La musique au coeur du monde






Musique au XVè siècle

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La musique au coeur du monde


Il était trois sœurs belles et pauvres.
Un soir, le roi passa devant leur maison.
Par un soupirail, il vit leur chandelle
Et entendit leurs voix monter dans l'air doux.

" Moi, disait l'aînée, si le roi veut me prendre pour femme,
Je lui tisserai un tapis plus grand que les mers du monde.
- Moi, disait la deuxième, je lui ferai un abri de toile si grand
Qu'il pourra envelopper une armée entière.
- Si le roi voulait me prendre pour femme, disait la troisième,
Je lui donnerais deux enfants parfaits.
L'un serait un garçon et porterait au front un croissant de lune.
L'autre serait une fille dont la chevelure serait comme un ciel étoilé. "

Ces paroles émurent grandement le roi.
A l'aube, il fit appeler l'aînée des trois sœurs.
" Saurais-tu tisser un tapis superbe ?
- Sire assurément. "
Le roi l'épousa puis lui rappela la promesse faite.
Elle répondit : " Sire, je suis reine et point tisserande.
Demandez donc à d'autres. "
Le roi la chassa.
" Servante aux cuisines, voilà désormais ce que tu seras. "

Il fit appeler la deuxième fille.
" Feras-tu, pour moi, un abri de toile ?
- Sire assurément. "
Le roi l'épousa.
Dès le soir des noces, il lui dit :
" J'attends.
- Je suis riche et belle, répondit-elle.
Plus jamais, seigneur, je n'abîmerai mes mains à l'ouvrage.
J'ai travaillé dur, je veux vivre doux. "
Le roi dépité l'envoya rejoindre sa sœur aux fourneaux.

Il fit, devant lui, venir la cadette.
" Me donneras-tu ces enfants étranges que tu m'as promis ?
- Sire, si Dieu veut. "
Le roi la combla d'amour fort et tendre.
Bientôt l'épousée fut grosse d'enfants.
Ses sœurs, aux cuisines, en furent si rogneuses que leur teint jaunit.

Vint la mise au monde.
Le roi, ce jour là, était à la chasse.
Sa femme accoucha d'un fils orné au front d'un croissant de lune
Et d'une fille aux cheveux pareils au ciel étoilé.
Ses sœurs vinrent aussitôt lui rendre visite.
L'une avait un chien caché dans sa robe, l'autre une chienne.
Elles félicitèrent la jeune mère, la baisèrent au front.
Mais dès qu'elle fut endormie,
Les bougresses jalouses prirent le fils au front lunaire
Et sa sœur, la fille étoilée,
Mirent, à leur place, le chien et la chienne,
Bouclèrent les enfants dans un coffre de bois,
Et, le dos courbé, s'en furent les jeter au fleuve.

Au petit jour, le roi revint de sa chasse lointaine.
Il courut à la chambre où était son épouse.
Dans les berceaux jumeaux, il découvrit les bêtes.
Il en fut pris de rage.
Il renversa le lit, fouetta sa pauvre femme,
Ordonna qu'elle soit enchaînée sur la place publique
Avec ses deux chiots et qu'elle soit nourrie comme le sont les chiens.

Or, au bord du fleuve, vivaient un vieux avec sa vieille.
Ils n'avaient, pour tout bien, qu'une chèvre au long poil,
Qui s'en allait trottant, le matin, toute seule
Et revenait, le soir, le pis gonflé de lait.
De ce lait, les deux vieux faisaient quelques fromages.
Il en fut ainsi jusqu'au jour où la chèvre revint sans lait dans ses mamelles.
La vieille, devant elle, resta perplexe, un long moment.
Le lendemain, même misère.
Les deux époux, inquiets, se regardèrent.
Quand, le surlendemain, la chèvre revint sèche, autant que la veille,
Le vieux fit la grimace.
Il pensa : " On nous vole. "
Dès le matin, il la suivit de loin parmi les dunes.
Il la vit disparaître entre deux buissons bas.
Il s'approcha.
Il vit deux nourrissons qui tétaient goulûment aux tétins de sa bête.
Au front de l'un brillait le croissant de lune
Et les cheveux de l'autre étaient tout étoilés.
Le vieux prit dans ses bras le garçon et la fille.
Il les mena chez lui.

La vieille, en les voyant, joignit ses mains sous le menton.
" Ils seront nos enfants, dit-elle, tout heureuse. "

Une nouvelle vie commença.
Les deux enfants étaient en vérité des vivants magnifiques.
Quand le garçon pleurait, ses larmes étaient des perles.
Quand la fille, au matin, peignait sa chevelure,
De la poudre d'or tombait sur ses épaules.
Après quatorze années, les deux vieux moururent.
Le garçon et la fille s'établirent, dans une maison forte,
Au bord d'un bois touffu.

