Alfred-Georges Regner
Toison d'or
http://regner.free.fr/tableau/355.htm
Il y avait une fois en Grèce un roi dont la femme était issue
d'une famille divine. Ils avaient un petit garçon et une petite fille
: Phrixos et Hellê. Le roi Athamias aurait dû remercier les dieux
de vivre en paix dans un foyer heureux égayé par deux enfants
en bonne santé. Pourtant il n'appréciait pas son bonheur et souhaitait
toujours autre chose. Un jour, il répudia sa femme et se remaria. C'est
ainsi que Phrixos et Hellê eurent une marâtre. Cette dernière
détestait les petits, les grondait du matin au soir et les traitait très
méchamment. Les enfants l'évitaient en se cachant dans les jardins
du palais et, lorsqu'elle ne les trouvait pas, elle se fâchait encore
plus et se plaignait au roi.
Cette situation s'aggrava lorsqu'elle mit au monde deux garçons. On aurait
eu peine à imaginer les choses cruelles et fausses qu'elle parvenait
à raconter au roi à propos de Phrixos et d'Hellê. Elle-même
les punissait avec encore plus de sévérité et souhaitait
que leur père en fît autant. Effrayée que ses fils aient
un jour à partager avec eux les richesses royales, elle se demandait
comment elle pourrait faire pour que seule sa descendance hérite de tout
le royaume.
Son blanc visage dissimulait de noirs desseins. Enfin, elle décida de
tuer les enfants. Sachant que le roi ne le permettrait pas, elle dut préparer
longuement et soigneusement son forfait. Un jour, la reine convoqua les femmes
du pays et leur dit : " Je sais combien vous êtes courageuses et
pourtant vous n'êtes pas riches. Vous travaillez, comme vos familles tout
entières et, pourtant, vous avez du mal à vos remplir vos greniers
de blé. Moi, j'ai découvert un moyen de tripler la récolte
et serai heureuse de vous le révéler. Avant d'ensemencer vos champs,
vous devez griller le grain et vous verrez qu'ainsi vos granges pourront à
peine contenir la moisson. Surtout ne révélez ce secret à
personne, pas même à vos maris, car si vous le faites, vous n'aurez
rien et les dieux immortels puniront votre indiscrétion ". Les femmes
remercièrent la reine et chacune regagna gaiement sa maison. Déjà,
elles imaginaient la richesse sous forme d'un chariot d'or rempli d'épis
dorés. Elles furent muettes et rôtirent en secret les semences.
Bientôt les prairies reverdirent mais ce ne furent pas les tiges vertes
et minces du blé qui jaillirent du sol, bien au contraire : ce furent
de mauvaises herbes et le chardon. Partout la récolte fut perdue et,
comme les femmes se taisaient, personne ne sut jamais ce qui s'était
passé. Une famine terrible envahit le royaume.
Alors la rusée marâtre conseilla à son époux d'envoyer
un messager à l'oracle de Delphes pour lui demander pourquoi les dieux
avaient tant éprouvé son pays. Mais, avant que l'homme ne prenne
la route, la reine l'appela, et, lui remettant une grosse bourse d'or, lui dit
: " Ceci n'est que la première moitié de ma récompense.
Tu auras l'autre si tu fais ce que je vais te demander. Ne va pas à Delphes.
Fais seulement mine de partir dans cette direction mais reste dans les forêts.
Le jour où tu devrais rentrer de voyage, va au palais et transmets au
roi cette prédiction : " La famine quittera votre pays et vos champs
seront à nouveau fertiles quand vous aurez sacrifié aux dieux
Phrixos et Hellê " ".
Enivré par le trésor qu'il tenait entre ses mains, le messager
promit d'obéir avec empressement. Il fit semblant de partir et se cacha
dans les bois d'où il revint quelque temps après porteur du terrible
augure. Mais le roi refusa de s'y plier. La mégère, craignant
de voir décelée sa ruse criminelle, souleva la population affamée
pour vaincre la résistance de son époux. " Allez, s'écria-t-elle,
et forcez à suivre les conseils de l'oracle, sinon nous périrons
tous de faim. Tant que les enfants seront en vie, la colère des dieux
ne s'apaisera pas. " Poussé par ce discours, le peuple fit aussitôt
émeute autour du palais. Devant les cris et les menaces, le souverain
dut céder. Craignant que les petites victimes ne s'enfuient, la marâtre
les enferma elle-même, pour la nuit. Le sacrifice devait avoir lieu le
lendemain matin. Le temps parut long à tout le monde : la reine ne parvenait
pas à calmer sa joie, le roi rongé par le chagrin ne trouvait
pas le sommeil, quant aux enfants, ils se serraient l'un contre l'autre dans
l'obscurité et osaient à peine respirer. Dès que les premières
lueurs du matin parurent à l'horizon, la foule envahit la grande place
de la ville, espérant qu'enfin la malédiction quitterait leurs
champs et que la famine cesserait. Phrixos et Hellê furent couronnés
et menés à l'autel dans le plus grand silence. Le jeune garçon
regarda autour de lui pour la dernière fois et leva les yeux vers le
ciel. Il vit alors un nuage éblouissant qui grandissait à chaque
seconde en se rapprochant de la terre et qui bientôt recouvrit les hommes
et l'autel, le dérobant ainsi que sa soeur à la vue des spectateurs.
