M. Morphy jouant une partie d'échecs
D'après une photographie de M. Thompson. 1858.
BNF, Estampes et Photographie (Kh 449 Fol T. 3 M.23 189)
http://classes.bnf.fr/echecs/grand/8_08.htm
La partie d'échecs
Plume-d'Aigle-Flottante, fils et petit-fils d'Indiens Mayas, m'a raconté
cette histoire. Il la tenait d'un moine bouddhiste de Thaïlande.
Un guerrier au front soucieux, fatigué d'errer de ripailles en défaites
et de longues marches en victoires illusoires, s'en fut un jour rendre visite,
au fond d'une forêt bruissante d'oiseaux, à un ermite fort réputé
pour sa bonté simple et sa sagesse imperturbable. Dans la hutte de branches
où il fut reçu, ce guerrier conta au saint homme ses rudes aventures,
et lui confia qu'il était las des méchancetés terrestres.
Puis : " Je ne veux plus que vous pour maître, lui dit-il. Enseignez-moi
ce savoir qui illumine votre visage et qui rend belle la vie ". L'ermite
lui conseilla de méditer, de creuser l'écorce des apparences,
de s'efforcer de découvrir, dans la mauvaise gangue du monde, le fruit
savoureux de la paix. Il lui apprit comment valoriser son souffle et conduire
ses pensées. Trois jours entiers, ils parlèrent ensemble. Après
ce temps, le guerrier promit à son maître d'observer ses commandements
et s'en retourna chez lui.
Une année passa, limpide pour l'un, amère pour l'autre. Celui
qui avait décidé d'atteindre la sagesse s'engagea bravement sur
le chemin tracé, mais se perdit dans les labyrinthes de son âme.
Un matin d'été, à bout de peine, il revint se plaindre
auprès du saint homme. " Malgré mes efforts, lui dit-il,
je n'ai fait aucun progrès. Certes, je sais maintenant respirer comme
vous me l'avez enseigné, mais je suis toujours aussi avide, toujours
aussi mal vivant, toujours aussi incapable d'amour. Comment pourrais-je aimer
la vie qui m'environne ? Comment pourrais-je aimer les autres ? Je ne m'aime
pas moi-même ! L'ermite, patiemment, lui donna de nouvelles leçons.
Il lui apprit l'art de brider les excès des sens et d'atteindre le fond
paisible du coeur, au-delà de toute tempête. Après trois
nouvelles journées, le guerrier le quitta revigoré, tout empli
de nouvelle espérance. Il s'échina encore une pleine année
à débarrasser son esprit des fardeaux qui l'encombraient, observa
strictement les disciplines qui lui avaient été conseillées,
tenta de comprendre et de goûter la vie, mais n'y parvint pas. Alors,
il se sentit plus malheureux qu'il ne l'avait jamais été, et se
demanda si l'existence qu'il menait avant d'avoir eu la sotte idée d'atteindre
la sagesse ne valait pas mieux que cette insupportable impuissance où
il était plongé. Il s'en revint une nouvelle fois voir l'ermite
dans sa forêt et lui reprocha son incompétence. " Vous n'avez
pas su m'apprendre à aimer, lui dit-il. Je crains fort, pauvre homme,
que vous ne soyez un imposteur. " L'autre ne s'offusqua point, au contraire.
Il écouta ses jérémiades avec une attention presque enfantine
puis s'en fut prendre, dans un coin obscur de sa hutte, un jeu d'échecs.
Après quoi, il lui dit en souriant : " Jouons ensemble une partie,
mais qu'elle soit définitive et sans pitié. Celui qui la perdra
devra mourir. Son vainqueur lui tranchera la tête. Es-tu d'accord pour
cet enjeu ? " Le guerrier, étonné, regarda son maître,
puis voyant briller dans ses yeux une lumière de défi : "
D'accord, dit-il ". Ils sortirent devant la hutte, posèrent l'échiquier
sur une pierre plate dans l'ombre d'un grand arbre, s'assirent face à
face, penchèrent leur front plissé sur les figurines de bois,
et la partie commença.
Le guerrier se trouva bientôt en mauvaise posture. Après six coups
joués, il avait déjà perdu trois pièces importantes,
et son roi était dangereusement découvert. Il prit peur. Bouleversé
par la main froide de la mort qu'il sentait déjà s'appesantir
sur sa nuque, il joua de plus en plus mal. Après douze coups, il était
au bord de la débâcle. Il regarda son adversaire et le vit impassible.
Assurément n'hésiterait pas un instant à le tuer, s'il
perdait. Alors, l'esprit vertigineux, il se dit qu'il était temps de
réfléchir sans faute. Il se souvint que d'ordinaire il était
de bonne force aux échecs, et lui vint l'évidence que seul le
spectre de la mort l'empêchait de donner toute sa mesure. " Je dois
d'abord me débarrasser de mon épouvante, si je veux avoir une
chance de survivre, se dit-il, je dois m'en débarrasser, à l'instant
même ! " Il s'efforça de respirer comme il avait appris. Puis
il pensa : " Quoi qu'il advienne, il me faut pleinement jouer. Voilà
l'important ". Il s'absorba dans la contemplation de l'échiquier.
Il vit comment sauver son roi, en grand danger d'être pris. Une sourde
jubilation l'envahit. Il reprit espoir, oublia son effroi. Après dix-huit
coups, sa situation était assez rétablie pour qu'il envisage avec
confiance une longue bataille d'usure. Après vingt-quatre coups, il découvrit
une faille dans le jeu de son adversaire. Il s'exalta, poussa un rugissement
de triomphe. " Tu as perdu, dit-il. " Il tendit vivement sa main pour
engouffrer sa reine dans la brèche offerte, mais il la laissa suspendue
au-dessus du jeu. Il regarda l'ermite. Il le vit aussi impassible qu'à
l'instant de sa victoire proche. Il se dit alors : " Pourquoi tuerais-je
ce brave homme ? En vérité, je suis sûr qu'il aurait pu
facilement gagner la partie quand la peur me tenaillait. Il ne l'a pas fait.
Quelle sorte de fauve serais-je si j'abattais mon sabre sur son cou ? "
Son exaltation le quitta aussitôt. Il grogna, baissa la tête et
poussa un pion inutile.
Alors l'ermite renversa l'échiquier dans l'herbe, d'un geste négligent.
" Il faut vaincre d'abord la peur. Ensuite peut venir l'amour, dit-il.
As-tu compris ? " Le guerrier, enfin délivré, éclata
de rire. Il savait maintenant comment goûter pleinement la vie. (Conte
de Thaïlande, Henri Gougaud, L'arbre aux trésors, Ed. du Seuil)