Vint le jour mémorable où le garçon s'en fut poursuivre une gazelle.
Vers midi, il vit venir une troupe superbe.
C'était le roi, son père, avec ses courtisans.
Le roi vit ce garçon, avec un croissant de lune sur le front.
Il pensa : " Cet enfant me ressemble ".
Il en fut troublé à l'extrême.
Il resta immobile à le regarder, puis brusquement tourna bride,
Revint à son palais et s'enferma dans sa chambre.
Chacun s'interrogea sur son étrange peine.
Les deux méchantes sœurs entendirent le récit que partout on faisait à la Cour.
Les sœurs s'effrayèrent.
Les deux jumeaux vivaient, voilà ce qu'elles se dirent.
" Il faut les éloigner, dit l'aînée.
Allons rôder chez eux. "
Elles allèrent et trouvèrent donc la fille, seule dans sa maison.
Son frère, tous les jours, allait à la chasse et ne rentrait que le soir.
" Tu t'ennuies, fille belle, oh, comme tu t'ennuies ! dirent les sorcières.
- Peut-être, bonnes vieilles. "
Elle ignorait pourtant, jusqu'à ce mauvais jour,
Ce qu'ennui voulait dire.
" Enfant, nous savons bien ce qui manque à ta vie.
- Et quoi donc, bonnes vieilles ?
- La musique du cœur du monde. "
Elle seule pourrait t'offrir ce bonheur qui te fuit sans cesse.
C'était chose introuvable.
Les vieilles le savaient.
Au soir, quand le garçon revint de la forêt :
" Mon frère, dit l'enfant, l'ennui ronge mon cœur.
J'aimerais tant, dans ma vie, entendre, une fois, la musique du monde.
- Ma sœur, où la trouver ?
- Mon frère, je l'ignore,
Mais je sens que, sans elle, je vais mourir bientôt. "
Elle pleura deux jours.
Au troisième matin, le jeune homme sella son cheval
Et partit à la recherche de ce remède impalpable et secret.

Il voyagea longtemps et demandait à chacun
Où se cachait la musique du cœur du monde.
Personne ne savait.
Il chercha jusqu'au seuil du désert.
Là, il vit un vieillard sur une pierre plate.
Il semblait méditer dans le manteau de sable que lui faisait le vent.
Le garçon s'approcha, s'assit auprès de lui.
" Vieux père, lui dit-il, je cherche le chemin qui conduit au cœur du monde.
- Et que veux-tu trouver, mon fils, au cœur du monde ?
- Vieux père, une musique.
- Mon fils, donne du pain au pauvre que je suis. "
Ils mangèrent ensemble et le vieillard reprit la parole :
" Mon fils, ta route est difficile et peut-être mortelle.
C'est tout ce que je sais, mais va sur ce chemin.
Là-bas, à l'horizon, vit un homme de bien.
Il t'aidera peut-être. "
Le garçon se leva, mais le vieillard le retint.
" Attends encore, attends.
A toi qui m'as donné du pain, je veux faire un cadeau.
Prends ce clou, garde-le.
Il te sera utile. "

Le jeune homme chevaucha jusqu'à l'horizon lointain
Et là, contre un buisson, il vit un pauvre hère,
Apparemment semblable au vieillard rencontré à l'entrée du désert.
Il lui donna du pain, de l'eau et du fromage.
Ils mangèrent ensemble.
" Mon fils, lui dit le vieil homme, je sais bien peu de chose.
Mais j'ai, là-bas, un frère infiniment savant.
Il vit dans une hutte, au fond d'une vallée.
Va le voir de ma part ; il t'aidera sans doute. "
Le garçon se leva.
" A toi qui m'as nourri, dit encore le vieux, je veux faire un cadeau.
Prends ce couteau et que Dieu te protège ! "