Un bélier d'or sauta de l'éblouissante nuée et s'agenouilla
devant Phrixos et Hellê terrifiés. La douce voix de leur divine
mère s'éleva alors : " Mes enfants, je suis venue vous sauver.
Montez sur ce bélier et n'ayez pas peur ". Rassemblant son courage,
Phrixos toucha l'animal miraculeux et l'enfourcha en tenant ses cornes. La petite
fille s'assit derrière lui sur la fourrure dorée. Aussitôt
le bélier s'éleva vers le ciel, les sauvant de la reine démoniaque
et du sacrifice. " Tenez-vous bien, dit encore la déesse. "
Ils volèrent ainsi à travers le grand silence du matin. L'animal
planait comme un oiseau. Sa toison d'or jetait de tels éclats que plus
d'un voyageur fut étonné et pensa qu'un nouveau soleil se levait.
Après avoir survolé la terre, ils gagnèrent la mer avec
ses îlots rocheux et ses bateaux semblables à des taches sur l'eau.
Phrixos enlaça le cou du bélier et prévint sa soeur : "
Sois prudente, ne regarde pas en bas, tu risquerais de tomber ". Hellê
obéit à son frère et fixa les yeux devant elle sur les
nuages qui défilaient. Elle resta ainsi pendant un long moment quand
soudain il lui sembla que leur monture s'immobilisait entre ciel et terre. Voulant
s'assurer qu'ils volaient toujours, elle jeta un regard vers la mer et aussitôt
le vertige la saisit. Ses mains quittèrent le pelage doré, elle
glissa et tomba dans l'eau profonde après une chute vertigineuse. En
essayant de la rattraper, son frère faillit aussi perdre l'équilibre.
Tout en se tenant fermement aux cornes, il descendit rapidement, mais les vagues
avaient déjà englouti l'imprudente. Il ne la revit plus. La mer
où l'on retrouva son corps reçut son nom, et fut appelée
Hellespont.
Phrixos poursuivit son vol tout seul. Vers le soir, il remarqua des montagnes
à l'horizon, semblables à une rangée de géants,
leurs blancs chapeaux de neige brillant comme des feux à la lueur du
soleil couchant. Dans les vallées s'étendait un riche pays. Le
bélier d'or se dirigea vers la plus belle ville et se posa sur une verte
prairie devant un palais de marbre. Le jeune garçon mit pied à
terre et regarda autour de lui. La vigne enlaçait les piliers de marbre
: quatre tonnelles abritaient quatre fontaines, l'une donnant du lait frais,
l'autre du vin doux, la troisième de l'huile précieuse, la quatrième
enfin jetait vers le ciel un filet d'eau limpide, froid comme de la glace en
été et chaud en hiver. Pendant qu'il admirait les sources miraculeuses,
le roi Aiétès traversa la cour. Il lui parla, lui demanda d'où
il venait et l'invita au palais. Phrixos lui raconta le crime de sa belle-mère,
la sinistre prédiction et la perte de sa soeur Hellê. Dès
que le souverain eut entendu l'histoire du bélier d'or, il fut impatient
de le voir. Le jeune homme l'emmena à la prairie où paissait l'animal.
Il brillait tellement que les arbres, l'herbe et les buissons semblaient être
dorés eux aussi. Quant au roi, il dut se voiler les yeux avec sa main.
" Je sacrifierai le bélier à Zeus pour le remercier, mais
la toison, je te l'offrirai, ô roi. "
L'hôte fut charmé par ce précieux cadeau. Dès que
l'immolation fut accomplie, il transporta la toison d'or dans un bosquet dédié
au dieu de la guerre, Arès, et la cloua aux branches d'un chêne
géant. Puis il demanda à sa fille Médée, qui pratiquait
la magie, d'appeler, des profondeurs de la terre, un gardien pour ce trésor.
Celle-ci se mit à faire des incantations et soudain apparut un énorme
dragon, rampant parmi les taillis. Son dos était orné d'une crête
acérée et, dans sa gueule sanglante, s'agitaient trois langues
empoisonnées. Le monstre s'enroula docilement autour de l'arbre et, depuis
lors, en surveilla l'approche, jour et nuit. Le jeune rescapé vécut
chez le roi Aiétès et finit par épouser une de ses filles.
Les années passèrent. Phrixos mourut, mais la renommée
de la toison d'or s'étendit dans le monde entier. Le vieux roi venait
souvent contempler la merveille. Un oracle lui prédit que le malheur
frapperait sa famille s'il perdait la toison, c'est pourquoi il était
heureux d'avoir un gardien aussi horrible. Bien des fous tentèrent de
voler le trésor. Mais ceux qui vinrent à pied moururent dans le
sable brûlant du désert qui séparait le royaume du reste
du monde. Ceux qui voulurent arriver par la mer périrent noyés
pendant leur long voyage. Quant à ceux qui arrivèrent à
bon port, ils n'échappèrent pas au terrible dragon. Pendant toutes
ces années, la Toison d'or illumina le pays du roi Aiétès,
semblable au soleil pendant la journée et à la lune pendant la
nuit. Plus tard, elle devait être l'objet de la fameuse quête de
Jason. (Mythes et légendes de la Grèce antique, éd. Gründ)