien, Jean-Claude Carrière, Le cercle des menteurs,
éd. Plon)