Le jeune homme s'en fut, chemina quatre jours.
Au matin du cinquième, il vit deux monts brumeux.
Entre eux, il s'engagea dans l'étroite vallée,
Remonta le torrent, aperçut sur un roc une hutte bancale.
Là , il mit pied à terre.
Un ermite parut, vêtu de pauvre laine,
Comme l'étaient ses frères, aux deux bouts du désert.
Assis devant la porte, ils burent et mangèrent.
" Mon fils, je peux t'aider, dit enfin le vieil homme en s'essuyant la bouche.
Si tu veux ramener, du lieu où elle se trouve, la musique du cœur du monde,
Tu devras traverser une plaine effrayante.
Regarde, on la devine au fond de la vallée.
Là, sont des milliers d'hommes, tous debout, tous changés en statues
Par la peur qu'ils ont eue sur ce chemin terrible
Où ils étaient allés chercher ce que tu cherches toi-même.
La peur, mon fils, voilà ton ennemie.
Avance bravement, parmi ces gens pierreux.
Va jusqu'au puits creusé au milieu de la plaine
Et penche-toi sur lui.
Alors appelle, sans que ta voix ne tremble, la musique du cœur du monde.
Du fond du puits, elle montera jusqu'à toi.
Saisis-la promptement et fuis à toute bride.
Puis, sans te retourner, car le charme qui tient ces guerriers dans la plaine
Sera du coup rompu,
Et tous te poursuivront pour t'arracher ce qu'ils ont tant voulu.
Quand ils te rejoindront, jette alors le clou que t'a donné mon frère à l'entrée du désert.
Puis jette le couteau, puis jette cette fiole d'eau que je te donne.
Et si Dieu veut, tu pourras te sauver.
Pour l'heure, dors ici, tu as besoin de forces. "

Le jeune homme dormit sur un lit d'herbes sèches.
Au matin, il s'en alla.
Au fond de la vallée, il vit la vaste plaine, les milliers de statues.
Toutes le regardèrent.
Elles étaient en pierre et pourtant semblaient vivre.
Il verrouilla son coeur, serra les dents, marcha.
La peur lui vint dessus comme un brouillard épais.
Il poussa sa monture à travers ses fumées.
Alors, il vit un puits, s'approcha, se pencha, murmura :
" Musique viens à moi. "
Il entendit l'eau bruire.
Un chant monta vers lui et, sur ce chant,
Il vit une feuille petite, verte, luisante, simple.
Il la prit prestement, la mit dans sa chemise.
Alors une clameur s'éleva de la plaine.
Les guerriers réveillés, terribles, ferraillants, se ruèrent vers lui.
Il bondit à cheval, chercha son clou dans sa besace,
Le lança par-dessus l'épaule.
Un champ de pieux de fer surgit derrière lui.
Cent de ses poursuivants s'y trouèrent la peau.
Les autres, s'acharnant à grands coups d'éperons,
Eurent tôt fait de le rejoindre.
Il jeta son couteau.
Un champ de longues lames surgit derrière lui.
Deux cents furent tranchés, hachés, taillés en pièces.
Les autres, cravachant et cravachant encore,
Levèrent leurs épées sur la croupe de son cheval.
Il lança la fiole d'eau claire.
Les derniers acharnés furent bientôt noyés dans le torrent furieux,
Soudain tombé du ciel sur la plaine infinie.

Cent jours, après qu'il fut parti,
Le jeune homme parvint en vue de sa maison.
Alors la feuille verte, au chaud de sa tunique, lui parla à voix basse :
" Près de ta sœur, sont deux vieilles sorcières.
Mon maître, chasse-les. "
A peine entré chez lui, il les prit par le col et les jeta dehors.
" Maintenant, dit la feuille verte, pose-moi dans l'armoire. "
Dans l'armoire, il la mit, prit sa sœur par l'épaule
Et tous deux regardèrent.
Alors, ils virent s'ouvrir une fenêtre.
Une musique vint, plus simple que le ciel, plus pure que la source,
Plus tendre que la vie quand il fait doux le soir.
Et, par cette musique, ils virent leur naissance,
Ils virent tout d'eux-mêmes, et de leur père et mère, et de la vérité.

Ils s'en allèrent à la ville du roi.
Sur la place publique, ils virent une femme enchaînée contre un mur.
Ils s'agenouillèrent près d'elle, lavèrent son visage avec un mouchoir blanc.
Le roi, de son balcon, leur cria rudement :
" Passez votre chemin, cette femme est maudite ! "
Le jeune homme lui dit :
- " Jetez-moi donc du fer pour nourrir mon cheval !
- Tu te moques de moi, lui répondit le roi !
Depuis quand les chevaux mangent-ils des ferrailles ?
- Sire, dit le garçon, pourquoi ne pas me croire,
Puisque vous avez cru qu'une femme pouvait mettre des chiens au monde ? "
La lumière aussitôt illumina le roi.
Fils, père et mère furent bientôt ensemble avec la feuille verte au milieu, sur la table,
D'où montait, pour eux seuls, éblouis et muets, la musique du cœur du monde.
(Conte arabe, Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse)

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